La laïcité en République française: perceptions et représentations de ce principe constitutionnel pour les citoyens de demain
Ludivynn Munoz
Introduction
Novembre 2016 dans un lycée francilien, une journée de formation laïcité a lieu dans l’amphithéâtre Charb : tout un symbole !
Charb, de son vrai nom Stéphane Charbonnier, caricaturiste et directeur du journal satirique Charlie Hebdo, assassiné sur son lieu de travail le 7 janvier 2015, puisque son journal avait publié des caricatures sur le prophète de l’islam.
Et une énième formation des enseignants sur la laïcité, qui s’inscrit dans le cadre du plan académique de formation initié chaque année pour aborder ce thème à la fois complexe et controversé…
Certes, se former à la laïcité est essentiel pour les enseignants français qui se doivent d’incarner et d’enseigner ce principe républicain français[1] dans les écoles, collèges et lycées publics du pays. Mais pourquoi ces formations sont-elles toujours plus nécessaires auprès d’enseignants actifs alors que ce devrait être un acquis indispensable à l’obtention des concours de l’enseignement ?
Question pertinente puisque le 14 juin 2021, l’ancien ministre de l’Éducation Nationale, Jean-Michel Blanquer annonçait un plan de formation initiale et continue à la laïcité sur 4 ans pour tous les enseignants dès la rentrée de septembre 2021. Ce plan est issu des préconisations du rapport qui a été commandé à l’inspecteur général honoraire de l’Éducation, Jean-Pierre Obin, en février 2021, quatre mois après l’assassinat du professeur d’histoire-géographie Samuel Paty, près de son collège de Conflans-Sainte-Honorine (Yvelines).
Dans ce rapport[2], Jean-Pierre Obin reconnaît que les enseignants français ne sont pas assez formés pour enseigner ce principe républicain essentiel et pour répondre aux atteintes à la laïcité. C’est pourquoi il propose de « lancer à la rentrée 2021 un plan ambitieux visant à donner à l’ensemble des personnels, en 4 ans, un premier niveau de formation à la laïcité et aux valeurs de la République (LVR) en privilégiant des interventions rassemblant tous les personnels au niveau de chaque école, collège et lycée ».
Cet article vise à se centrer sur l’étude des représentations de la laïcité auprès d’élèves de lycées généraux, technologiques et professionnels de l’académie de Versailles et sur les expériences des enseignant(e)s dans ces mêmes lycées. En quoi le principe républicain de laïcité suscite encore de nombreux débats en France et plus particulièrement au sein des établissements scolaires du secondaire ? Quelles représentations les lycéens franciliens ont de la laïcité ? Qu’est-ce qui fait la complexité de la laïcité française à l’aune du contexte socio-politique actuel ?
Pour cela, notre champ de questionnement relève de la géopolitique interne qui étudie les représentations des acteurs en présence sur un territoire[3]. Largement médiatisées aujourd’hui, ces représentations, collectives ou non, sont la spécificité de la géopolitique. Yves Lacoste définit les représentations ainsi : « une représentation est une construction, surtout si elle est collective, de la réalité, de façon floue ou précise, déformée ou exacte. Une représentation est une construction, un ensemble d’idées plus ou moins logiques et cohérentes, et (…) ce terme est particulièrement utile en géopolitique » notamment car « les situations géopolitiques sont plus complexes encore puisqu’il s’agit, sur des territoires, de rivalités de pouvoirs, de moyens et surtout d’idées ». Pour analyser cette situation géopolitique interne complexe (à laquelle est confrontée la France depuis une décennie, après la vague d’attentats qui la traverse depuis 2012), la démarche scientifique, à travers une approche géopolitique, se fonde selon Yves Lacoste, « sur la prise en compte des représentations contradictoires ».
Concernant la laïcité en France différents modèles s’opposent comme le reconnaît Jean Baubérot : « contrairement à ce que l’on croit généralement, il existe en France différents modèles de laïcités. Ceux-ci sont enracinés dans l’histoire »[4]. Cependant notre étude ne va pas se centrer sur les grands modèles de représentations de la laïcité proposés par Jean Baubérot mais sur les représentations d’élèves, citoyens français de demain, car « la représentation géopolitique a pour fonction première de faire partager des idées et surtout des valeurs à tout un groupe, à tout un peuple, pour l’émouvoir et le mobiliser » selon Yves Lacoste. Étudier les représentations de la laïcité auprès de lycéens français apparaît important car la laïcité est devenue « un enjeu politique, servant au gré des situations, des projets contradictoires » et parce que la République française se trouve « dans une période que l’on pourrait qualifier de critique » selon Michel Miaille (2014)[5].
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Notre étude et la méthodologie déployée sont basées sur les résultats d’une observation ethnographique avec notamment le recours à un questionnaire sur la laïcité réalisé auprès d’une centaine d’élèves de lycées de « banlieues dites difficiles »[6], ainsi qu’une dizaine d’entretiens auprès de professeurs de ces mêmes lycées.
Le questionnaire, proposé aux élèves, s’attachait à connaître les convictions des élèves concernant les différentes composantes de la liberté liées à la laïcité (liberté de conscience, liberté d’expression, liberté religieuse/de culte, libre exercice des cultes) afin qu’ils proposent leurs définitions de la laïcité. Ce questionnaire visait également à connaître les représentations des élèves concernant la laïcité française afin de comprendre pourquoi ils adhèrent ou non à ce principe républicain.
Par ailleurs, l’entretien, proposé aux professeur(e)s, s’attachait à comprendre dans quel cadre et comment les professeur(e)s enseignaient la laïcité, les difficultés qu’ils pouvaient rencontrer.
Dans cet article, notre propos se déploiera selon deux mouvements. Premièrement, nous présenterons les difficultés à enseigner la laïcité, une notion complexe qui est progressivement devenue un principe républicain. Pour ensuite percevoir dans un second mouvement, les représentations de la laïcité auprès d’élèves de lycées franciliens « de banlieues dites difficiles ».
Partie I – La laïcité, un principe républicain complexe, difficile à enseigner
A – La laïcité, une notion complexe difficile à définir
Selon le Publictionnaire[7], « le terme laïcité vient du grec laïcos (λαϊκὸς), lui-même issu de laos (λαὸς), qui est du peuple. Il désigne le cadre juridique d’une société qui refuse la tutelle d’une religion sur les affaires publiques et qui respecte la liberté de conscience, les lois des hommes primant sur celles des religions »[8].
