Conférence inaugurale de Michel Barat

Les Lumières ou le savoir libérateur

Pour définir les Lumières, c’est devenu un quasi-lieu commun de citer la réponse de Kant à « Qu’est-ce que les Lumières ? » : « La sortie de l’homme de sa Minorité dont il est lui-même responsable. Minorité c’est-à-dire incapacité de se servir de son entendement sans la direction d’autrui, minorité dont il est lui-même responsable puisque la cause ne réside non dans une insuffisance de l’entendement mais dans un manque de décision et de courage. Sapere Aude. Aie le courage de te servir de ton entendement. Voilà la devise des Lumières ». La minorité est maintien sous tutelle. Qu’il s’agisse de la vie quotidienne, de la culture, de la religion, l’homme en sa minorité ne peut décider sans le recours à une autorité comme l’enfant a besoin de l’autorité parentale : sous tutelle on agit, on croit, on pense comme une autorité extérieure nous le demande. Sortir de la minorité c’est donc penser par soi-même, donc être un sujet autonome, être soi-même. En ce sens René Descartes avait déjà inauguré les Lumières avec son « je pense, donc je suis » et son doute méthodique révoquant toute autorité, humaine, livresque, magistrale, religieuse ou toute autre jusqu’à la divine avec sa fiction d’un « dieu trompeur » ou d’un « malin génie ». La lumière naturelle, celle de l‘entendement ou de la raison se substitue à la lumière surnaturelle, révélée. La lumière implique l’effort du sujet, son action, une pratique de la théorie, dira un marxiste, alors que la lumière surnaturelle en sa révélation exige sa réceptivité pieuse. Sortir de la minorité c’est devenir l’auteur de soi-même et non plus le simple enfant de ses parents ou de Dieu. C’est échapper à la tutelle paternelle humaine et divine.

      Sortir de la minorité pour gagner les Lumières c’est-à-dire en finir avec l’obscurantisme et gagner les Lumières est un acte de rupture tant individuelle que collective : une rupture qui est émancipation, émancipation familiale mais aussi sociale. Être moderne c’est précisément assumer cette rupture avec la tradition ou les traditions pour être dans le présent de l’émancipation même si elle finit par un retour au traditionnel, mais dans ce cas non plus subi mais choisi. Comme toute rupture elle implique un effort donc une décision et du courage et bien plus elle est vécue comme dangereuse et douloureuse. Elle nécessite endurance et soutien. En quittant un monde qui a été jusqu’alors vécu comme pouvant être le meilleur possible, sans le secours d’autrui la rupture émancipatrice pourrait être la découverte du pire des mondes possibles. Philosophiquement on aurait quitté l’optimisme leibnitzien que Voltaire qualifie de candeur pour le pessimisme de Schopenhauer : on quitterait la tranquillité candide de la croyance pour ne trouver que le tragique de la réalité sans en fait avoir vraiment connu un « gai savoir », celui de la joie voire du rire des Lumières. Avec un irrespect chronologique et historique pour l’illustrer on pourrait sans forcer les choses lire ainsi Le Nom de la Rose d’Umberto Ecco, sorte de roman tout aussi policier que d’apprentissage et d’éducation, quête d’une lumière non seulement joyeuse mais rieuse littérairement décalée dans les ombres d’un monastère médiéval : les Lumières ont retrouvé le manuscrit, perdu ou caché, d’Aristote sur le rire. Le linguiste érudit et romancier qu’est Umberto Ecco s’est comporté comme un homme des Lumières dans une modernité cessant de l’être et menacé par un nouvel obscurantisme.

      Pour réussir l’émancipation de toute tutelle qui jette le voile de l’obscurantisme, le secours d’autrui est nécessaire et s’appelle éducation. Il nous faut ici rappeler que contrairement à ce qu’affirme la loi Jospin, l’enfance ou l’enfant n’est pas le cœur de l’éducation mais bien plutôt le futur adulte. L’éducation est bien précisément cette sortie de la minorité, cette délivrance des tutelles : et c’est de l’avoir oublié qu’on constate une régression dans nos processus éducatifs qui laissent dans l’enfance et ont trop renoncé à libérer des tutelles, peut-être parce que les parents veulent que leurs enfants évitent les dangers de la sortie de l’enfance. Sortir de la minorité c’est faire le pari des Lumières, en affronter les dangers et éviter l’infantilisation de la postérité, infantilisation qui pour vouloir protéger des dangers de l’émancipation et de la liberté fera de l’âge adulte une répétition des crises de l’adolescence.

