La mémoire des instituteurs corses du milieu du XXe siècle (décennies 1940-1960)
Morceau ou feuille entière, l’archive est une brèche du temps qui nous parvient. Or, comme le mentionne Eugène Gherardi (2010), les archives ayant trait à l’éducation sont souvent difficiles à repérer ou lacunaires. À cet état de fait s’ajoute une histoire de l’éducation en Corse encore trop méconnue malgré la publication d’articles et d’ouvrages depuis les années 1990 selon Jacques Fusina (2003). Au-delà de ces sources écrites, existent les sources orales. Le chercheur « dispose avec ce type de sources, d’un gisement documentaire spécifique qu’il doit prendre en compte, sans pour autant en sous-estimer la singularité et les limites » (Jean-François Soulet, 2003). Il importait aujourd’hui d’exploiter et de valoriser ces différents types de sources afin de proposer une mémoire de l’éducation, et plus spécifiquement, celle des institutrices et instituteurs du milieu du XXe siècle en Corse.
À la suite des travaux déjà accomplis ou en cours sur cette thématique – Eugène Gherardi sur les instituteurs sous le Second Empire et Denis Jouffroy qui porte le projet "I Maistrelli" – il nous a semblé opportun de questionner oralement les instituteurs corses nés dans l’entre-deux-guerres et la seconde guerre mondiale. Bien que « le contexte culturel a[it] longtemps été hostile à l’écriture autobiographique », tout comme « raconter sa vie n’est pas une pratique qui va de soi » (Gherardi, 2011), la richesse des souvenirs – tant oraux qu’écrits – d’anciens instituteurs sont des témoignages précieux à recueillir et à transmettre.
Plusieurs axes de réflexion émergent autour de ces instituteurs. Qui sont-ils ? Quels sont les rapports que ces instituteurs entretiennent avec les familles, les autorités locales et administratives ? Autour de ces enseignants gravitent également des questions relatives à la pédagogie employée, aux élèves accueillis et aux locaux dans lesquels ils sont installés.
Bien qu’il ne s’agisse que d’un échantillon, les entretiens effectués ainsi que les sources privées recueillies offrent l’avantage d’esquisser le profil de l’instituteur corse d’après-guerre. Outre cet apport, ils permettront dans un second temps de mettre en exergue les continuités, les ruptures ou les adaptations des instituteurs entre la IIIe République et les prémices de la Ve République, et ce, en s’appuyant sur les recherches précédemment citées.
Sommaire
1- Présentation du fonds
Après avoir pris contact avec différents instituteurs, nous nous sommes déplacés au domicile de quinze d’entre eux afin de les interroger.
Ces entretiens semi-directifs se sont appuyés d’une part sur deux questionnaires pré-existants – celui rédigé par Jacques Ozouf dans le cadre de l’enquête sur les instituteurs de la Belle-époque, et celui rédigé dans le cadre de l’enquête des instituteurs de l’entre-deux-guerres – et d’autre part, sur des questions réalisées par nos soins (extrait ci-contre), spécifiques à l’enseignement, afin d’analyser l’école « de l’intérieur ».
Bien qu’une grille de questions soit présente, nous avons opté pour ne pas contraindre les instituteurs dans leurs paroles et l’évocation de leurs souvenirs. Un réel échange a ainsi pu se tisser lors de ces moments privilégiés.
Selon leurs préférences, l’entretien a été filmé et enregistré ou seulement enregistré. Une transcription fidèle a été effectuée à sa suite. De fait, l’entretien peut être disponible en :
Format vidéo pour l'entretien filmé, extrait de l'entretien de Marie-Germaine Mary-Conrad (25 avril 2022), droits réservés
Format audio pour l'entretien sonore, extrait de l'entretien de Toussaint Arrii (26 avril 2022), droits réservés
Les témoignages des instituteurs ont été mis en relief grâce à des sources privées. Une partie d’entre eux ayant conservé leurs supports pédagogiques, leurs notes ou du matériel utilisé alors, nous avons eu accès à leur « mémoire d’enseignement ». Cette variété de supports peut se classer en quatre catégories :
Parcours professionnel :
- diplôme
- procès-verbal d’installation
- arrêté de nomination sur poste
- bulletin de paie
- rapport d’inspection
Formation à l’École normale :
- carte d’identité scolaire
- photo de promotion des élèves-instituteurs
- carte de la promotion
- matériel scolaire
- écrit personnel
L’enseignant dans sa classe :
- cahier de préparation / cahier journal
- support pédagogique
- activité
- photographie de la classe
- photographie de l’équipe pédagogique
Les élèves :
- cahier
- création scolaire
- manuel scolaire
- photographie de groupe, de classe
2- Les instituteurs sollicités lors de l'enquête
Il convient ici de mettre en lumière ces femmes et ces hommes ayant participé à cette enquête en les présentant. Au nombre de quinze, ils sont nés entre 1920 et 1944 ; France Colombani est la plus jeune interviewée avec ses 78 ans et le doyen Luc Leccia a 102 ans. La majorité est née pendant l’entre-deux-guerres et cinq pendant la Seconde Guerre mondiale.