Définition intéressante mais il convient de préciser qu’il existe une multitude de définitions de la notion de laïcité en France et dans le monde. « En effet, les mêmes mots ne signifient pas exactement la même chose que l’on soit aux États-Unis ou en France par exemple »[9] car « chaque État (…) organise à sa manière ses rapports avec les cultes présents sur son sol ».
La laïcité est diverse dans le monde et l’on peut compter une cinquantaine d’États laïque sur tous les continents (dont certains ont des lois qui sanctionnent le blasphème).
Mais notre étude va se centrer sur la République française, pays d’Europe, qui a adopté en 1905 une loi de séparation des Églises et de l’État qui a progressivement instauré la laïcité. Béatrice Giblin (1993)[10], qui précise dans sa définition de la laïcité qu’« on peut repérer quatre grands foyers principaux de laïcisation » dans le monde, écrit que « la France est le plus ancien d’entre eux, surtout de 1882 à 1905, des lois scolaires de Jules Ferry, qui rendirent l’école laïque, à la séparation de l’Église et de l’État et à la loi du 9 décembre 1905 ».
Mais nous allons voir, que même dans ce plus ancien foyer de laïcisation, il n’est pas aisé de donner une définition claire et simple de cette notion complexe.
Julie Benetti et Olivier Duhamel (2017)[11] définissent ce mot comme un « mot français qui n’existe dans quasi aucune autre langue »[12]. Selon eux, « la laïcité implique la neutralité d’un État séparé des religions, le respect des croyances (et des non-croyances) sans en privilégier aucune, et garantit le libre exercice des cultes sans en reconnaître aucun ».
Michel Miaille (2014) dit que « la laïcité est un concept moderne : le mot même est tardif et n’apparaît qu’à la fin du XIXe siècle ». Béatrice Giblin (1993) le rejoint : « Généralement, on fait débuter le courant de la laïcité dans l’Europe du XVIIIe siècle, mais à l’époque ce courant de pensée dit des Lumières ne touchait qu’un tout petit nombre de philosophes. Il ne connut une large diffusion qu’avec le livre et l’école » et donc au XIXe siècle.
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Comme le terme laïcité est un mot français, il convient de s’appuyer sur la définition de ce terme donné par le Dictionnaire de l’Académie Française, qui précise que le terme laïcité est un nom féminin apparu au XIXe siècle et qu’il dérive du mot laïc. L’Académie Française définit la laïcité comme « caractère de neutralité religieuse, d’indépendance à l’égard de toutes Églises et confessions. La laïcité d’un établissement d’instruction, d’une loi, d’une institution. La laïcité de l’État est inscrite dans la Constitution de la Ve République »[13].
Ce terme de « laïcité » ne fait pas forcément l’unanimité dans le monde. Par exemple dans les pays anglophones et notamment aux États-Unis d’Amérique, pays laïque dans les faits, on n’utilise pas ce terme en anglais et l’on préfère le terme secularism pour laïcité et le terme secular nature pour laïque.
Par contre, dans les autres langues latines, le terme est calqué sur la langue française : laicidad – laicismo pour l’espagnol ; laicidade – secularismo – laicismo en portugais ; laicità pour l’italien.
Comme nous venons de le voir, il est difficile de trouver une définition unanime de la laïcité dans les dictionnaires. D’ailleurs l’historien et sociologue, Jean Baubérot (2016), reconnaît que « contrairement à ce que l’on croit généralement, il existe en France différents modèles de laïcités. Ceux-ci sont enracinés dans l’histoire » et donc il est normal que les définitions ne soient pas forcément unanimes. C’est pourquoi Michel Miaille dit qu’il y a « de nombreux malentendus qui continuent d’affecter le terme de laïcité ».
Dès lors, cette première difficulté d’ordre étymologique ne facilite pas forcément la tâche des enseignants qui se doivent d’enseigner ce principe auprès des élèves dans les établissements scolaires publics français.
Cette absence de clarté, concernant la définition de la notion de laïcité, a notamment pu se vérifier auprès des 116 élèves interrogés qui devaient écrire leurs définitions de la laïcité dans le questionnaire proposé (« Définissez la laïcité avec vos propres mots. ») car 112 élèves ont effectivement écrit.
Les élèves proposent de nombreuses définitions qui n’insistent pas sur les mêmes aspects de la laïcité mais certains sont mêmes incapables de proposer une définition de ce principe (5 élèves écrivent « je ne sais pas »), dont on leur parle pourtant depuis l’école primaire. Certains élèves donnent une définition peu claire ou sans lien direct avec la laïcité.
Ce qui peut apparaître étonnant puisque depuis 2013, tous les établissements scolaires publics français doivent afficher la Charte de la Laïcité « de manière à être visible de tous. Les lieux d’accueil et de passage sont à privilégier »[14].
Sur les 106 élèves qui ont donné leurs définitions de la laïcité, ils sont 37 élèves à associer la laïcité à la liberté religieuse/liberté de culte comme on peut le lire dans cet exemple : « chaque individu peut avoir la religion qu’il souhaite ». Ils sont 4 élèves à l’associer uniquement à la liberté.
Par ailleurs, 26 élèves ont lié la laïcité au respect et à l’acceptation de toutes les religions et croyances de chacun/e : « la laïcité est la liberté de pouvoir choisir et exercer librement sa religion, sans être persécutée », « pour moi, la laïcité n’est pas une absence de religion mais c’est un principe qui permet de se respecter les uns les autres en respectant les croyances de chacun ».
Ils sont 15 élèves à écrire que la laïcité est le fait de « ne pas montrer sa religion ». Et 6 élèves associent la laïcité à « l’égalité entre les religions », un élève parle lui, de « pluralité des religions » et un autre précise que c’est le fait qu’il n’y a « pas de religion dominante ». Ils sont 5 élèves à associer la laïcité au « mélange des cultures, à la tolérance et la coexistence des religions entre elles ».
On remarque que concernant la question des signes religieux rien n’est clair pour les élèves. Ils sont 6 à écrire que la laïcité est le fait de ne pas montrer de signes religieux dans les écoles (2 terminales utilisent le terme de « signes ostentatoires »). Ils sont 9 élèves à écrire que la laïcité est le fait de « ne pas porter d’objets/signes religieux dans un lieu public ». Un élève pense au contraire que la laïcité est le fait de pouvoir porter un signe religieux dans un lieu public. Et un autre pense que la laïcité est le fait de « ne pas pratiquer sa religion en public ».
