Après l’indépendance, le discours laïque sera associé aux militants et partis de gauche. Cette sensibilité laïque a trouvé son expression auprès du parti Shura et Istiqlal, où son vice-secrétaire général, Abdelkader Benjelloun (m. 1992), revendiquait ouvertement dans la presse française que le parti était progressiste et laïque. Au sein de ce parti, Mohammed Hassan Ouazzani (1910-1978), formé à l’Institut d’études politiques de Paris en 1927, a pris le contrepoids du paradigme salafiste qui saturait l’horizon du pouvoir marocain, représenté par Allal al-Fassi (1910-1974).
Durant les années 1990, les laïcs marocains étaient identifiés à la gauche politique, bien que beaucoup aient viré vers le libéralisme après l’effondrement du socialisme d’État en Europe de l’Est au début des années 1990. Les libéraux, quant à eux, ont été parrainés par la monarchie depuis les années 1960 pour servir de contrepoids à la gauche. Cependant, ils ne sont fermement « libéraux » que sur les questions économiques, tels que la protection des droits de propriété et de l’entreprise privée, tandis que leurs engagements en faveur des libertés civiles et de la démocratie trouvent leurs limites dans leur déférence envers le Palais. Ce combat pour autant n’a pas débouché sur la formalisation d’une demande affichée et assumée de la laïcité. L’objectif de cette contribution est de s’intéresser aux « nouveaux acteurs » qui revendiquent ouvertement la laïcité et investissent de nouveaux espaces pour inscrire cette demande au cœur de leur agenda.
1. Les « nouveaux mouvements sociaux »
En 2009, un groupe de jeunes marocains s’est donné rendez-vous pour un pique-nique non loin de la ville de Casablanca. Evénement « banal », il est pour autant fondateur d’un collectif dont l’action perdure. La particularité de cette réunion est qu’elle advient en plein mois sacré du ramadan. Pour les six activistes qui se sont rencontrés, cette action symbolique visait à créer un espace de débats pacifique, entre jeuneurs et « déjeuneurs », sur la portée de l’article 221 du Code pénal marocain. Adopté dans les années 1960, dans un contexte de rétrécissement du champ politico-religieux, cet article répond selon les autorités à un « souci de préservation de la composante religieuse de l’ordre public ».
Contre cette lecture « sécuritaire » qui préserve la conscience collective de toute dépravation de type moral où les préceptes religieux seraient touchés par une influence étrangère, le collectif MALI (Mouvement alternatif pour les libertés individuelles) réclame la non-ingérence de l’Etat dans les libertés individuelles à travers son arsenal juridique. Le collectif se veut avant tout le déploiement d’un espace de militantisme citoyen, à partir duquel les participants se rassemblent pour défendre des valeurs et constituer un acte de résistance. Se situant à la marge du système politique, MALI est un collectif « dissident », dans la mesure où son action est animée par « sa volonté frontale de rupture avec le système en place, une volonté citoyenne supra partisane, d’abord éthique, dont l’arme essentielle était fondée sur la lutte pour le respect de valeurs universelles et non de valeurs partisanes ». Acronyme Janus, « Mali » est une interrogation originaire du dialecte marocain signifiant « Qu’ai-je fait ? » ou encore « Qu’est-ce que tu me reproches ? ».
En se définissant comme « un mouvement de désobéissance civile universaliste, féministe et laïque », le MALI est un idéal-type de la théorie des NMS (Nouveaux Mouvements Sociaux). En agissant au nom d’une défense identitaire distante vis-à-vis des formes traditionnelles et des structures partisanes, le collectif MALI prône une méthode de travail horizontale qui ne reconnait pas le leadership et fait place aux débats entre sympathisants sur les réseaux sociaux. C’est un forum d’idées, une agora virtuelle où l’échange constitue la clé de voute à l’action. Composé de sympathisants d’origine urbaine et disposant d’un capital culturel universitaire, le collectif incarne les revendications qu’il entend défendre. Ses sympathisants sont majoritairement issus de filières en sciences humaines et sociales et résident dans le « centre ». Il est co-fondé par Btissam Lachger (Betty) et Zineb El Rhazoui en 2009. Betty est originaire de Rabat. Elle avait suivi un cursus psychologie clinique, criminologie et victimologie à Paris. Le croisement des deux villes couplées à un environnement familial laïque a beaucoup contribué à sa socialisation. Elle décrit une famille où la religion « relevait d’une affaire personnelle. J’ai d’ailleurs été à l’école française puis au lycée français. C’était un choix de mes parents en raison de la laïcité justement ». Zineb El Rhazoui est journaliste issue de l’enseignement public et parfaitement bilingue. Celle, qui a refait surface après les attaques du journal satirique Charlie Hebdo, a été chargé de cours dans l’école française de l’Egypte et préparait un mémoire en sociologie des religions à l’EHESS de Paris. C’est aussi au sein de cette ville que se déroule une rencontre hasardeuse mais fructueuse, donnant naissance au collectif.
Dans le même registre se place le collectif « Hors la loi ». Fondé en 2019, ce collectif est né à la suite d’un manifeste rendu public signé par 90 hommes et femmes contre l’article 490 du Code pénal. Hétérogène dans sa composition, le collectif « Hors la Loi » considère que cet article institue un système d’inquisition en instaurant une justice des mœurs. Il paraît aussi vouloir ôter à l’individu (homme ou femme) toute chance de décider de ses propres pulsions, désirs et plaisirs charnels. L’individu est réduit à suivre les injonctions de l’Etat comme c’est le cas dans la logique hégélienne. En effet, les militants du collectif revendiquent particulièrement un certain paralogisme identitaire entre les textes et la réalité : « Ces dispositions sont toutefois contre-productives, car il est de notoriété publique que les relations sexuelles avant le mariage et hors mariage sont courantes. Sur ce plan la triche et l’hypocrisie sont quasiment la règle. Visiblement tout le monde semble s’en accommoder », nous confie une militante. Le collectif réclame la cohérence de la législation marocaine, citant à titre d’exemple l’article 18 de la DUDH, qui dispose explicitement que « toute personne a droit la liberté de pensée, de conscience et de religion : ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction, seule ou en commun, tant en public qu’en privé, par l’enseignement, les pratiques, le culte et l’accomplissement des rites », et la ratification par le Royaume en 1977 du pacte international relatif aux droits civils et politiques du 16 décembre 1966, dont l’article 18 consacre la liberté de conscience.
Ce qui caractérise particulièrement le collectif Hors la loi est son inscription dans le temps mondial en mobilisant le « hashtag » comme outil protestataire. Ce marqueur numérique, à la différence par exemple du tweet limité par la longueur des caractères, s’avère un moyen fluide, simple et rapide pour se rallier à une cause propre à une communauté. Cette universalisation d’une cause locale est l’un des traits marquants de ces NMS. Tout en territorialisant sa revendication au sein du Maroc, le collectif Hors la loi est le prolongement d’une vague mondiale de l’émancipation féminisme relayé par le mouvement #Metoo : « Ce mouvement nous a beaucoup influencés. Le courage de ses membres et le succès de ses demandes inspirent le collectif pour faire vivre son combat au quotidien ». En effet, le recours aux hashtags favorise la diffusion massive, collective et sporadique d’une cause politique ou sociale. Ce produit des réseaux sociaux fédère en peu de temps les militants partout au monde en universalisant leurs doléances et permet une coordination plus efficace des discussions.