Comme mentionné sur les cartes ci-dessous, les instituteurs sont nés aux deux-tiers en Corse, un tiers est né sur le continent comme Claude Andreani, ou encore à l’étranger comme René Rossi et Jacqueline Borelli. À l’exception de deux instituteurs, tous ont des parents ou de la famille d’origine corse.
Bien souvent de milieux sociaux simples, leurs parents sont agriculteurs, éleveurs, bergers, vignerons ou encore ouvriers. Deux pères de famille sont militaires ou travaillent dans la Marine, ce qui a une incidence sur le parcours scolaire.
En lien avec l’époque où ils sont nés et leur milieu social, leur enfance a été tout autre que celles des générations d’après-guerre … Une enfance simple, rude, où les générations cohabitaient mais où l’affection était présente ainsi que l’évoque Marie-Cécile Martelli Amadei. Une enfance également où les aînés de la fratrie travaillent pour payer les études des plus jeunes comme le souligne si justement Simon Jean Senesi, à moins qu’ils bénéficient d’une bourse complète comme c’est le cas de Madame P. G.
Obtenir un emploi stable, si possible de fonctionnaire est important et synonyme d’ascension sociale comme nous l’explique Serge Lagarrigue. À l’instar de Toussaint Arrii et Pierre Giovannangeli, presque la moitié opte pour le métier d’instituteur par nécessité et/ou par des perspectives d’emplois limitées (la mine ou l’armée par exemple). Lucia Santucci et Française Vaccarezza font parties du tiers de participants étant entré dans l’enseignement quelque peu par hasard ou à la suite d’une poursuite d’études contrariée. Une partie – dont Andrée Parigi – a suivi les traces familiales d’oncles ou de tantes. En fin de compte, l’enseignement a été une vocation pour Marie-Germaine Mary Conrad et une minorité d’interviewés seulement.
Extrait de l'entretien de Marie-Cécile Martelli-Amadei (13 avril 2022), droits réservés
3- La formation à l’École normale… et in situ
L’image d’Épinal véhiculée par la Troisième République est celle d’un instituteur ayant suivi sa formation complète à l’École normale. Or, ce n’est pas toujours le cas comme nous avons pu le constater lors des entretiens effectués.
En effet, sur les quinze enseignants interrogés, seuls huit ont effectué un parcours complet à l’École normale (seconde, première, terminale, quatrième année) après avoir subi un examen écrit suivi d’un oral. Trois ont opté pour un cursus jusqu’au baccalauréat dans un lycée avant d’intégrer la quatrième année, soit l’année de formation professionnelle. Fait plus étonnant, quatre instituteurs n’ont aucune formation ; ils ont débuté en tant que remplaçants, la Corse étant dans les années 1950 déficitaire en enseignants (comme de nombreuses autres régions de métropole). Ces derniers se sont donc formés in situ, sur la base de leurs propres souvenirs, grâce aux conseils de collègues ou de parents éloignés exerçant ce métier, ou en autodidactes.
Qu’il s’agisse de l’École normale de filles ou de garçons d’Ajaccio, les avis convergent tous vers un souvenir similaire : des locaux grands, froids, spartiates, sans intimité. Chaque promotion occupait un étage ; le mobilier de chaque dortoir se composait de lits et d’armoires, les sanitaires se limitaient à des rangées de lavabos, des toilettes et deux douches par étage. À cette absence de confort s’ajoutaient pour une partie d’entre eux des conditions de vie dans l’internat assez dures suite aux retombées de la guerre. Les tickets de rationnement existaient toujours, la variété des mets proposés en cantine était limitée et le chauffage peu présent. Certaines élèves s’appuyaient contre les conduits pour profiter d’un peu de chaleur. Soulignons que plusieurs instituteurs ont effectué une partie de leur formation à Bastia par suite de la fermeture de l’E.N. d’Ajaccio pendant la Seconde Guerre mondiale.
