Les contemporains de Napoléon Bonaparte sont pétris de culture antique. Ils ont appris à lire et à écrire en latin et connaissent parfaitement l’histoire de la Rome ancienne. Au moment de la Révolution et particulièrement après la chute de la monarchie, les références à la République romaine abondent, plusieurs hommes politiques arborant même un prénom romain, à l’image de Lucien Bonaparte se faisant appeler Brutus ou de Babeuf adoptant le prénom de Gracchus. L’arrivée au pouvoir de Napoléon renforce ce lien avec le passé, d’autant que le nouvel homme fort du pays entend englober dans un même ensemble république et empire romain.
Les références à la Rome antique
En foulant le sol de la Lombardie au printemps de 1796, Bonaparte a clairement conscience de se placer dans les pas de Jules César, même si, en ces temps républicains, il lui est peu aisé de se référer à un dictateur. Il préfère dans ses proclamations à l’armée faire référence à Brutus ou à Scipion qui vainquit les Carthaginois au cours de la deuxième guerre punique. Mais le souvenir de César, gouverneur de la Gaule cisalpine d’où il lance la conquête de la Gaule, est lancinant, au point que le jeune général en chef de l’armée d’Italie lance à ses troupes : « Rétablir le Capitole, y placer avec honneur les statues des héros qui se rendirent célèbres, réveiller le peuple romain engourdi par plusieurs siècles d’esclavage, tel sera le fruit de vos victoires »[2]. Depuis Milan, Bonaparte assigne ainsi à ses soldats le but à atteindre, Rome, capitale d’un empire qui a dominé le monde et qui continue à fasciner. Deux ans plus tard, Bonaparte est sur le point d’aborder en Egypte et rappelle à l’armée d’Orient que l’Egypte fut une des plus belles provinces de l’Empire romain. Elle est surtout le lieu de confrontation des grands conquérants que furent Alexandre le Grand, Jules César, et Bonaparte, lequel ne manque pas de revendiquer cet héritage, dès la campagne elle-même comme plus tard à Sainte-Hélène, quand rédigeant un précis sur César, il ne manque pas de comparer sa stratégie à celle d’Alexandre et à la sienne propre. Par-delà César et Alexandre, ce sont aussi les pharaons qui apparaissent. « Du haut de ces pyramides, quarante siècles d’histoire vous contemplent ». Il n’est pas anodin que Bonaparte ait choisi une terre chargée d’histoire comme terrain d’action. La comparaison entre Bonaparte, César et Alexandre est formulée dès cette époque. Souvenons-nous des premières lignes de la Chartreuse de Parme : « Le 15 mai 1796, le général Bonaparte fit son entrée dans Milan à la tête de cette jeune armée qui venait de passer le pont de Lodi, et d’apprendre au monde qu’après tant de siècles, César et Alexandre avaient un successeur[3]. »
Déjà, à la fin de 1800, paraissait un ouvrage au titre évocateur, Parallèle entre César, Cromwell, Monk et Bonaparte. Inspiré par Lucien Bonaparte, il est rédigé par Charles de Lacretelle et Louis de Fontanes, deux représentants du courant néo-monarchiste qui prône le rétablissement de la royauté en France. Le parallèle insiste sur les points de comparaison entre César et Bonaparte, pour établir une différence principale. César a été assassiné pour avoir tenté de s’appuyer exclusivement sur le peuple, alors que le programme de Bonaparte vise à dégager un consensus national qui conduit à rapprocher hommes du peuple et notables. Le Parallèle propose donc de pérenniser le pouvoir de Bonaparte, ce qui mécontente certains hommes de son entourage à commencer par Fouché, ministre de la Police générale, qui signale au Premier consul que le pamphlet circule dans toute la France. De fait, ministre de l’Intérieur, Lucien l’a largement fait diffuser dans le pays. Bonaparte, sentant que l’affaire est partie trop précocement, tance son frère et lui retire le ministère de l’Intérieur pour l’envoyer comme ambassadeur en Espagne. Mais le pamphlet impose d’autant mieux la comparaison entre César et Bonaparte que depuis le 18 brumaire tout est fait pour rapprocher les deux hommes tout en montrant que Bonaparte est supérieur à son modèle.
Napoléon Bonaparte franchit le Rubicon le 19 brumaire, en se présentant en armes, accompagné de grenadiers, devant les assemblées, alors que l’accès des assemblées est interdit aux militaires. Il trépigne à l’extérieur de voir que les débats n’avancent pas et que s’éloigne la perspective d’un coup d’état parlementaire. En forçant la porte des assemblées, il force aussi son destin et aurait pu le payer cher devant le Conseil des 500 quand plusieurs députés de la mouvance jacobine demandent sa mise hors-la-loi et crient au tyran. Bousculé, il doit quitter l’Orangerie de Saint-Cloud où se tenaient les débats, encadré par ses grenadiers. Quelques gouttes de sang perlent à son cou. Lucien, qui préside alors les 500, abandonne un instant son fauteuil de président pour aller à la rencontre de son frère, décontenancé, sinon bouleversé par les événements qu’il vient de vivre. Lucien sauve la mise en s’adressant aux troupes présentes dans la cour, leur expliquant que des députés ont cherché à assassiner leur général. Le mythe des poignards est né alors qu’aucun témoin n’en a vu sortir. Mais ce mythe, très vite répandu par l’imagerie populaire, résonne, aux oreilles des contemporains, comme une réminiscence de l’assassinat de César le jour des ides de mars 44. Tous les contemporains ont cette représentation à l’esprit. Le message est clair. Bonaparte a surmonté l’épreuve qui se présentait devant lui. Chemin faisant, il impose aussi l’image du chef invincible, que rien ne peut atteindre.
[1] Jacques-Olivier Boudon, Napoléon, le dernier Romain, Paris, Les Belles Lettres, 2021.
[2] Proclamation à l’armée, 20 mai 1796, dans Napoléon Bonaparte, Discours de guerre, présentés par Jacques-Olivier Boudon, Paris, Editions Pierre de Taillac, 2021, p. 34.
[3] Stendhal, La Chartreuse de Parme, dans Romans et nouvelles, t. 2, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1948, p. 25.