Existe-t-il une histoire européenne de la démocratisation de l’enseignement (XXe-XXIe)? Eléments d’histoire et de théorisation

Résumé :

Si le principe d’une école équitable pour tous ne fait plus débat aujourd’hui, il n’en a pas toujours été ainsi. La guerre de 1914-1918 joua un rôle fondateur dans le développement du projet d’école unique, en Allemagne et en France, mais c’est l’Union soviétique qui l’a instituée dès 1918, au service de la Révolution. Ensuite les mouvements d’éducation nouvelle fournirent des modèles pédagogiques adaptés à la réforme démocratique de l’école. C’est toutefois durant les trente années qui ont suivi la seconde Guerre mondiale que les réformes de structure ont changé le paysage de l’éducation : l’âge de la scolarité obligatoire fut relevé dans des écoles et des collèges mixtes. La fin du XXe siècle, avec ses crises économiques, voit se développer la formation des élites et les politiques en faveur de la jeunesse défavorisée. La coopération entre États membres a généralisé un mode de gestion libérale. Comment, aujourd’hui, l’école peut-elle affronter les multiples différences entre les enfants et leur diversité, aussi bien de genre, de classes sociales, de cultures, de langues, de religions, de niveau scolaire ?

Mots-clés : Éducation, démocratisation, histoire, égalité, diversité, Europe.

Résumé

C’est une triste évidence de constater que les études historiques françaises sur l’éducation prenant en compte le continent européen sont rares, bien que l’histoire connectée connaisse un essor indéniable depuis plusieurs décennies.

Dans le domaine de l’éducation, seuls certains thèmes tels que le rôle de l’État ou la question du genre, ont nourri des études historiques embrassant plusieurs pays.

Sur des sujets plus généraux, on ne peut pas dire que l’histoire européenne de l’éducation soit encore constituée, et pourtant, Guy Vincent avait ouvert la voie par ses travaux sur la forme scolaire, dont il a décrit quelques avatars dans l’Occident moderne depuis son invention au XVIe siècle par les Frères des écoles chrétiennes (1980 et 1995).

Mon propos d’aujourd’hui entend ouvrir quelques pistes pour se lancer dans une histoire thématique de l’éducation européenne, en esquissant une étude sur un sujet maintes fois abordé, mais pas encore, à l’échelle du continent, auquel j’ajouterai le Royaume-Uni : l’histoire de la démocratisation de l’enseignement, que nous entendons explorer à travers quelques questions liées à cette problématique :

  • la généralisation de scolarisations gratuites et socialement indifférenciées,
  • l’allongement de la scolarité obligatoire,
  • le développement de la mixité scolaire,
  • l’articulation entre secteur public et secteur privé
  • et la gestion pédagogique de la diversité.

La somme des histoires nationales sur ce sujet étant hors de portée, je me bornerai à des incursions dans quelques pays à certaines périodes. Ces choix sont certes, discutables, mais ils me semblent justifiés par le souci de soumettre à la critique socio-historique des moments récents de convergence et des moments de divergence dans le mouvement de démocratisation de l’enseignement.

Je délimite l’empan de mon propos à la période comprise entre 1918 à nos jours, à savoir un gros siècle.

Pour justifier le début en 1918, je m’appuierai sur un certain nombre de travaux qui font débuter le XXe siècle dans ses grands équilibres structurels internationaux à l’après-Première Guerre mondiale.

L’école obligatoire en Europe, des conceptions divergentes

En Europe, aujourd’hui, le principe d’une école obligatoire destinée à favoriser les chances de tous les élèves devant l’instruction et devant l’insertion professionnelle et sociale paraît être une évidence.

Il est admis que l’école poursuit deux missions et que ces deux missions sont placées sous l’impérieuse nécessité de la justice :

  • doter chacune et chacun des connaissances indispensables à la vie dans nos sociétés
  • préparer les individus à assumer des fonctions spécialisées, ou, pour faire plus court, fonction d’intégration et fonction de différenciation.