En outre, 5 élèves pensent que la laïcité est le fait de ne pas imposer son culte aux autres. Un élève note que la laïcité est le fait de « ne pas forcer les autres à avoir une religion ».
Deux élèves de terminale donnent une importance à la notion de jugement dans leurs définitions : « la laïcité est le fait de respecter les religions de chacun, sans juger ou offenser les autres. Chacun peut pratiquer sa religion, sans recevoir de remarques ou de jugements » ; « pouvoir exercer sa religion sans offenser la religion des autres ».
Seulement 3 élèves relèvent que la laïcité « c’est la liberté de croire et de ne pas croire ». Deux élèves font le lien avec la liberté d’expression, un seul avec la liberté de conscience.
Si 26 élèves font le lien entre laïcité et État : ils sont 10 à parler de « séparation entre l’État et les religions », 9 à parler « d’État sans religion » et 7 à parler de « neutralité de l’État et d’impartialité de l’État en matière de religion ».
Deux élèves de terminale pensent que la laïcité implique la neutralité des personnes (et non celle de l’État) : « la laïcité est un principe de neutralité des opinions religieuses et politiques » ; « c’est le principe d’être neutre que ce soit religieusement et dans ses idées religieuses ».
Enfin plusieurs élèves proposent une définition plus longue et approfondie de la laïcité comme on peut le lire avec cet exemple : « la laïcité est une valeur qui défend et autorise aux individus de pratiquer leurs religions comme bon leur semble avec leurs droits. La laïcité respecte chaque religion sans aucune distinction et respecte tous les signes religieux que ce soit dans les endroits publics ou pas. Le respect de l’intimité spirituelle des gens mais aussi leurs pratiques religieuses ».
Au terme de l’étude des définitions de la laïcité proposées par les élèves, il en ressort que la laïcité n’est pas toujours une notion très claire pour les lycéens interrogés.
En ce sens, Jean-Pierre Obin reconnaît, qu’à la suite de son rapport (2021), il a pu « prendre conscience de la confusion intellectuelle qui peut parfois régner dans les rangs de notre institution, dont la « mission première », selon la loi, est pourtant de « faire partager aux élèves les valeurs de la République »[15]. C’est pourquoi nous allons maintenant voir, dans une seconde sous-partie, les difficultés que les professeur(e)s peuvent rencontrer lorsqu’il s’agit d’enseigner le principe de laïcité.
B – La laïcité, un principe républicain, difficile à enseigner
La laïcité devient un principe républicain en France durant le XXe siècle. Cette référence à la laïcité est présente dans la Constitution de la IVe République de 1946, puis dans la Constitution de la Ve République Française de 1958.
Cinquante-trois ans après la loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Églises et de l’État (où le terme laïcité est absent), l’article 1 de la Constitution de la Ve République Française de 1958, définit la France comme un pays laïc[16]. Il consacre la laïcité comme un principe républicain essentiel puisque la laïcité devient un principe constitutionnel (sachant que la Constitution est la norme la plus élevée dans le cadre juridique français). La suite de l’article met en avant un autre grand principe lié à la laïcité « l’égalité devant la loi (…) sans distinction de religion » et précise que la République Française « respecte toutes les religions ».
C’est pourquoi, il est obligatoire de l’enseigner dans les établissements scolaires publics afin que les élèves comprennent ce principe essentiel à la vie en société française.
Afin de cerner les réalités de cet enseignement de la laïcité dans les lycées franciliens, dans le cadre de notre enquête, dix professeur(e)s ont été interrogés. Parmi ces dix professeur(e)s, six étaient des professeur(e)s d’histoire-géographie EMC en lycée général, un était professeur de Lettres-Histoire-Géographie en lycée professionnel ; une était professeure de philosophie, une autre professeure de lettres, et une autre professeure d’espagnol en lycée général. Interroger des professeur(e)s était essentiel pour aborder cette question des représentations de la laïcité auprès de lycéens car comme le précise Jean-Pierre Obin dans son rapport « sur le terrain, (…), le désarroi domine ; un désarroi le plus souvent feutré, rentré et qui s’exprime rarement par des déclarations passionnées ou de la colère. Il faut écouter en particulier ces directeurs d’école et ces chefs d’établissement parler de la blessure encore ouverte que constitue toujours pour les enseignants l’assassinat de leur collègue Samuel Paty, de leur peur aujourd’hui face à certains de leurs élèves – ou de leurs parents – et de la souffrance intime qui naît de leur honte d’avoir peur et d’avoir parfois renoncé à réagir à certains propos ou à enseigner une partie de leur programme »[17].
En effet, à la question « Est-il facile/difficile d’enseigner la laïcité en France ? », plusieurs ont répondu qu’il n’est pas si aisé d’enseigner ce principe républicain au lycée.
Une professeure d’histoire-géographie dit qu’enseigner la laïcité est « intéressant mais que c’est énergivore car c’est un sujet large et virulent ». Elle passe par « la discussion sur différents sujets pour mieux faire comprendre ce principe, notamment le débat, en partant de textes ou de vidéos ».
Un professeur d’histoire-géographie raconte qu’il est facile d’enseigner la laïcité « dans le sens où cela intéresse les élèves, tout ce qui touche à la religion », ils ont une certaine « curiosité pour la diversité, pour eux c’est une richesse ».
Une professeure d’histoire-géographie, qui vivait sa première année d’enseignement, avoue qu’il est « plutôt difficile » d’enseigner la laïcité en France car les élèves ont « des perceptions faussées » de la laïcité.
Une professeure d’histoire-géographie précise qu’elle part « des grands textes établissant la cadre de la laïcité et d’exemples » pour enseigner le principe de laïcité aux élèves. Selon elle, il n’est « pas particulièrement difficile » d’enseigner la laïcité en France mais elle avoue « je fais attention à ce que je dis pour ne pas heurter ».