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      Il s’agit d’apprendre à marcher debout et sans chuter comme le tout jeune enfant. Il ne saurait y arriver sans un soutien pour surmonter ses chutes inévitables. L’éducation n’est pas dans l’évitement du danger mais dans son affrontement : si autrui est nécessaire pour accompagner le très jeune enfant dans ses premiers essais de marche, il est indispensable pour accepter les chutes, se relever et reprendre sa marche hésitante. Dans leur ouvrage Le Monde qui fait suite à L’Ange, Christian Jambet et Guy Lardreau relatent une généalogie de la conscience du Mal chez les hommes : la résistance du monde. L’enfant le découvre dans son apprentissage de la marche à chaque fois qu’il tombe. Comme les chutes font mal et sont fréquentes peut naître en lui le sentiment que « c’est mal barré » du fait de la répétition des petits maux rencontrés. L’Idée du Mal et celle que le Monde soit le Mal qu’on doit fuir pour un autre monde paradisiaque naîtraient de cette répétition de ces petites expériences douloureuses au profit d’un monde idéal, utopique qui n’existerait pas. C’est ainsi que l’homme se retrouve sous des tutelles certes, mais des tutelles illusoires. Pour sortir de ces illusions, voir le monde ou le réel pour ce qu’il est et non ce qu’il pourrait être, il doit sortir de ses illusions enfantines et douloureuses et faire usage de sa lumière naturelle. Mais cela n’est pas possible sans le soutien des autres qui doivent l’accompagner, l’éduquer. C’est ce qu’on appellera plus tard l’École au sens large, une école dont l’autorité bienveillante est d’être émancipatrice.

      Cette éducation est une éducation par le savoir. Souvent aujourd’hui dans les polémiques autour de l’École on distingue l’instruction de l’éducation ; certains vont jusqu’à regretter l’ancienne appellation « instruction publique » à l’actuelle « éducation nationale ». Ce n’est pas le lieu d’ouvrir ce débat d’autant qu’en ce qui concerne les Lumières, l’éducation se fait par l’instruction. Condorcet dont le combat politique était principalement l’émancipation de tous, fut un des premiers à plaider pour l’instruction des jeunes filles et à condamner l’esclavage. Aussi considérait-il clairement que l’acte d’éduquer consistait à instruire, pour pouvoir participer comme acteur et non spectateur, fût-il admirateur des « progrès de l’esprit humain ». Comme le souligne dans son remarquable panorama, La pensée européenne au XVIII° siècle, Paul Hazard : « l’éducation » cesse d’être « destinée non plus à former des honnêtes gens, ornement de la Société, mais des citoyens actifs ; l’éducation destinée à produire des corps vigoureux en même temps que des âmes droites ; l’éducation destinée à favoriser les puissances spontanées de l’être plutôt qu’elle ne doit les contraindre ». Le savoir n’est plus un plaisant luxe d’une élite sociale mais une nécessité pour les citoyens car il est émancipateur. En fait le programme des Lumières rompt avec le célèbre Traité des Études de 1726 du brillant Charles Rollin qui, avec quelques ouvertures, constitue l’un des derniers efforts pour prolonger à contre-courant le temps des honnêtes hommes du XVII° siècle alors que s’ouvre celui de la liberté de l’individu de raison et de l’utilité sociale.

      Même si les penseurs des Lumières, tel Montesquieu, ont majoritairement une vision aristocratique des choses, du moins en principe ils s’adressent à l’humanité entière. Il faut entendre ici « humanité » de deux manières : d’abord comme l’ensemble de tout le genre humain dans le monde, quelle que soit sa culture, puis comme le trait pertinent et essentiel qui fait qu’on est homme. Les Lumières rompent ici avec la tradition religieuse dominante et monothéiste qui pose que les hommes sont hommes parce qu’issus du même père, Dieu. Pour nos philosophes être homme, c’est être doué de raison, comme pourtant l’affirmait déjà Aristote dans l’Antiquité. Être doué de raison certes, mais d’en user. De ce point de vue on n’est humain que dans et par l’usage de la raison. Toute éducation est alors entraînement à raisonner par l’acquisition de savoirs rationnels. Tout être de raison quelle que soit donc son origine, mais aussi quel que soit son genre a non seulement un droit à l’éducation mais encore un devoir d’éducation. Dans son classement des régimes politiques possibles, monarchie, aristocratie, démocratie, Montesquieu fait théoriquement du régime démocratique le meilleur possible car c’est celui de tous pour tous. Mais pour lui, il ne l’est que théoriquement car il repose sur la vertu de chacun, la vertu étant la vertu rationnelle. Dans la réalité il serait illusoire de croire qu’il en va ainsi. De ce fait, faute d’une vertu rationnelle universellement partagée, la démocratie dans les faits est utopie c’est-à-dire en nul lieu. Ainsi Montesquieu demeure un défenseur du pouvoir aristocratique, à la lettre celui des meilleurs : il se contente du moins mauvais régime possible parce que le meilleur possible n’existe pour lui nulle part à ce jour. Cependant croyant comme toutes les Lumières en un progrès indéfini de l’esprit humain, le régime démocratique demeure idéalement le meilleur mais pour y tendre l’éducation à la vertu rationnelle est une nécessité et un devoir social. La nouveauté réside en ce point : l’universalisme théorique des Lumières transforme l’éducation d’un bien ou d’une excellence individuelle en un bien et une excellence sociale.