De fait, les systèmes éducatifs européens partagent des traits communs pour viser ces deux buts :

  • partout en Europe, l’école primaire – le premier niveau d’enseignement – privilégie la fonction d’intégration : tous les établissements scolaires offrent peu ou prou le même programme et le même contenu de formation à tous les enfants.
  • Il est un autre point commun aux systèmes éducatifs européens actuels : l’âge de la fin de l’enseignement obligatoire, 15 ou 16 ans, qui comprend l’enseignement secondaire inférieur, où s’entreprend progressivement la mission de différenciation.
  • Et en 2008, près de 80 % des jeunes Européens continuent leurs études au-delà de l’obligation scolaire.

Mais les différences dans l’accomplissement des missions de l’école entre pays sont considérables et seule l’histoire de la démocratisation de l’enseignement permet d’en rendre compte.

Les disparités des résultats aux évaluations Pisa (Programme international pour le suivi des acquis des élèves) qui mesurent l’efficacité, mais aussi l’équité des systèmes éducatifs nationaux, en sont un témoignage.

Ce sont les pays nordiques et en particulier la Finlande qui présentent les meilleurs résultats en lecture. La France n’a pas à rougir des performances en lecture de ses jeunes de 15 ans, mais le déterminisme social pèse lourdement en défaveur des élèves issus des milieux sociaux les moins favorisés, et la culture mathématique et scientifique enregistre des résultats médiocres.

L’Allemagne, les Pays-Bas, le Luxembourg et la Belgique francophone affichent une situation paradoxale : leur score est au-dessus de la moyenne européenne, le déterminisme social est moins fort, mais plus de 10% de leurs jeunes de 15 ans ne maîtrisent pas les compétences minimales en lecture.

Un moment de cristallisation : la première Guerre mondiale

Si l’on cherche un premier point de convergence européen au mouvement de démocratisation de l’éducation au XXe siècle, les lendemains de la guerre de 1914-1918 semblent avoir favorisé dans plusieurs pays d’Europe l’émergence d’un objet singulier pour exprimer ce qui s’appelait alors « l’égalité des enfants devant l’instruction », c’est le projet d’instituer « l’école unique », c’est-à-dire l’idée de rendre commune à tous les enfants une scolarité destinée à fonder l’unité nationale et à permettre l’accès universel aux connaissances indispensables à la vie sociale et à la poursuite d’études ultérieures pour les meilleurs élèves, sans distinction de classe sociale.

À la fin de la guerre, les Compagnons de l’Université nouvelle, sept jeunes officiers français encore mobilisés, anciens étudiants de l’Université ou des Grandes Écoles, donnèrent toute son ampleur à ce projet en écrivant : « Les pères ont veillé dans les mêmes tranchées ; partout où cela est réalisable, les fils peuvent bien s’asseoir sur les mêmes bancs ». La force et l’originalité des Compagnons consistent à avoir donné à ce projet une acuité nouvelle dans les circonstances exceptionnelles de la fin de la guerre.

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Or, sous leur plume, le vocable d’« école unique », apparu pour la première fois le 9 février 1918, est présenté comme la traduction de l’allemand Einheitsschule (littéralement « école unifiée »).

Outre Rhin, la Révolution de novembre 1918 prévoyait la possibilité d’une réorganisation du système scolaire. En 1919, fut fondée la « ligue des réformateurs scolaires radicaux », qui propageait les modèles d’une école unifiée comme la meilleure condition préalable au renouvellement du système éducatif allemand.

Il fallut toutefois attendre 1920 pour voir le début de l’institution d’une école primaire de quatre ans commune à tous les élèves, et le 24 février 1922 pour que la loi sur l’école unifiée fût adoptée.

Dans les premières années de l’après-guerre, l’Allemagne et la France font figure de postes avancés pour la réforme de l’école unique.

Le système éducatif espagnol traînait depuis le XIXe siècle une série de graves difficultés – formation inadaptée des maîtres, offre scolaire déficiente, rendement scolaire médiocre.

Pourtant, l’idée de remédier aux inégalités devant l’éducation avait été portée en Espagne par l’Institution libre d’enseignement (ILE) fondée en 1876 par Giner de los Rios, qui prônait une forme d’éducation active, non confessionnelle, dans une institution unifiée et mixte, ainsi que par le Parti Socialiste Ouvrier Espagnol (PSOE) fondé en 1879 par Pablo Iglesias.

Avant les débuts de la Seconde République espagnole en 1931, ces réformes ne virent pas le jour.