Une autre professeure d’histoire-géographie raconte qu’elle aime « aller sur le texte de la loi de 1905 avec les élèves pour déconstruire les débats actuels » et qu’elle ne rencontre « pas de difficulté à aborder ce thème, pas d’hostilité ». Pour elle, il est vraiment essentiel de « revenir à la loi toujours » afin de montrer que la laïcité est un principe et non une doctrine, ni un combat contre les religions. Elle n’a « pas peur de leurs réactions » mais elle les sent « mal à l’aise par rapport aux politiques ». Elle affirme donc que le terme de laïcité est un « terme dévoyé » qui est « instrumentalisé politiquement notamment par l’extrême droite ». Selon elle, « les élèves se sentent ciblés ».
Une professeure d’histoire-géographie pense au contraire qu’il est « très compliqué d’enseigner la laïcité selon les publics car les élèves contestent et nous n’avons aucun soutien de la direction ». Elle ajoute : « il y a des dérapages de la part des élèves qui font des remarques ou tiennent des propos tendancieux ». C’est pourquoi, elle préfère passer par l’étude de la loi pour étudier ce principe. Elle précise qu’il est dommage que les professeur(e)s soient si peu formés à ce principe républicain. Par ailleurs selon elle, l’enseignement de l’EMC et de la laïcité ne devrait pas relever uniquement des professeur(e)s d’histoire-géographie, cet enseignement devrait incomber « à tous et même au chef d’établissement ».
Un professeur de lettres-histoire-géographie pense également qu’il est « très compliqué d’enseigner la laïcité en France. C’est complexe du fait des fortes tensions liées à nos lycées de banlieues où cette notion est incomprise. Il y a une rupture entre nos élèves et les valeurs de la République ». Il ajoute que la laïcité est « une notion exclusionniste pour les jeunes à cause de la récupération de la sphère politique ».
Une professeure d’espagnol dit qu’elle n’évoque plus la laïcité dans le cadre de son cours pour éviter les polémiques et par manque de temps (avant elle pouvait l’évoquer en étudiant l’Espagne des 3 religions et elle passait par « le commun, par ce qui ressemblait »).
Une professeure de philosophie précise ne pas rencontrer de problème lorsqu’elle évoque la laïcité avec les élèves, notamment car elle les amène « doucement, avec des textes, vers des points auxquels ils peuvent adhérer ». Mais elle reconnaît quand même que la laïcité suscite de nombreux débats et que les élèves vont souvent vers le « soutien aux croyants ». Par ailleurs, elle ajoute que les élèves « se tendent sur les théories de l’évolution » liées à l’origine « animale » des personnes.
Une professeure de lettres dit qu’elle « parle beaucoup de religions en classe, notamment de manière informative » car les élèves souhaitent connaître « les fondements de la religion chrétienne, très présente mais discrète et inconnue pour eux ». En effet dans ses cours de littérature, il y a « beaucoup de références à la religion catholique dans la littérature des XVIIe et XVIII siècles », c’est pourquoi elle fait la passerelle avec la religion musulmane en évoquant également les points communs entre ces deux religions. Selon elle, il est « facile d’enseigner la laïcité » car les élèves sont « intéressés » et posent « beaucoup de questions ».
Même si la laïcité n’est pas une notion très claire pour les élèves, elle ne les laisse pas indifférents. Elle les fait réagir et les intéresse, c’est pourquoi il n’est pas toujours aisé pour les professeur(e)s d’enseigner ce principe républicain, comme nous avons pu le voir dans cette seconde sous-partie.
La laïcité est une notion complexe à définir et à enseigner. Cependant en France, plusieurs éléments, qui ne facilitent pas la compréhension de ce principe républicain, sont liés à l’instrumentalisation politique et médiatique de ce concept ainsi qu’aux difficultés liées au choix de l’approche pédagogique (notamment les réformes du programme scolaire qui n’intègrent pas toujours ces questions vives). C’est pourquoi, nombreuses sont les personnes qui peinent à cerner toutes les composantes de la laïcité et notamment les élèves, comme nous allons le voir dans la seconde partie de cet article qui va s’atteler à cerner les représentations de la laïcité auprès de lycéens franciliens.
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Partie II – Des représentations contrastées de la laïcité pour les lycéens franciliens
Cette seconde partie s’attache à percevoir les représentations de la laïcité auprès de lycéens franciliens, elle se base sur un questionnaire proposé à 116 élèves de deux lycées franciliens de l’académie de Versailles.
Notre étude et la méthodologie déployée sont basées sur les résultats d’une observation ethnographique avec le recours à un questionnaire sur la laïcité réalisé par une centaine d’élèves de lycées de « banlieues dites difficiles »[18], ainsi qu’une dizaine d’entretiens auprès de professeurs en lycée. Après une brève présentation du questionnaire et des notions qui pouvaient poser problème (comme le libre exercice des cultes) dans le cadre du cours d’histoire-géographie, les élèves étaient amenés à compléter à l’écrit le questionnaire.
Comme précisé ci-dessous, 116 élèves, de différents niveaux et différentes séries, ont complété le questionnaire : 23 élèves de seconde générale, 23 élèves de première générale (dont des premières en spécialité HGGSP), 20 élèves de premières STMG, 17 élèves de premières professionnelles et 33 terminales générales.
Le questionnaire, proposé aux élèves, s’attachait à connaître les convictions des élèves concernant les différentes composantes de la liberté liées à la laïcité (liberté de conscience, liberté d’expression, liberté religieuse/de culte, libre exercice des cultes) afin qu’ils proposent leurs définitions de la laïcité. Ce questionnaire visait également à connaître les perceptions des élèves concernant la laïcité française.
Il convient de préciser qu’à plusieurs reprises lors de la distribution du questionnaire des élèves s’inquiétaient de savoir si le questionnaire était anonyme car ils ne voulaient « pas être fichés S ». Mais lorsqu’il leur a été précisé que le questionnaire était anonyme et qu’ils avaient juste à reporter leur classe, ils ont complété le questionnaire sans difficulté. Cette inquiétude de la part des élèves est révélatrice des appréhensions existantes concernant cette question.
D’autre part, plusieurs élèves de séries professionnelles ont dit ne pas « connaître le mot laïcité ».
A – Des élèves plus favorables aux libertés permises par la laïcité, plutôt qu’à la laïcité elle-même
Dans cette sous-partie, nous allons nous centrer sur les opinions des élèves concernant la laïcité en France. Pour cela, 4 questions fermées, sur les libertés découlant de la laïcité ont été posées et 3 questions ouvertes.
