Le principe de laïcité : ciment ou faille de l’unité politique dans la pensée hégélienne ?

Résumé

Selon M. Macron, dans son discours sur le séparatisme le 2 octobre 2020, la laïcité « est le ciment de la France unie. » En effet, la laïcité héritée des lumières est un principe qui, en théorie, permet de relier les hommes en faisant abstraction des déterminations sociales, religieuses, politiques, ou encore sexuelles de chaque individu. Le citoyen français est cet homme abstrait et autonome qui est lié aux autres par un pacte rationnel. C’est cette abstraction des déterminations privées, susceptibles de cliver, qui permet de relier le laos, cet ensemble d’hommes et de femmes indifférenciés, pour fonder le mos, un ensemble d’hommes et de femmes constituant un corps politique. Néanmoins, ce « ciment » semble fragilisé, aujourd’hui, par les inégalités sociales pour certains ou par le communautarisme pour d’autres. Ne faudrait-il pas chercher, d’abord, la cause de cette fragilité dans la laïcité elle-même ? Peut-on se passer de la religion pour maintenir le corps politique ? C’est la question à laquelle nous aimerions répondre dans cet article qui cherchera, avec l’aide de Hegel, à éclairer le lien complexe entre le religieux et le politique. Si pour Hegel, il est impossible de séparer le religieux du politique dans leurs essences, il est important de les séparer dans leurs formes. Comment ce penseur peut-il éclairer le principe de laïcité dans la société française du 21ème siècle ?

Summary

According to Mr Macron, in his speech on separatism on 2 October 2020, secularism ‘is the cement of a united France.’ In fact, secularism, inherited from the Enlightenment, is a principle which, in theory, makes it possible to link people together by disregarding the social, religious, political or even sexual determinations of each individual. The French citizen is an abstract and autonomous human being who is bound to others by a rational pact. It is this abstraction of private determinations, which are liable to divide, that makes it possible to link the laos, this group of undifferentiated men and women, to found the demos, a group of men and women making up a political body. Nevertheless, this ‘cement’ seems to be undermined today by social inequalities for some and by communitarianism for others. Should we not first look for the cause of this fragility in secularism itself? Is it possible to maintain the body politic without religion? This is the question we would like to answer in this communication which will seek, with the help of Hegel, to shed light on the complex link between religion and politics. If for Hegel, it is impossible to separate religion from politics in their essences, it is important to separate them in their forms. How can this thinker shed light on the principle of secularism in 21st century French society?

Mots-clés : Religion, citoyenneté, laïcité, philosophie, Hegel, Etat.

Résumé

Si le principe de laïcité est considéré comme un espace d’émancipation du citoyen, il est également devenu un moyen de relier les hommes ensemble. Selon M. Macron dans son discours sur le séparatisme le 2 octobre 2020, la laïcité « est le ciment de la France unie. » En effet, la laïcité héritée des Lumières est un principe qui, en théorie, permet de relier les hommes en faisant abstraction des déterminations sociales, religieuses, politiques, ou encore sexuelles de chaque individu. Le citoyen français est cet homme abstrait et autonome qui est lié aux autres par un pacte rationnel. C’est cette abstraction des déterminations privées, susceptibles de cliver, qui permet de relier le laos, cet ensemble d’hommes et de femmes indifférenciés, pour fonder le démos un ensemble d’hommes et de femmes constituant un corps politique.
 
Mais comment une « déliaison » peut-elle faire liaison ? Pour le comprendre, il faut s’intéresser, comme le fait très justement Catherine Kintzler1 En particulier dans son ouvrage Qu’est-ce que la laïcité, Paris, Vrin, coll. « Chemin philosophique », 2014., aux associations politiques tolérantes qui s’appuient sur les valeurs et les coutumes religieuses pour « cimenter » l’association politique. Si cette conception peut être considérée comme une discrimination pour les athées, les agnostiques ou les croyants issus d’une autre religion, l’État laïque ne repose sur rien d’autre que sur lui-même et peut donc accueillir tous les croyants et les non croyants.
 
« L’association politique commence avec sa propre pensée, elle construit un lien inouï qu’elle emprunte à rien d’autre qu’à elle même. (…) Aucune adhésion à un lien préalable n’est nécessaire : le lien politique n’est pas formé par une adhésion mais par un consentement raisonné ». 2 Catherine Kintzler « Construire philosophiquement le concept de laïcité. Quelques réflexions sur la constitution et le statut d’une théorie », Cités, « La laïcité en péril ? », n°52, 2012, p. 51-68, p. 58.
 
Peu importe l’appartenance des citoyens à des communautés, l’Etat y est aveugle. Et c’est précisément parce qu’il y est aveugle, qu’il peut toutes les accepter à condition qu’elles ne troublent pas l’ordre public. L’espace dans lequel naît cette association doit laisser la possibilité à chacun d’être ce qu’il veut être. Moins l’espace est particularisé, plus il laisse de la liberté. Sa construction « s’effectue donc d’abord dans une sorte de tube de Newton, un vide expérimental ».3 Art. cit., p. 58.  Le lien communautaire4 « Dans le cas de la religion, le lien des individus entre eux est au fond un lien fusionnel avec le groupe, groupe au sein duquel, idéalement, les singularités ou les individualités doivent être absorbées et dissoutes au profit de la seule identité communautaire. » Gilles Gourbin, « La laïcité est-elle tolérante ? », Le portique. Revue de philosophie et de sciences humaines, Vaucresson, Association Le jardin, n°37-38, 2016. tente d’effacer le singulier pour rassembler, pour créer du commun là où le lien politique laïque, à l’inverse, émancipe le singulier à travers une seule volonté commune qui est le maintien de la liberté.
 