En Italie, pays d’unité récente, l’idéal national de formation du citoyen estompait l’exigence de l’égalité civique ou sociale.

Au Royaume Uni, où les Grammar schools, toujours gérées par les églises, par des fondations caritatives ou par des villes, continuaient d’assurer l’éducation des jeunes qui poursuivaient leur scolarité au-delà du niveau de l’école élémentaire, la fin de la Grande Guerre ne coïncida pas avec un grand élan réformateur sur le plan institutionnel.

Si la fin de la guerre a ravivé, dans plusieurs pays belligérants, le projet de l’égalité des jeunes devant l’instruction, on ne peut pas dire que l’Europe occidentale vibrait à l’unisson en faveur d’une école unique et commune à tous les enfants.

C’est en Union Soviétique que la réforme de l’école unique fut engagée avec la plus grande vigueur, avec une toute autre ambition politique et sociale.

En octobre 1917, Lénine instaura par décret « l’École unique du travail », accueillant pendant neuf ans les élèves âgés de 8 à 17 ans.

L’école unique soviétique était motivée par le projet d’arracher les enfants à l’instruction religieuse et conservatrice donnée par des popes de l’Église orthodoxe dans la Russie tsariste, dans le but de leur inculquer l’amour de la Révolution.

Cela n’enlève rien au fait qu’elle a donné un élan significatif au mouvement d’alphabétisation d’une population peu instruite dans les provinces rurales les plus reculées.

Alors que la Russie de Nicolas II ne scolarisait qu’un enfant sur cinq avant 1917 et que sa population comptait 80 % d’illettrés, l’école devint obligatoire, gratuite et mixte en avril 1918.

Malgré les considérables difficultés matérielles de sa mise en œuvre et les âpres débats sur la nature idéologique de ses programmes, l’école soviétique devait devenir, durant l’entre-deux-guerres, un modèle pour un large courant réformateur en Europe occidentale, dont témoigne le Cercle de la Russie neuve en France. Paul Langevin en fut l’un des fondateurs avec Gabrielle Duchêne. Au Cercle de la Russie Neuve convergèrent deux autres porteurs français de la réforme de l’école unique : Henri Wallon et Georges Cogniot.

L’école unique et l’éducation nouvelle

Progressivement, la question de l’école unique déborda le cadre de la réforme institutionnelle pour poser la question pédagogique : si l’école unique était instituée, quelle sorte de méthode devrait-elle employer ?

Cette question n’allait nullement de soi.

Tant que l’école unique n’était qu’un projet, ce qu’elle demeura dans la plupart des pays européens jusqu’aux années 1930, la question pédagogique ne se posait guère. Réformateurs institutionnels et réformateurs pédagogiques pouvaient s’ignorer.

Cette situation commença à évoluer lorsque les gouvernements réformistes, par exemple durant la République espagnole et sous le Front populaire français, commencèrent à envisager de passer du projet à sa réalisation.

Au sein du vaste mouvement de l’éducation nouvelle, les pédagogies actives parurent s’accorder avec les politiques qui cherchaient à émanciper les futurs citoyens de leurs origines sociales pour fonder une société démocratique.

À l’inverse, elles paraissaient s’opposer aux politiques qui s’employaient, dans les régimes totalitaires, à attacher les enfants à une profession déterminée par la classe sociale à laquelle ils appartenaient.

C’est pourquoi les Compagnons de l’Université nouvelle se tournèrent vers l’École des Roches, dont les écoles nouvelles anglaises avaient inspiré les méthodes pédagogiques à son fondateur, Edmond Demolins, au cours des voyages d’études qu’il fit en Angleterre au début des années 1890.

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Par exemple, les salles d’études étaient organisées sans recourir aux surveillants commis à la discipline, mais aux « capitaines » très connus en Angleterre. On y trouvait une vingtaine de jeunes élèves pilotés par un camarade expert de 16 ou 17 ans. On sait que le tutorat dérive en droite ligne de l’enseignement mutuel pratiqué au XIXe siècle dans l’Europe protestante et anglicane du Nord, à la différence des pays catholiques attachés à l’enseignement simultané.