Tous les élèves ont répondu aux 4 questions fermées (comme « Êtes-vous pour la liberté de conscience ? »). Cependant, ils n’ont pas tous répondu aux questions ouvertes (ou ils ont écrit « je ne sais pas »).
Voici ci-dessous plusieurs graphiques qui présentent les réponses aux 4 questions fermées qui s’attachaient à percevoir les convictions des élèves en leur demandant s’ils sont pour les différentes libertés qui découlent de la laïcité en France : la liberté de conscience, qui permet à un individu de choisir librement son système de valeurs (qui peut être basé ou non sur des convictions religieuses) ; la liberté d’expression ; la liberté religieuse/de cultes ; le libre exercice des cultes. Ces libertés de conscience (liberté de pensée, liberté religieuse et de culte) sont des libertés individuelles énoncées dans la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme (DUDH) de 1948 (articles 18 et 19)[19].
Grâce au premier graphique on peut voir que l’écrasante majorité des élèves (97%) sont en faveur de la liberté de conscience qui comprend la liberté religieuse/de cultes tout comme la liberté de s’affranchir d’une religion (droit à l’athéisme) et la liberté d’expression (et notamment d’apostasie).
En revanche avec le graphique suivant, on peut se rendre compte que la liberté d’expression est une liberté qui n’est pas autant apprécié auprès des élèves puisque certains sont contre cette liberté (3%), d’autres ne souhaitent pas se prononcer (3%) et enfin certains préfèrent mettre des limites à la liberté d’expression (2%) dans certains cas (sans préciser lesquels). Ces quelques réticences à la liberté d’expression sont certainement en lien avec l’actualité récente et brûlante. Mais comme l’écrit Géraldine Muhlmann (2015) concernant la liberté d’expression : « le débat public s’est grippé, en France comme ailleurs »[20] car « quelque chose dans le principe de la liberté d’expression est profondément difficile. (…) C’est une liberté incontrôlable et souvent réellement angoissante ».
Certains élèves sont d’ailleurs persuadés que le blasphème est interdit en France et réprimandé par la loi. Mais beaucoup ne comprennent pas « l’acharnement à vouloir s’entêter à montrer/publier des caricatures après les conséquences dramatiques que cela avait pu avoir ». Pour beaucoup d’entre eux, le rapport au sacré doit être respecté et il n’est pas acceptable de jouer avec les religions et de se moquer des religions comme nous pourrons le percevoir dans leurs réponses aux questions ouvertes.
Concernant la liberté religieuse/de cultes (qui garantit le droit de croire et la liberté de culte), on peut voir que les élèves y sont fortement attachés puisque 97 % des élèves interrogés sont en faveur de la liberté religieuse/de cultes, un seul s’y oppose et deux ne souhaitent pas se prononcer sur cette question.
Avec le dernier graphique, on voit que les élèves sont fortement attachés au libre exercice des cultes (97 % des élèves interrogés) car trois s’y opposent et un ne se prononce pas.
Ce qui ressort de cette première partie du questionnaire est que les élèves sont, à une écrasante majorité, en faveur des libertés qui découlent de la laïcité française car pour chacune des libertés énoncées ils sont plus de 90 % à être en faveur de celles-ci, et ce même pour la liberté d’expression qui apparaît être la plus controversée.
La suite du questionnaire se composait de 3 questions ouvertes où les élèves étaient amenés à donner leur définition de la laïcité (« Définissez, avec vos propres mots, la laïcité ») et à développer leur perception de la laïcité (« Comment percevez-vous la laïcité dans les faits en France ? ») tout en terminant par expliquer s’ils étaient en faveur ou contre la laïcité en France.
Les réponses à la première question ouverte ont été présentées dans la première partie où l’on a vu qu’il est difficile pour les élèves de trouver une définition claire et unanime de ce principe républicain.
Le graphique ci-dessous présente les résultats de la dernière question ouverte « Êtes-vous pour/contre la laïcité en France ? ». Contrairement aux quatre graphiques présentés précédemment, on peut voir que cette question divise plus l’échantillon interrogé.
En effet, les élèves sont 80% à être favorable à la laïcité en France, 3% sont contre, 3% ont des réactions contrastées par rapport à cette laïcité française et précisent qu’ils peuvent parfois être pour et d’autres fois non. Enfin, ils sont 14% à ne pas vouloir se prononcer sur cette question.
Sur les 116 élèves, 31 n’ont pas souhaité justifier leurs propos.
Parmi ceux qui ont justifié leurs réponses, voici leurs justifications rassemblées ci-dessous.
Quatre élèves, en faveur de la laïcité, s’opposent au lien entre État et religion. Deux élèves pensent « qu’on ne doit pas être influencé par une organisation ou un gouvernement notamment sur la question de la religion » et « qu’il ne faut pas que nos croyances ou nos religions n’affectent les décisions prises par le gouvernement ».
Un élève, pour la laïcité, qualifie la France de « pays multiculturel où chacun a le droit d’exprimer sa culture ». Un autre dit que « c’est une base de notre République ». Un élève dit également « je suis pour la laïcité en France car en France c’est un pays libre et donc on peut exprimer sa religion ».
Un élève de terminale, favorable à la laïcité, donne une réponse détaillée : « bien sûr que je suis pour la laïcité en France, cela ne devrait même pas être une question. La liberté religieuse et les pratiques spirituelles sont personnelles et ne devraient pas être des débats publics et se transformer en question politique. L’État doit être impartial ».
Les élèves interrogés sont plusieurs à penser que la laïcité est essentielle pour éviter toutes sortes de conflits. Pour plusieurs élèves en faveur de la laïcité en France, la laïcité « permet d’éviter les conflits tant qu’elle permet l’égalité pour tous ». Un autre les rejoint en disant que la laïcité « permet de préserver la paix ». Un élève précise « qu’elle unifie la France et le peuple » et un autre pense que « c’est un principe fondamental pour la cohésion de tous » et « pour vivre ensemble ». Un autre élève dit être « totalement pour la laïcité en France car si elle n’était pas présente de nombreux conflits éclateraient et la notion d’égalité ne serait plus ». De plus, un autre précise qu’elle « permet d’éviter tout forme de violence » puisque comme « tout le monde n’a pas la même religion, cela peut avoir des risques ». Un élève de 1ère dit que la laïcité permet « d’avoir moins de problèmes ». Un élève s’accorde avec ses camarades en disant que « cette absence d’avis sur la religion et la politique permet de mieux vivre ensemble sans jugement ». Un élève de terminale, pour la laïcité, ajoute que « c’est nécessaire pour une cohabitation correcte et saine dans notre société ».