Malgré des conditions de vie plus que rudimentaires, les élèves de ces promotions conservent dans l’ensemble d’agréables souvenirs, notamment des enseignants qu’ils avaient et des cours proposés.
Les normaliens et quatrième année ont majoritairement évoqué une formation dure, intensive mais excellente. La quatrième année alternait entre des cours en présentiel avec notamment de la pédagogie, de la psychologie, de la législation et des leçons modèles. Celles-ci se déroulait dans un bâtiment annexe à l’E.N. (de filles ou de garçons) : à tour de rôle, les élèves préparaient une leçon pour la présenter aux autres élèves de la promo. L’institutrice ou instituteur formateur effectuait ensuite pour l’ensemble du groupe un retour sur les aspects positifs et négatifs de la leçon. Dans un dernier temps, la leçon était présentée par l’élève-instituteur à une « vraie » classe d’enfants de l’école annexe, nommée également, école d’application.
Extrait de l'entretien de Claude Andreani (16 février 2022), droits réservés
Des stages dans des écoles aux profils différents (ville, village, classe de niveau ou unique) rythmaient également cette année de formation professionnelle. Ces stages – très formateurs et encadrés par un enseignant référent – permettaient à l’élève-instituteur de se confronter ainsi à la réalité d’une classe. Après avoir observé comment procédait l’enseignant et en concertation avec lui, l’élève-instituteur prenait en main des séquences de classes. Il s’ensuivait un rapport de stage en fin d’année.
Cette fin d’année était aussi synonyme de voyage scolaire pour la promotion !
4- D’un poste à l’autre
Le nombre de remplacements en début de carrière – et ce, malgré un statut de titulaire pour certains d’entre eux – s’avère élevé avant d’obtenir un poste sur un temps long (plus de trois ans). De quelques semaines à plusieurs mois, ces remplacements se cumulent rapidement pour fluctuer d’un à sept.
Cet état de fait s’explique à la fois par la multiplicité des écoles, qui peuvent être ouvertes malgré un nombre d’élèves très restreint (cinq au hameau de Suare – commune de Calenzana – comme le mentionne Françoise Vaccarezza), mais aussi par l’isolement des postes. Nombreux sont les témoignages abondant dans ce sens : obligation de prendre plusieurs moyens de transport (micheline, car) pour se rendre à son poste, sans oublier la fin du trajet sur un chemin muletier ou à travers le maquis. Même si chacun formulait comme vœu son village, sa microrégion, peu l’obtenaient ; les néo-enseignants partaient donc à la découverte d’un nouvel environnement. Dans ces conditions – et si on y ajoute la neige assez fréquente au milieu du XXe siècle – les instituteurs étaient peu enclins à rester plusieurs années dans un même poste car « à l’époque, c’était tout un problème pour se déplacer, ou à pied, ou à cheval, on n’avait pas de moyen de locomotion [personnel] » (entretien de René Rossi).
Arrivé sur les lieux, l’instituteur se rendait chez le maire afin d’être installé dans ses fonctions. Il lui était délivré un procès-verbal d'installation (exemplaire ci-dessous) à transmettre ensuite au rectorat.
Après cette formalité administrative, l’enseignant prenait possession de sa classe (présentée dans le point suivant : 5- La classe) et de son logement. Ce dernier était le plus souvent une pension chez l’habitant et, à partir du milieu des années 1960, un appartement loué par la mairie, et quelquefois un logement de fonction dans le groupe scolaire. Lorsque les instituteurs évoquent leur pension ou logement, le sourire leur vient aux lèvres car la gentillesse, l’accueil et le partage étaient présents mais ils restent tout à fait lucides sur l’absence de confort ou la vétusté de l’habitation.
Extrait de l'entretien de Françoise Vaccarezza (14 février 2022), droits réservés
5- Les locaux
En début de carrière, les institutrices et instituteurs effectuaient de nombreux remplacements ainsi que nous avons pu le constater précédemment. Le plus souvent en classe unique, il arrivait quelquefois que la localité possède un groupe scolaire ; sous-entendu plusieurs salles de classe réparties dans le village. Les groupes scolaires neufs et regroupant l’ensemble des niveaux sont plutôt le fait de localités plus importantes (Ile Rousse, Corte ou Sartène par exemple) et apparaissent au cours des années 1960.
Comment étaient ces classes ?