À l’initiative du pédagogue suisse Adolphe Ferrière, fondateur de la Ligue internationale pour l’éducation nouvelle, se structurent à partir de 1915 les divers mouvements d’éducation nouvelle en Europe – dont quelques figures fondatrices avaient été Gustav Wyneken et Paul Geheeb en Allemagne, Rudolf Steiner en Autriche, Maria Montessori en Italie, Roger Cousinet en France, Francisco Ferrer en Espagne, Ovide Decroly en Belgique, Édouard Claparède en Suisse, Janusz Korczak en Pologne, Alexander Sutherland Neill en Écosse, etc.

Les partis progressistes européens s’emparent de l’objectif d’un renouvellement social et démocratique de la société par la réforme de l’école. À l’inverse, les communistes révolutionnaires estiment que toute réforme de l’école bourgeoise est vaine sans une révolution préalable de l’ensemble des structures économiques et sociales.

L’école unique et l’égalité des chances durant l’entre-deux-guerres

Portés par le double mouvement de réformes institutionnelles et pédagogiques, dans la période de l’entre-deux-guerres, les gouvernements démocratiques de nombreux pays adoptèrent des politiques de démocratisation destinées à élargir l’accès de la jeunesse à l’enseignement secondaire, dont la réussite fut cependant inégale et souvent décevante.

Ainsi, peut-être parce qu’il suscitait moins de difficultés techniques et moins de résistances corporatistes que le bouleversement des structures et des méthodes de l’école, l’âge de la fin de la scolarité obligatoire fut presque partout repoussé (mais non en Espagne) : à 15 ans en Angleterre, 14 ans en Italie et en France.

Ces mesures eurent des conséquences plus grandes encore pour les filles que pour les garçons, dans la mesure où leur accès aux études secondaires était auparavant plus restreint.

En France, en 1939, l’effectif des filles excède celui des garçons dans les institutions post-primaires, leur ouvrant ainsi plus largement l’accès à des écoles professionnelles de plus haut niveau.

À rebours de ce mouvement, la réforme de Gentile en 1923 dans l’Italie fasciste pénalise les jeunes filles en limitant la formation de professionnelles qualifiées.

L’Allemagne nazie ne les encourage pas davantage à nourrir de telles ambitions.

Conservateurs au plan de la structure familiale, les Nazis sont surtout préoccupés de l’endoctrinement de la jeunesse à la gloire du Führer et de l’armée et, plus tard, de la germanisation des territoires occupés à l’Est.

En Espagne, les deux premières années du gouvernement républicain (1931-1932) se traduisirent par un pas en avant en faveur des constructions scolaires et de la promotion de la pédagogie nouvelle, pour accompagner l’objectif d’instaurer l’école unique et laïque.

La circulaire de la Direction générale de l’Enseignement primaire préconisait notamment l’adaptation de l’enseignement au rythme de l’enfant.

En France, si les réformes réellement mises en œuvre dans la période furent minces, du moins peuvent-elles être considérées comme des étapes conduisant vers l’école unique : unification des concours des bourses (1925), unification du personnel enseignant et des programmes des classes élémentaires du secondaire avec ceux des écoles primaires (1925) et gratuité universelle de l’enseignement secondaire public (1933).

Après 1945, le temps des réformes de structure

Les trente années qui suivirent 1945 furent marquées par la nécessité d’élargir l’accès de l’ensemble de la population aux études secondaires puis supérieures, sous la triple impulsion de la croissance économique, des effets démographiques du baby boom et de la révolution technologique.

Mues par la nécessité d’adapter l’appareil de formation à l’appareil de production, en période de quasi plein emploi, plutôt que par de grands idéaux d’égalité sociale, les réformes de structure engagées jusqu’au premier choc pétrolier de 1973 ont changé de façon spectaculaire le paysage de l’éducation en Europe.

Certains historiens considèrent que l’expansion de l’éducation constitue une caractéristique propre à toutes les sociétés modernes et qu’on ne peut plus en déterminer les causes isolément.

Dans la plupart des pays, l’âge de la scolarité obligatoire a été porté à 15 ou 16 ans.

L’allongement de la scolarité obligatoire alla de pair avec la nécessité d’élever le niveau moyen de qualification des jeunes sortant de formation initiale.