En revanche, les élèves interrogés ne s’accordent pas sur la question de l’égalité. En effet, certains pensent que la laïcité permet l’égalité entre les personnes/religions et d’autres pensent, au contraire, que la laïcité française est inégalitaire.
De nombreux élèves, en faveur de la laïcité en France, comprennent que la laïcité permet « l’égalité des religions ainsi que la tolérance ». Un élève écrit que la laïcité permet que « tous exercent sa religion librement sans que chacun prône que sa religion est supérieure à une autre ». Un élève pense que « c’est un droit que tous les pays devraient prendre en compte » et que la laïcité donne à « tout le monde le droit de pratiquer sa religion comme il veut » et de « vivre en toute égalité sans discrimination ».
Par ailleurs, certains élèves, en faveur de la laïcité, l’associent à la liberté : « chaque individu est libre de croire en ce qu’il veut », « tout le monde peut exercer sa religion librement sans qu’il soit oppressé », « je suis pour la laïcité car cela permettra à toute personne d’être dans sa vision de vie et sa liberté de pratique », « je suis pour la laïcité en France car chacun doit vivre comme bon lui semble, en respectant ses convictions si elle le souhaite », « pour moi c’est important que chacun puisse exercer sa religion librement. Je respecte les croyances de chacun et je pense qu’il est important de faire de même ». Un élève de 1ère se lance même dans l’écriture de sa définition de la laïcité française : « La laïcité garantit la liberté de conscience et protège la liberté de croire et de changer de conviction. Chaque individu est libre de choisir ses convictions religieuses, philosophiques et politiques, tant que leur expression se fait dans le respect de la loi et de l’ordre public ».
Le respect est une notion importante pour plusieurs élèves en faveur de la laïcité : « je suis pour la laïcité en France car tout le monde est libre de croire en ce qu’il veut tant que tout le monde respecte le choix de tout le monde et n’impose rien à personne », « pour moi chacun fait ce qu’il veut tant que ça ne dérange pas autrui », « je suis pour la laïcité seulement si elle permet le respect et non des restrictions ».
Quatre élèves pensent que l’interdiction de certains signes religieux est nécessaire. Selon un élève, en faveur de la laïcité, « la liberté n’est active que si nous ne pouvons pas montrer nos signes religieux » car « cela ne nuit pas à la liberté des autres ». Un élève de 1ère pense de même et affirme être « contre le prosélytisme » tout en ajoutant que « chacun doit vivre sa vie comme il le sent ». Un autre dit que « ça ne serait pas juste de venir enseigner ou étudier avec des éléments montrant sa religion ». Enfin, un élève de terminale écrit « je suis pour la laïcité en France et je comprends le fait qu’il y ait une interdiction des signes ostentatoires à l’école » alors que pour beaucoup d’autres élèves c’est sur ce cas particulier que le problème se pose.
Plusieurs élèves trouvent que la laïcité n’est pas réellement mise en place en France. Ils sont plusieurs à penser qu’elle n’est pas respectée : « c’est dommage que la laïcité soit si peu respectée en France », « je suis pour la laïcité en France à condition qu’elle soit respectée et égale pour tous ». Selon un élève, pourtant en faveur de la laïcité, « la France serait plus paisible si elle respectait vraiment la définition de laïcité ». Certains élèves pointent le fait qu’il faudrait que la laïcité en France « soit égalitaire », ils veulent « l’égalité pour toutes les religions » car « cela résoudra beaucoup de choses ». Un élève de 1ère, pour la laïcité, dit qu’il faudrait que celle-ci s’applique à « toutes les religions car certains sont discriminés par leur religion ».
Un élève trouve que la laïcité française devrait « autoriser toutes les religions, pas interdire, ne rien imposer : ça s’appelle la liberté ». Un autre va dans ce sens en disant « la laïcité oui mais supprimer ou oppresser les religions non ». Il apparaît donc que pour certains élèves le concept de laïcité n’est pas toujours bien saisi.
Sans répondre à la question, 2 élèves se disent en faveur de la liberté de culte en France pour que « la religion ne soit pas tabou et qu’elle ne définisse pas qui nous sommes », la laïcité serait « le port du voile, de la kippa, de la croix acceptés partout car on voit qu’en France le port du voile pose problème et ceci n’est pas acceptable ».
Un autre, qui affirme n’être pas vraiment pour la laïcité en France, dit qu’« elle restreint plusieurs choses à des personnes, alors que normalement on doit être libre de croire ou de faire ce qu’on veut ». Un élève le rejoint en écrivant « je ne suis pas pour la laïcité en France car je pense que chaque personne devrait avoir le droit d’exprimer ses croyances par un ou plusieurs signe(s) religieux ».
Il apparaît que c’est l’interdiction de port de signes religieux dans certains espaces publics qui pose problème à plusieurs élèves. Un élève, contre la laïcité, va dans ce sens et dit que « le gouvernement donne une mauvaise définition de la laïcité car tout est permis sauf pour la religion musulmane ». Un autre élève écrit « je suis pour la laïcité en France mais contre l’acharnement sur une religion en utilisant le prétexte de la laïcité ».
Un élève de terminale, pour la laïcité, souhaite que la laïcité à la française soit « une notion plus élargie qui permette aux citoyens d’exercer leur religion de façon complètement libre. J’aimerais également la disparition totale de la religion du côté de l’État ».
Cette première sous-partie a permis de relever une certaine contradiction de la part des élèves. En effet, ils sont très largement en faveur des libertés acquises grâce au principe de laïcité (entre 92 et 97 % des élèves). Cependant, ils sont moins en faveur de la laïcité en France (seulement 80 %). C’est ainsi que nous allons tenter, dans une seconde sous-partie, de cerner pourquoi les élèves sont moins favorables à la laïcité en France, même s’ils adhérent fortement aux libertés qu’elle permet.
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B – Une laïcité française « inégalitaire », « contre l’islam », où la religion « chrétienne » est avantagée
Afin de mieux comprendre pourquoi les élèves ont plus de mal à s’approprier le principe de laïcité, une question ouverte demandait aux élèves d’évoquer leurs perceptions de la laïcité dans les faits en France. Sur les 116 élèves interrogés, 101 ont écrit une réponse à cette question, il y a eu 3 « je ne sais pas », et seulement 15 n’ont pas souhaité répondre à cette question.