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      C’est au nom de ce même universalisme théorique que l’éducation pour les Lumières ne devrait faire aucune discrimination de genre et s’adresser tant aux femmes qu’aux hommes. Une femme savante ne saurait être à leurs yeux une précieuse ridicule mais au contraire une femme qui réalise en elle-même son humanité. Nous percevons là toute la rupture avec la pensée du siècle précédent telle qu’elle apparaît dans les comédies de mœurs de Molière. L’humanité, c’est-à-dire le fait d’être un être de raison transcende toutes les différences naturelles et culturelles. C’est ainsi que Condorcet comme il le déclare fermement dans les dernières pages de son Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain détruit les stéréotypes de genre qui fonderait une inégalité entre les genres : « Parmi les progrès de l’esprit humain les plus importants pour le bonheur général, nous devons compter l’entière destruction des préjugés, qui ont établi entre les deux sexes une inégalité funeste à celui même qu’elle favorise. On chercherait en vain des motifs de la justifier par les différences de leur organisation physique, par celle qu’on voudrait trouver dans la force de leur intelligence, dans leur sensibilité morale. Cette inégalité n’a eu d’autre origine que l’abus de la force, et c’est vainement qu’on a depuis cherché de l’excuser par des sophismes ». Une telle destruction, on dirait aujourd’hui déconstruction, des préjugés inégalitaires entre les sexes fait écho à son affirmation dès 1790 dans le recueil Cinq mémoires sur l’Instruction publique : « Il est nécessaire que les femmes partagent l’instruction donnée aux hommes ».

      Les Lumières inaugurent une éducation fondée sur le savoir rationnel à destination de tous les êtres humains. Cette éducation s’inscrit dans un universalisme rationnel. C’est pour ce motif qu’elle est la cible de critiques voire de rejets contemporains par ceux qui préfèrent l’éveil de la sensibilité personnelle à toute vision universaliste qu’ils jugent constituer l’oppression de la raison occidentale sur les personnes genrées ou racisées. Vision fondatrice de ce qui fit l’Université, elle est parfois violemment rejetée par une partie des universitaires et étudiants en particulier aux États-Unis d’Amérique. Ce mouvement est bien rapidement et bien trop souvent baptisé du nom de « wokisme » par les médias. Nous nous refusons à donner quelque crédit à une fausse polémique qui n’est que médiatique, mais il nous faut cependant prendre au sérieux la critique contemporaine des Lumières. La première remarque à émettre consiste à constater que ce mouvement de pensée peu organisé intellectuellement participe plus ou moins de la philosophie critique qui n’aurait jamais pu être sans les Lumières. La seconde, c’est qu’il commet une erreur en rejetant tout universalisme comme vecteur du colonialisme occidental. Les mouvements de libération ont en fait repris à leur compte l’idée de sortir de toute tutelle mais l’ayant oublié ils se sont transformés parfois voire souvent eux-mêmes en tuteurs sévères voire religieux de leur population. Finalement peut-être aurait-on besoin aujourd’hui de relire l’Histoire du point de vue cosmopolitique de Kant. La troisième c’est que ce rejet des Lumières au nom de l’identité individuelle et sensible de chacun repose sur une confusion. Il confond particulier et singulier. Le particulier renvoie au multiple des communautés, le singulier à l’individualité de tout sujet. Les Lumières affirment donc l’autonomie du sujet rationnel, cette autonomie suppose la liberté, la liberté inaliénable de tout sujet humain. L’éducation pour les Lumières est bien un apprentissage de la liberté.

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