Enjeu social et économique pour adapter la main d’œuvre aux évolutions de la société, aux technologies en plein essor et aux modifications du marché du travail, l’allongement de la scolarité des élèves européens était justifié par le développement du secteur tertiaire et la complexité croissante des métiers de l’industrie et de l’agriculture, le besoin d’ouvriers qualifiés, d’ingénieurs mais aussi de techniciens spécialisés, d’employés de bureau et de cadres moyens et supérieurs.

Les enjeux en termes de justice sociale, qui avaient motivé, les réformateurs malchanceux et les pédagogues de l’entre-deux-guerres, passaient au second plan, même si les aspirations individuelles à recevoir une formation plus poussée n’ont cessé de croître dans les milieux favorisés aussi bien que dans les milieux populaires.

(Gaxie, 2018)

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L’Angleterre a initié cette tendance en augmentant d’une année la durée de la scolarité obligatoire avant même la fin de la Seconde Guerre mondiale, passant alors à dix ans (de 5 à 15 ans) par l’Education act de 1944.

En 2006, une autre loi a prolongé la scolarité de deux ans, jusqu’à 18 ans (avec la possibilité que ces deux années soient effectuées à temps partiel).

En France, l’ordonnance du 6 janvier 1959 a fixé la fin de la scolarité obligatoire à 16 ans et en 2019, à la demande du premier ministre Édouard Philippe, la loi « pour une école de la confiance », qui abaissait l’âge du début de la scolarité obligatoire à 3 ans, a introduit une « obligation de formation pour les jeunes de 16 à 18 ans ».

D’autre part, les écoles non mixtes ont progressivement disparu, si bien que la différence entre les expériences éducatives des garçons et des filles est devenue de moins en moins flagrante, sans pour autant faire disparaître les inégalités dans les choix d’orientation des filles et des garçons en faveur de ces derniers.

Tout comme l’allongement de la scolarité obligatoire, le mouvement vers la mixité en Europe est inséparable des mutations économiques de la période de l’après-Seconde Guerre mondiale.

Dès lors que l’enseignement élitiste du secondaire a fait place à un enseignement de masse, les ministres européens de l’éducation, dès les années 1945-1950, qu’ils soient socialistes ou conservateurs, ont créé des écoles moyennes mixtes.

Par exemple, en Belgique, ce fut le cas peu à peu dans toutes les grandes villes dans les années 1950.

D’abord conjoncturelles, les fusions entre établissements pour garçons et pour filles se multiplièrent au cours des années 1970, toujours dictées par des conditions, malgré les réticences du réseau catholique qui a maintenu plus longtemps des structures séparées, et celles du réseau des écoles communales en Communauté flamande.

Le Conseil des ministres du 1er octobre 1982 rendit la mixité obligatoire dans tous les réseaux à partir de l’année scolaire 1983-1984 en Belgique.

En France, en 1957, la mixité de l’enseignement primaire n’entre que timidement dans la loi mais en 1959, le ministère décide de ne construire que des lycées mixtes dans le cadre de la réforme Berthoin. Il faut attendre la loi du 11 juillet 1975 du ministre René Haby pour que la mixité devienne obligatoire à l’école de la maternelle au lycée.

Si la mixité se généralise peu à peu en Europe, elle n’est pas le fruit d’une réflexion pédagogique.

L’évolution fut progressive et accidentée, d’un modèle patriarcal traditionnel et inégalitaire vers celui d’une société égalitaire quant aux rapports sociaux entre les sexes.

Il en découle au début du XXIe siècle que la mixité scolaire n’a guère entamé la surreprésentation des garçons dans les filières d’excellence ni les discriminations liées aux genres.

En Grande-Bretagne, dès les années 1980, les sociologues féministes menèrent des observations comparatives sur les classes mixtes et non mixtes et s’interrogèrent sur la question de savoir si la mixité scolaire favorisait véritablement l’égalité des chances entre les sexes.

Les systèmes éducatifs dans l’Europe de l’après-Seconde Guerre mondiale connurent d’autres changements structurels avec l’institution d’établissements secondaires dépourvus de filières internes et de recrutement socialement déterminé de leur population scolaire.

On a vu que l’Union soviétique avait ouvert la voie avant la guerre, pour des motifs essentiellement idéologiques.