Les mairies ayant peu de budget, les classes sont bien souvent inadaptées pour accueillir des élèves. Louées à des particuliers, la salle de classe n’est donc pas la fonction première de la pièce. Telle classe est installée au-dessus de la chambre du curé, laquelle se retrouve poussiéreuse ou arrosée lorsque la classe est nettoyée (les lattes du plancher en bois étaient espacées), telle autre jouxte un bar (Santa Reparata) ! Ces extraits témoignent de la diversité des lieux où la classe est établie.
Les enseignants font preuve de grande ingéniosité afin de rendre le lieu le plus propice à l’instruction, toutefois, lorsque la superficie des classes est petite, cela s’avère complexe. René Rossi met en avant l’étroitesse des classes par deux fois ; il ne peut donc se déplacer entre les bancs pour surveiller les élèves.
Le confort y est limité, voire très limité. Les salles sont chauffées grâce à un poêle ou une cheminée ; plus tard, le mazout remplace le bois. L’éclairage est généralement naturel, ce qui contraint les instituteurs à adapter leur programme. En hiver à Tattone, les fins de journées se clôturaient par des chansons, des récitations faute de luminosité (Andrée Parigi).
Il convient néanmoins de souligner que pour au moins une partie des institutrices et instituteurs, la situation est plus confortable et s’améliore dans la décennie 1960. France Colombani mentionne des classes spacieuses, madame P.G. travaille dans une école en granit avec des salles claires (Quenza) et René Rossi bénéficie d’un groupe scolaire neuf lors de la construction de ce dernier (Solenzara).
Extrait de l'entretien de René Rossi (1er mars 2022), droits réservés
Quel mobilier et matériel ?
Les classes se composent principalement de bureaux à deux places – ou alors de longs bancs – pour accueillir les élèves ; un tableau à craie finalise le mobilier.
Le matériel est fonction là-aussi du budget municipal consacré à l’instruction primaire. Des maires sont à l’écoute de leurs enseignants, d’autres un peu moins si l’on s’en réfère à ces deux extraits :
Extrait de l'entretien d'Andrée Parigi (17 février 2022), droits réservés
Extrait de l'entretien de Madame P. G. (28 février 2022), droits réservés
Généralement, le matériel se compose de quelques cartes murales de géographie. À celles-ci s’ajoutent quelquefois un compendium métrique, un planisphère ou un globe terrestre (qui circule dans le groupe scolaire).
6- Lorsque l’instituteur fait classe
Au préalable d’une journée de classe devant les élèves, l’enseignement se caractérise par de la préparation et la tenue d’un cahier journal – nommé également cahier de bord.
Ce temps de préparation s’avère extrêmement long pour l’ensemble des enseignants interrogés, d’autant plus lorsqu’ils sont en poste dans des classes uniques. Ils s’appuient notamment sur des revues (Journal des instituteurs et des institutrices par exemple) qui proposent des séquences de cours, et des manuels (Livre du maître). À ces préparations s’ajoutent l’entretien de la classe : balayage de la salle, entretien du poêle, remplissage des encriers, etc. Le cahier journal – obligatoire et contrôlé par l’inspecteur primaire – correspond au squelette des séquences que les institutrices et instituteurs travaillent dans la journée, la semaine. Sa lecture permet de connaitre la progression annuelle des élèves.
Ce dernier permet de connaître l’emploi du temps mis en place. La journée débute systématiquement par une leçon de morale. « Pour les petits enfants, c'était énorme. Il faut voir ce que ça, ça développait comme émotion, comme, etc. C'est, c'était quelque chose de fabuleux, on voyait des enfants pleurer pour l'affection des parents là. Vous savez, à tous les points de vue, et c'est à cet âge-là qu'on développe la sensibilité d'un gosse » (Martelli-Amadei Marie-Cécile). Ensuite, les enseignants consacrent la matinée aux matières du français (grammaire, orthographe, lecture, etc.) et des mathématiques (calcul, problème, géométrie) ; soulignons qu’un temps long est réservé à l’écriture – à la plume, avec les pleins et les déliés.
Des instituteurs évoquent ici l’importance de la lecture pour les élèves mais aussi son utilité telle que le développement de l’esprit critique (Luc Leccia a d’ailleurs mis en place un guide bibliothèque) mais aussi l’attachement à certains auteurs littéraires et à des récitations proposées en classe (dont Pierre Giovannangeli reprend ici un poème).