Ils sont 12 élèves à penser que la laïcité est bien appliquée : « je perçois la laïcité dans les lieux publics, par exemple dans les écoles et les mairies » ; « je trouve qu’en France la laïcité est bien construite » ; « je pense qu’en France la laïcité est bien mise en place notamment dans les écoles et qu’en dehors les religions cohabitent. Il n’y a pas de discriminations d’un tel ou d’un tel car il est catholique ou musulman car la bonne mise en place de cette laïcité fait que le respect des religions de chacun est mis en place et ainsi les individus sont égaux et pas en conflit à cause des religions de chacun ».
Ils sont également 10 élèves à penser que la laïcité est respectée en France. Un élève pense aussi que « la laïcité en France est assez présente notamment avec l’affichage de la charte de la laïcité dans les écoles et le fait aussi que le gouvernement n’a pas de mot à dire concernant les cultes ».
En revanche, 5 élèves pensent que la laïcité est « mal organisée » et non appliquée : « la laïcité en France est appliquée de manière éphémère puisque beaucoup de gens ont des aprioris sur les religions et beaucoup de préjugés ». Un élève pense que « juridiquement elle est présente mais dans les faits on voit qu’elle n’est pas toujours respectée ».
La laïcité ferait naître une certaine gêne auprès des élèves. C’est d’ailleurs pourquoi, une professeure d’histoire-géographie avait d’ailleurs relevé en entretien, que pour mieux évoquer la laïcité avec les élèves, le plus facile était de « ne pas utiliser ce mot (laïcité) puisqu’il les crispe ».
Plusieurs élèves dénoncent le fait que « la France se dit laïque mais ne l’est pas forcément. On note le port du voile qui agace certains » ; « la laïcité devient de plus en plus faible et commence à s’éloigner de la France » ; « je pense que dans les faits la France n’est pas un pays laïc car il y a beaucoup de discriminations et du racisme » ; « je pense que les différentes cultures/religions ne sont pas encore totalement tolérées. La France est un pays laïc mais pas totalement ».
Ils sont 5 élèves à passer que la laïcité française n’est « pas assez affirmée », « pas suffisamment présente », « faible » et donc que « la laïcité n’est pas tellement réelle ».
Ils sont 4 élèves à faire état de leurs inquiétudes concernant la laïcité : « selon moi, la laïcité en France s’est dégradée ». Par ailleurs, ils sont 4 élèves à dire que la laïcité en France est menacée : « la laïcité est assez menacée en France ». Un élève écrit même « qu’elle est en péril » et une élève pense qu’elle est « en danger ». Alors qu’un élève pense que « la laïcité en France est en train d’être remise en question ».
En revanche, ils sont 29 élèves à penser que la laïcité n’est pas respectée : « en France, la laïcité est seulement un mot ancré dans l’histoire mais elle n’est pas respectée dans le pays car ils imposent à certaines religions des faits contraires à leurs convictions, mais la France reste tout de même laïque car la religion est séparée de l’État ».
Sept élèves pensent que certaines religions sont « discriminées » sans nommer lesquelles. Mais 5 autres élèves évoquent le fait que l’islam serait la religion stigmatisée : « la laïcité est malheureusement devenue un argument pour ceux qui veulent déverser leurs haines sur l’islam notamment avec le débat sur le port du voile » ; « la laïcité est très restreinte, interdiction de la religion, volonté de les supprimer (surtout en stigmatiser une seule, l’islam). La laïcité devrait autoriser les religions, ce n’est pas le cas ici » ; « l’islam est souvent pointé du doigt, dénigré et assimilé au terrorisme. Le voile est aussi contesté » ; « j’ai l’impression que l’islam est une religion qui fait encore débat ». Cinq élèves évoquent un certain acharnement contre les personnes de confession musulmane : « aujourd’hui quand on allume la télé, une haine est présente pour les musulmans surtout » ; « avant c’était bien mais maintenant il y a de l’acharnement sur les musulmans (ex : le port du voile) », « la laïcité est très mal vue ces temps-ci en France par rapport aux musulmans qui sont insultés par plusieurs personnes de droite ».
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La question du port du voile, qui poserait problème, est bien évoquée par 19 élèves : « Il y a des inégalités pour les musulmans avec le port du voile qui frustre certaines personnes » ; « il y a énormément de débat sur le port du voile mais c’est une tenue qui ne devrait pas faire débat » ; « j’en ai marre d’entendre que le port du voile est considéré comme islamiste » ; « dès qu’un voile est sur une femme cela fait polémique, alors que les sœurs chrétiennes ont aussi un voile mais on n’en parle pas » ; « dans les faits, la laïcité n’est pas forcément respectée. Je pense notamment au port du voile qui fait débat alors que ça ne devrait pas puisque que chacun est libre d’exercer sa religion comme il veut ».
La question des jours fériés cristallisent quelques ressentiments pour 5 élèves interrogés qui l’évoquent : « en France, il y a beaucoup de jours fériés pour des raisons chrétiennes : est-ce vraiment la laïcité ? » ; « tous les jours fériés sont des fêtes chrétiennes, les autres fêtes religieuses ne sont pas célébrées. De mon point de vue, la France est un pays laïc avec des racines catholiques encore très ancrées » ; « la laïcité n’est pas respectée dans les faits, elle n’est pas égale. On attribue certains jours fériés pour des fêtes religieuses mais pas à d’autres » ; « l’État n’est pas complètement neutre et se positionne sur certaines questions religieuses. C’est le cas des crèches dans les mairies ou encore les jours fériés qui célèbrent tous des fêtes chrétiennes ».
Ils sont 7 élèves à penser que la laïcité « n’est pas égale pour toutes les religions et c’est dommage », « en France, des cultes sont plus surreprésentés que d’autres ».
Trois élèves évoquent le fait que la laïcité française serait un peu instrumentalisée notamment par les politiques : « la laïcité en France est utilisée à leurs propres intérêts » ; « la laïcité en France est un grand sujet de débat qui ne devrait pas l’être. Chaque personne devrait avoir le droit de pratiquer sa religion en paix sans jugement extérieur » ; « J’ai l’impression que la laïcité a perdu son sens à cause des personnes politiques qui essayent sans cesse d’interpréter la laïcité à leur sens. Aujourd’hui, j’ai l’impression que tous les Français n’ont pas la même vision de la laïcité. De plus, la laïcité est de plus en plus en danger à cause de projet de loi qui essaye d’entraver et de contrôler les pratiques religieuses des Français »[21].