En Angleterre, l’Education Act de 1944 maintenait un système tripartite et sélectif, avec des Grammar schools au cursus classique, des Technical schools au cursus technique spécialisé, et les Secondary Modern schools pour les autres. La sélection se faisait à l’âge de 11 ans. Ce système s’est avéré peu efficace pour accompagner le besoin de main d’œuvre hautement qualifiée, quand la croissance économique d’après-guerre a produit ses effets. Aussi le Royaume Uni a-t-il été l’un des premiers pays européens à instituer un établissement secondaire unifié, la Comprehensive school, qui devait être une « Grammar school pour tous », dès 1954, mais surtout après l’Education Act de 1965.

À la fin des « Trente glorieuses » seulement, la France mit fin à son collège à filières (le « Collège d’enseignement secondaire ») avec la réforme du collège unique de 1975.

L’Allemagne, quant à elle, a conservé son école à filières jusqu’aux années 2000.

Dans plusieurs pays, l’enseignement privé, qu’il soit confessionnel ou non, fut plus ou moins intégré aux missions assignées à l’enseignement public et tenu d’appliquer les mêmes programmes pour participer au grand mouvement d’élévation du niveau de formation de la population.

En France, les affrontements de la période 1880-1905 avaient trouvé leur épilogue dans la loi de séparation de 1905 : enseignement privé majoritairement catholique et enseignement public sont peu à peu devenus deux systèmes éducatifs concurrents mais socialement complémentaires, jusqu’à ce que la loi Debré de 1959 n’organise, sous la forme du contrat d’association, un régime concurrentiel dans lequel l’enseignement privé remplit la fonction d’une délégation du service public.

Dans d’autres pays, où l’État a longtemps délaissé le terrain de l’école primaire, la seconde moitié du XXe siècle connaît des formes variables de rééquilibrage.

En Espagne, le régime franquiste se borne à suppléer l’action de l’Église dans l’enseignement scolaire. Cette attitude n’est pas sans rappeler la place substantielle accordée à l’enseignement de la religion catholique dans l’enseignement primaire italien pendant toute la période fasciste.

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La situation de l’Espagne d’après-guerre est une illustration frappante de l’imposition d’une politique de l’égalité des chances pour des motifs économiques.

L’investissement éducatif, désormais étroitement corrélé avec le développement socio-économique et avec la volonté politique de réconcilier le régime avec la modernité, a conduit l’Espagne franquiste à mener une politique dite « technopragmatique », qui prit la forme de la promotion professionnelle et de l’égalité des chances.

Il fallait lutter contre l’analphabétisme, bâtir des écoles, allonger la scolarité obligatoire, démocratiser l’enseignement secondaire, développer la formation professionnelle et l’enseignement technique supérieur.

Selon l’expression de l’un des acteurs clés de cette époque, Agustin Cotorruelo, l’éducation nationale devait viser « la création de capital humain pour arriver au développement économique dans son sens le plus strict ».

Les effets des crises économiques sur les politiques de l’égalité des chances.

Le dernier quart du XXe siècle est gouverné par deux grandes tendances qui redéfinissent fondamentalement l’objectif de l’égalité des chances en éducation, substituant au principe de l’égalité de l’offre celui de l’égalité des résultats de l’éducation.

Premièrement, les gouvernements européens ont pris conscience des effets socialement dévastateurs des crises économiques à répétition, à partir des chocs pétroliers de 1973 et 1979 et jusqu’à la crise de l’économie mondialisée de 2008. Cette prise de conscience a conduit les politiques nationales à s’attacher simultanément à développer la formation d’élites compétitives au plan international et à tenter de sortir la jeunesse défavorisée de la grande précarité où elle tendait à s’enliser et à nourrir des foyers d’agitation sociale confinés dans des quartiers promis à l’insécurité, au radicalisme religieux, voire au terrorisme.

Deuxièmement, bien que l’éducation reste du ressort des États membres, les objectifs de convergence des systèmes éducatifs agissent puissamment pour généraliser au sein de l’Union européenne la diffusion de « bonnes pratiques », la mise en concurrence des établissements scolaires et un mode de gestion libérale et décentralisée du « marché scolaire ».

Ils sont régulièrement évalués à l’aide d’indicateurs standardisés selon la méthode issue du monde des entreprises dite benchmarking (« comparaison de performances étalonnées »).

Malgré ces mouvements de convergence, certaines différences structurelles demeurent, héritages des cultures et des histoires nationales. Trois grands modèles de scolarité peuvent être distingués.