Extrait de l'entretien de Luc Leccia (17 mai 2022), droits réservés
Extrait de l'entretien de Pierre Giovannageli (12 avril 2022), droits réservés
L’après-midi laisse place à l’histoire-géographie, aux sciences, au dessin notamment. Ce qui n’empêche pas de reprendre des notions vues le matin.
Les journées se prolongent également pour les enseignants qui ont dans leur classe des élèves préparant le certificat de fin d’études (CFE) ou l’examen d’entrée en 6e. Dans ces cas-là, à partir des mois de mars ou d'avril, pendant une à deux heures après la classe, les élèves restent pour approfondir les notions vues et préparer ces examens.
Les instituteurs avaient face à eux des élèves disciplinés. En effet, hormis quelques élèves turbulents, ils écoutaient et respectaient leur enseignant. Le cas échéant, ils étaient conscients qu’une seconde punition les attendrait à la maison.
Il en est de même de l’absentéisme, présent à la marge. Les causes évoquées sont la maladie ou le manque de finance familiale. Très rarement les enfants font l’école buissonnière pour leur plaisir ou pour aider les parents dans les travaux saisonniers.
Extrait de l'entretien de France Colombani (28 février 2022), droits réservés
7- La place de la langue corse
Échanger à l’école dans sa langue maternelle est un allant de soi jusqu’à Jules Ferry et son règlement scolaire modèle pour les écoles primaires (1881), lequel mentionne dans son quatorzième article : « le français sera seul en usage dans les écoles ». Dès lors, l’utilisation de la langue régionale est exclue de la sphère scolaire, et les générations suivantes, par imprégnation, vont employer de plus en plus le français dans la sphère publique. La génération d’instituteurs étudiée (1920 à 1945) se trouve donc dans une phase transitoire. « En arrivant à l'école je ne parlais ni français, je ne parlais que Corse » (Lucia Santucci) mais en même temps, « moi je sais qu’à la maison, j'ai toujours parlé français. Mes parents parlaient corse, j'entendais, c’est comme ça que je sais parler corse. Mais moi, je parlais toujours français, interdiction de parler corse » (Françoise Vaccarezza). Sur les treize instituteurs corses (ou d’origine), les trois-quarts sont corsophones et un quart est bilingue passif, c’est-à-dire qu’il comprend la langue corse mais ne la parle pas comme nous pouvons le constater sur le graphe ci-dessous.
Devenus enseignants, leur connaissance et utilisation régulière de la langue corse leur sont utiles lorsqu’ils sont nommés dans des petits hameaux car régulièrement, les enfants connaissent uniquement le corse à leur arrivée sur les bancs d’école.
Nous serions portés à croire que le fait d’être corsophone ou non aurait une incidence sur leur pratique pédagogique en classe. Or, il n’en est rien, des instituteurs bilingues passifs emploient la langue corse, notamment en orthographe. Des corsophones ne l’utilisent pas dans leurs cours (ou seulement à partir des années 1970/75) et les deux instituteurs nés sur le continent et sans origine corse l’apprennent pour proposer des comptines, des poésies par exemple.
Plusieurs instituteurs mettent en avant l’utilité du bilinguisme, notamment en orthographe. « Il m'arrivait donc de dire : cume dici in corsu ? Voilà, donc il y a un tas de choses où le corse vous aide à ne pas faire la faute [d'accord]. Ne serait-ce que pour les accents circonflexes… ospidale voilà, furesta, donc, et même les « en » E N et les « an » A N » (Jean Simon Senesi). Andrée Parigi développe d’ailleurs ce dernier aspect dans l’extrait ci-contre.
Extrait de l'entretien d'Andrée Parigi (17 février 2022), droits réservés
D’autres instituteurs mettent en avant la langue corse par le biais de comptines, de récitations par exemple. Il arrive également que ce soit pour développer les connaissances des élèves comme a pu le faire Serge Lagarrigue dans sa classe. Constatant que les élèves ne savent plus lire le corse, il propose une séance de cours le samedi matin.
Extrait de l'entretien de Serge Lagarrigue (31 janvier 2022), droits réservés
Il convient de souligner que les inspecteurs primaires réagissaient différemment. Certains étaient très tolérants à l’égard de l’utilisation en classe de la langue corse, en revanche, d’autres l’étaient beaucoup moins comme le précise la fin de l’extrait proposé ci-avant par Andrée Parigi.
8- Les relations dans et hors de la sphère scolaire
L’instituteur – par sa place au sein de la localité – est en lien avec de nombreuses personnes, qu’elles appartiennent ou non à la sphère éducative.