Grâce à cette sous-partie, nous avons pu mieux comprendre les représentations de la laïcité française auprès des lycéens franciliens. Si les lycéens interrogés sont majoritairement pour la laïcité en France (à près de 80%), ils sont beaucoup à penser qu’elle n’est pas suffisamment respectée, que parfois elle s’oppose à l’islam (la question du port du voile cristallise des ressentiments) et pour certains la religion « chrétienne » (catholique) est avantagée.
Notre étude rejoint l’analyse proposée dans le rapport de Jean-Pierre Obin, d’avril 2021, qui précise que selon une étude récente, « chez beaucoup d’élèves se développe l’idée d’une laïcité coercitive voire punitive, conçue pour brider l’expression des religions ». En effet, certains élèves interrogés ressentent dans les faits un manque d’application rigoureuse du principe de laïcité en France, qui au contraire, s’apparente dans certains discours à un acharnement sur une religion selon eux. C’est pourquoi, il apparaît donc plus compréhensible que pour certains professeur(e)s, il n’est pas toujours aisé d’enseigner ce principe constitutionnel.
Conclusion générale
Spécificité culturelle française, la laïcité « comme tout produit culturel, est une réalité vivante donc évolutive. […] Elle est un projet en acte, toujours à réaliser parce que, surtout aujourd’hui, apparaissent des conjonctures, des discours et des situations quelquefois imprévus, quelquefois imprévisibles » (Miaille, 2014).
A l’issue de cette étude, nous avons pu percevoir les difficultés à appréhender la laïcité.
Cette difficulté à définir la laïcité, aujourd’hui principe républicain et constitutionnel en France, a des conséquences sur le terrain notamment pour les enseignants de l’Éducation Nationale qui se doivent d’enseigner ce principe auprès des élèves dans les établissements scolaires publics.
En l’absence de formation initiale et d’une définition simple et claire de ce principe, il apparaît que beaucoup d’élèves questionnés, qui seront les citoyens de demain, ont une représentation faussée voire incomplète de la laïcité alors qu’ils partagent, à une écrasante majorité, les libertés qu’elle permet.
[1] MIAILLE Michel (2014) dit « on peut comprendre la laïcité comme culture de notre société ».
[2] Rapport « La formation des personnels de l’Éducation Nationale à la laïcité et aux valeurs de la République » à Monsieur le ministre de l’Éducation Nationale, de la Jeunesse et des Sports, de Jean-Pierre Obin, Inspecteur général honoraire, avril 2021.
[3] « Pour comprendre une situation géopolitique, c’est-à-dire des rivalités de pouvoirs sur un territoire, il faut analyser les représentations de chacune des forces en présence » in Article représentations géopolitiques écrit par Yves Lacoste in LACOSTE Yves (sous la direction), Dictionnaire de géopolitique, Flammarion, Paris, 1993, 1680 p.
[4] Jean Baubérot, « Les sept laïcités françaises », Les Débats de l’ITS (https://www.institut-tribune-socialiste.fr/2016/06/12/sept-laicites-francaises/), juin 2016.
[5] Michel Miaille, La laïcité, problèmes d’hier solutions d’aujourd’hui, Paris, Dalloz, 2014, 312 p.
[6] Il s’agit de deux établissements classés « sensible, zone prévention violence ».
[7] http://publictionnaire.huma-num.fr/, site du Publictionnaire (dictionnaire encyclopédique et critique des Publics), disponible le 28 juin 2021.
[8] http://publictionnaire.huma-num.fr/notice/laicite/, notice laïcité sur le site du Publictionnaire (dictionnaire encyclopédique et critique des Publics), disponible le 28 juin 2021.
[9] Comme on le précise fort justement dans la fiche éduscol consacrée au thème 5 du programme de première générale spécialité Histoire, Géographie, Géopolitique, Sciences Politiques (HGGSP) « Analyser les relations en États et Religions », fiche où l’on qualifie par exemple la France et États-Unis d’Amérique de pays ayant instauré « un régime de laïcité ».
[10] Article laïcité écrit par Béatrice Giblin in Yves Lacoste in LACOSTE Yves (sous la direction), Dictionnaire de géopolitique, Flammarion, Paris, 1993, 1680 p.
« La laïcité est le principe selon lequel les dirigeants de l’Etat n’interviennent pas dans les affaires religieuses et laissent les citoyens libres de choisir et d’exprimer leurs convictions ».
[11] Julie Benetti et Olivier Duhamel, La constitution et ses grands articles commentés, Paris, Dalloz, 2017, 179 p.
[12] Même si le Publictionnaire rappelle l’origine grecque de ce terme.
[13] https://dictionnaire-academie.fr/article/A9L0109
[14] Circulaire n° 2013-144 du 6-9-2013 (NOR : MENE1322761C) https://www.education.gouv.fr/bo/13/Hebdo33/MENE1322761C.htm
[15] Il ajoute plus loin que « Trois demandes principales se sont fait jour : d’abord de la cohérence, entendre de leurs responsables et leurs formateurs des définitions identiques, simples et claires de la laïcité et des valeurs de la République ».
[16] C’est également dans l’article premier de la Constitution de la IVe République de 1946 que la France est qualifiée de République laïque.
[17] Rapport « La formation des personnels de l’Éducation Nationale à la laïcité et aux valeurs de la République » à Monsieur le ministre de l’Éducation Nationale, de la Jeunesse et des Sports, de Jean-Pierre Obin, Inspecteur général honoraire, avril 2021.
[18] Etablissements classés « sensible, zone prévention violence ».
[19] Stéphanie Hennette-Vauchez, La Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, Paris, Dalloz, 2018, 150 p.
[20] Emmanuel Decaux, Géraldine Muhlmann et Elisabeth Zoller, La liberté d’expression, Paris, Dalloz, 2015, 308 p.
[21] Plusieurs élèves ont évoqué le projet de loi confortant le respect des principes de la République et de lutte contre le séparatisme (n°734, adopté par l’Assemblée Nationale en nouvelle lecture et déposé le vendredi 2 juillet 2021).
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