Dans le premier modèle, quelquefois nommé « modèle de l’intégration à la carte », qu’on peut appeler aussi « compréhensif » ou « fondamental », tous les élèves poursuivent leur scolarité obligatoire dans un même établissement, sans césure entre les niveaux primaire et secondaire inférieur et sans redoublement d’une classe à l’autre. Les classes sont hétérogènes avec un large appel à l’enseignement individualisé ou personnalisé, toujours à l’intérieur de la classe, où sont développées des pédagogies coopératives et proposé le tutorat par des professeurs.

On le trouve dans les pays nordiques et au Portugal depuis 1986.

Le second modèle, appelé « modèle de la séparation », majoritairement présent dans les pays germanophones, mais aussi en Belgique, Luxembourg et Pays-Bas, se caractérise par un fort palier d’orientation à la fin du niveau primaire, avec des types d’enseignement différents selon le niveau de réussite des élèves à l’école primaire.

Par ailleurs, la progression d’une classe à l’autre dépend de l’évaluation des élèves. Longtemps critiqué au motif qu’il accentuait les inégalités scolaires et sociales par l’enfermement précoce des élèves dans des filières ségrégatives, ce modèle a évolué dans les années 2000 et tend à se rapprocher du modèle précédent, en raison de ses meilleurs résultats.

Enfin le troisième modèle, celui de « l’intégration uniforme », offre une organisation intermédiaire, constituée d’un tronc commun et du maintien d’un passage entre les niveaux primaire (où l’enfant ne connaît qu’un seul enseignant par année) et secondaire par le changement d’établissement.

La personnalisation des apprentissages se fait le plus souvent au travers de dispositifs de remédiation, c’est-à-dire que les élèves peu performants sont regroupés en petits groupes de niveau et bénéficient d’une heure ou deux par semaine, en général en mathématiques ou en maîtrise de la langue, en dehors du groupe classe.

Ce modèle, présent dans les pays latins et méditerranéens, entretient une forte reproduction des inégalités socioculturelles.

Favorable aux catégories sociales les plus aisées, il laisse au bord de la route des générations entières de jeunes reclus dans des quartiers périurbains que le premier ministre français Manuel Valls avait qualifiés en 2015 d’« apartheid territorial, social, ethnique ».

Comment gérer la diversité des élèves ?

Quel que soit le modèle de système éducatif que l’on examine, un problème récurrent a émergé dans tous les pays européens à la fin du XXe siècle, qui remet en question les fondements d’une école unique pour tous : c’est la gestion pédagogique de la diversité croissante des élèves : diversité sociale à cause de la massification des études, diversité de genre à cause de la mixité, diversité ethnique et religieuse à cause des politiques d’immigration en provenance des pays du Sud anciennement colonisés.

Dès lors, comment gérer la diversité des élèves dans des pays marqués par les inégalités entre territoires (grandes métropoles régionales favorisées, zones périurbaines délaissées, zones rurales sous-équipées) ?

Comment l’école doit-elle considérer les multiples différences entre les enfants, aussi bien de niveau scolaire, de genre, de classes sociales, mais aussi, avec l’ampleur des vagues migratoires, de cultures, de langues, de religions ?

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Est-il possible de faire acquérir à tous les élèves un savoir qui les rassemble sans pour autant décréter que l’indifférence aux différences permettra de combler les inégalités ?

Comment l’école peut-elle demeurer fondatrice du lien social et du « vivre ensemble », dans les pays où elle reproduit massivement les inégalités sociales et laisse une partie de la jeunesse sans espoir d’ascension sociale ni même parfois d’accès à l’emploi ?

Doit-on conserver l’hétérogénéité des élèves dans les établissements et dans les classes ?

Doit-on organiser et contraindre l’homogénéité des groupes, au risque de trahir le principe-même de l’école unique, dans son fondement démocratique ?

Il est peu contesté aujourd’hui que c’est le système des filières qui produit ou aggrave les inégalités.

Cela dit, l’école unique ne peut produire de bons résultats sans une véritable différenciation pédagogique, sans une attention à chacune et à chacun.

Il s’agit que les enseignants soient formés à suivre au sein de leur classe des élèves très différents, à les faire travailler par petits groupes, et ce, dès l’école primaire.