Dans la sphère scolaire :
Les rapports avec les parents d’élèves sont excellents dans l’ensemble. Plusieurs enseignants font état de la confiance qui règne entre les parents et eux :
Les instituteurs l’expliquent par le respect qui régnait, par l’importance de l’institution et ce qu’elle représentait : elle était gage de promotion sociale.
Extrait de l'entretien de Lucia Santucci (31 janvier 2022), droits réservés
Les relations qui se tissent ont un effet positif pour les élèves ou l’école : des parents viennent aider pour la fête de Noël ou la kermesse par exemple. A contrario, une institutrice souligne la distance qu’elle a mis entre les parents et elle-même afin d’éviter le « qu’en dira-t-on » ainsi qu’on lui a expliqué pendant sa formation à l’École normale.
Extrait de l'entretien de Madame P. G. (28 février 2022), droits réservés
Les incidents avec des mamans d’élèves n’apparaissent donc qu’à la marge : telle une pense que l’institutrice n’aime pas son enfant, telle autre se plaint au directeur car l’enseignante tire les cheveux de son fils.
Outre les parents d’élèves, les institutrices et instituteurs côtoient régulièrement les inspecteurs primaires lors des conférences pédagogiques ou des inspections notamment. Là-aussi, les rapports sont cordiaux dans l’ensemble. Les inspecteurs ayant été précédemment eux-mêmes instituteurs sont davantage compréhensifs vis-à-vis des difficultés que pourraient rencontrer les enseignants. Ils profitent de leurs inspections pour échanger avec eux, donner des conseils, voire proposer des stages de formation supplémentaires. Suite à leur passage dans la classe, ils envoient à l’instituteur un rapport ou bulletin de visite rapide (manuscrit jusqu’au début des années 1960) qui reprend les informations pratiques ayant trait à l’enseignant et à sa classe, suivies d’informations propres à l’inspection (tenue de la classe, de l’enseignement, des cahiers) pour se clore sur des observations et remarques.
Toutefois, tous n’ont pas la même capacité d’écoute et d’échange, ce qui peut engendrer des tensions ou des situations de résistance lorsque l’enseignant a un caractère prononcé.
Extrait de l'entretien de Jacqueline Borelli (29 mars 2022), droits réservés
Activités et relations sociales hors de la sphère scolaire :
La plus grande partie de leur temps libre est consacré à l’enseignement (préparation de cours, correction de cahiers) ; néanmoins, des instituteurs se dégagent un peu de temps pour des loisirs simples tels que le vélo, la marche ou encore le cinéma. D’autres y ajoutent du syndicalisme.
Généralement syndiqués dès l’École normale, ils ont pour certains été sensibilisés par leurs professeurs lorsqu’ils étaient jeunes, ou se sont inscrits comme leurs amis. Sur les quinze instituteurs interrogés, onze ont adhéré à un syndicat et y sont restés car ils considéraient leur rôle utile et nécessaire comme l’explique Jean Simon Senesi.
Extrait de l'entretien de Jean Simon Senesi (15 février 2022), droits réservés
Si l’instituteur est en pension dans un hameau isolé, il côtoie l’ensemble de la population. Il est par exemple invité lors de veillées (Françoise Vacarezza, Jacqueline Borelli) ou aide les habitants si besoin (Jean Simon Senesi). Dans les localités un peu plus grandes, les rapports sont différents ; il y a moins de proximité comme le mentionne Luc Leccia.
Le maire est une personne que l’instituteur est amené à côtoyer, ne serait-ce qu'à son arrivée pour le procès-verbal d’installation, à son départ ou pour des demandes ayant trait à l’école. Les relations entre ces deux personnes sont variables : elles peuvent être très bonnes à conflictuelles en passant par une absence de relations. Les tensions mises en avant sont liées à des demandes de matériel ou travaux pour l’école ou à des demandes d’indemnité de logement.
Pour celles ou ceux qui rencontraient le curé du village, les échanges étaient cordiaux, voire amicaux. Madame P.G. nous explique que le curé du village où elle enseignait, la conduisait régulièrement le weekend en voiture dans le village de sa famille (lui-même ayant de la famille à proximité). De son côté, Serge Lagarrigue jouait aux cartes avec le curé et ce dernier lui rendit service en accueillant l’inspecteur avant qu’il ne vienne visiter la classe.
Parcours réalisé par Angélique Blanc-Serra,
Post-doctorante au laboratoire "Lieux, Identités, eSpaces, Activités" (UMR 6240 LISA)
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