L’Allemagne, je l’ai dit, avait l’école la plus inégalitaire en 2000. Aujourd’hui, la situation s’est améliorée, parce que les établissements à filières ont adopté une organisation proche de celle du collège unique français, pourvue de programmes scolaires rénovés et de dispositifs pédagogiques individualisés fondés sur l’évaluation continue des élèves.

Conclusion : plaidoyer raisonné pour une histoire européenne de l’éducation

Au terme de cette esquisse, j’espère avoir contribué à montrer que l’histoire de la démocratisation de l’enseignement scolaire au XXe siècle est bien constituée à l’échelle européenne, même si elle reste largement à écrire.

Durant les deux décennies de l’entre-deux guerres mondiales, un espace de consensus de plus en plus large s’était constitué dans plusieurs pays d’Europe autour de l’école unique, qui ne cessa de se voir étayé par un mouvement rationaliste porté par des psychologues, des pédagogues, des physiologistes, des hommes politiques et des syndicalistes.

Dès lors, c’est peu à peu l’égalité de chances qui se trouva visée, non plus comme un droit liberté, mais comme un droit créance, c’est-à-dire un droit que l’État devait prendre en charge.

Sa mise sur pied impliquait une école moyenne entre l’école primaire pour tous et le lycée, obtenue par la mise en place d’un cycle d’orientation. Ce modèle de justice sociale n’aboutit pas, sauf en Union soviétique d’une façon toute particulière.

Ce premier projet d’école unique ne doit pas être considéré comme la préhistoire de la Comprehensive School britannique ou du collège unique français de l’après-guerre, qui n’ont pas été pensés comme la base d’une société nouvelle, pas plus que la mixité scolaire ou l’allongement de la scolarité durant la période de croissance économique de l’après 1945.

S’il est vrai que l’utilité économique et plus généralement la rhétorique de l’efficacité étaient déjà bien présentes dans les années 1930 en Europe, il ne s’agissait évidemment pas de gérer la massification de l’enseignement secondaire, qui n’existait pas.

Il s’agissait d’émanciper les masses laborieuses en élargissant l’accès à la culture universelle et de lutter contre toutes les discriminations devant l’instruction, et contre les inégalités entre territoires, entre sexes et entre classes.

Et pourtant, l’histoire montre que les concepteurs des projets d’école unique de 1918 avaient raison de penser que, pour des motifs qu’ils ne pouvaient pas prévoir, l’idée de réunir tous les enfants dans les mêmes établissements durant leur scolarité obligatoire finirait par s’imposer.

Encore ces points d’aboutissement, comme leurs points de départ, doivent-ils être soumis à la contextualisation historique dans le cadre d’une comparaison synchronique.

Une histoire de l’éducation européenne de la démocratisation de l’enseignement doit donc simultanément repérer des convergences sur le long terme et opérer une série de distinctions relatives aux problématiques contributives de cette question générale sur ses différents territoires et aux différents moments de son histoire.

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Ma réponse est oui. L’enseignement c’est un tout qui repose sur trois piliers : un lieu ; un budget ; un savoir. L’enseignement, à première vue, c’est tout d’abord un lieu où il faut pouvoir le dispenser. Dans l’Antiquité grecque, c’était sous les portiques du temple d’Apollon, allées couvertes qui laissaient passer la « lumière » d’où le nom de « lycée ». Je…

Annexe, Extraits des pages 141 à 151 du Testament politique d’Alberoni

« L’aveugle prévention des Anglois, ne laisse aucun espoir de leur retour vers leur Souverain naturel. C’est à lui de se faire, par sa valeur & sa conduite, le rang qu’ils lui refusent, & de se bâtir à leurs dépens un trône, qui lui tienne lieu de celui où ils ne veulent pas le faire monter.
La postérité ne pardonnera point au Prince Edouard, d’avoir…

Théodore, l’Angleterre et le projet d’Alberoni pour la Corse

Au cours du XVIIIe siècle, la Corse a fait l’objet de bien des spéculations de la part des États européens. Les nationaux, dans leur combat pour venir à bout de l’occupant génois, ont tenté en permanence de s’appuyer sur ces ambitions, afin de trouver des alliés de circonstance : non sans de nombreuses désillusions. De ce point de vue, l’épisode qui…