Pourtant, dans les faits, ce qui fait le bien commun semble s’être liquéfié ou évaporé dans l’individualisme, le consumérisme et le communautarisme. En effet, à l’époque des Lumières, on s’émancipait par la raison en se libérant de la tutelle religieuse et de nos jours, on semble s’affirmer par sa religion, sa culture régionale, ou son orientation sexuelle. Ce phénomène complexe remarqué notamment par Marcel Gauchet5 Marcel Gauchet, La religion dans la démocratie, « Le débat », Paris, Gallimard, 1998., pourrait être en partie causé par la laïcité elle-même. Certains penseurs comme Jean-Francois Mattei6 « La difficulté tient au fait que, à l’image de la raison, la laïcité n’a aucun contenu spécifique ni d’autre fondement qu’elle-même : son autonomie est formelle ou, si l’on préfère, vide ». Jean-Francois Mattei « Sens et non-sens de la laicité », Revue des deux mondes, Paris, 2002, p. 35-43. ou Joël Roman7 « La crise est aujourd’hui interne à la laïcité. C’est aussi probablement la rançon du succès de la laïcité. Si notre société a des problèmes avec ces questions-là, c’est parce que nous sommes allés bien au-delà de la laïcisation de l’État. Nous avons laïcisé la société. Nous n’avons plus aujourd’hui de valeurs communes, de croyances morales communes spontanées », cf. Joël Roman, « Crise de la laïcité ou nouvelle question laïque ? » in École, morale laïque et citoyenneté aujourd’hui, Villeneuve d’Ascq, Presse Universitaire du Septentrion, « Éducation et didactiques », 2009, p. 65-72. s’interrogent sur cette responsabilité. En effet, on peut se demander si la création de cet espace homogène et vide, ne participe pas au délitement du corps politique ? Pour le dire de manière quelque peu polémique, cette révolution laïque ne contient-elle pas, à l’image de la démocratie dont elle est intimement liée, le risque de la disparition du corps politique ou pire de la guerre civile ?
 
Pour répondre à cette question, nous nous intéresserons dans cette contribution, aux deux analyses que propose Hegel dans la remarque du paragraphe 270 des Principes de la philosophie du droit ainsi que dans la remarque du paragraphe 552 de la deuxième version de l’Encyclopédie. C’est en effet dans ces deux ouvrages, de la maturité qu’il parle précisément du lien complexe entre le religieux et le politique. Cette séparation dans le contenu du religieux et du politique crée une faille dans l’unité politique parce qu’en suggérant une séparation insensée, elle nourrit des confusions et des conflits autour de ce lien. Pour éviter cela, la pensée de Hegel nous a permis de dégager six perspectives que nous allons détailler successivement. 

1) Accepter l’unité de l’État et de la religion pour passer d’une laïcité d’incompétence à une laïcité d’intelligence.

 
La pensée de Hegel a plus ou moins évolué8 Dans La constitution de l’Allemagne Hegel considère que la gestion de la religion par l’État n’est pas une nécessité. « Tout ce qui est accessoire, la source du pouvoir judiciaire, la gestion du budget, la religion, tout cela doit être exclu du domaine strictement nécessaire qui revient à l’État », cité par Jean Delinière, « La constitution de l’Allemagne de Friedrich Hegel », Siècles, « L’Empire avant l’Empire », n°17, 2003, p. 73-89. Ce qui indique bien l’indépendance de la sphère politique avec les autres sphères et notamment religieuse. Mais cette indépendance ne signifie pas qu’elles ne sont pas liées chez Hegel. au cours de sa vie, néanmoins, il semble clair sur un point : « C’est la connaissance philosophique qui aperçoit que l’État et l’Église ne s’opposent pas quant au con­tenu de la vérité et de la raison, mais seulement quant à la forme » 9 Hegel, Principes de la philosophie du droit, §270, Trad. Kaan, Gallimard Paris, 1940 p. 294..
 
La religion et l’État expriment sous deux formes différentes la même chose : l’Esprit. En effet, chez Hegel, philosophe de la processualité, l’Esprit traverse les individus et les cultures sous différentes formes qui, parfois, s’opposent et entrent en conflit. Dans ce cheminement que Hegel appelle l’Histoire, les formes religieuses et politiques se croisent, se mêlent ou s’affrontent lorsque l’Esprit devient objectif, c’est-à-dire lorsqu’il cherche « à se réaliser extérieurement comme monde afin que sa liberté ne soit plus seulement subjective, c’est-à-dire ineffective, mais objectivement existante. Il vise donc à conquérir sa légitimité, à devenir une réalité collectivement reconnue et partagée »10 Victor Béguin, Dictionnaire Hegel. Chap. « Droit », Ellipses, Paris 2022.. L’Esprit objectif présuppose une prise de conscience, de la part des individus, de la nécessité pour être libre de se réunir et d’établir un droit. C’est la raison pour laquelle l’État est l’aboutissement de la vie sociale car il incarne cet Esprit objectif. Il est la réconciliation de l’intérêt particulier et du vouloir universel11 « Le principe des États modernes a cette puissance et cette profondeur extrêmes de laisser le principe de la subjectivité s’accomplir jusque’à l’extrémité de la particularité personnelle autonome et en même temps de le ramener à l’unité substantielle et ainsi de maintenir une unité dans ce principe même. » Hegel, Principes de la philosophie du droit, §270, op. cit., p. 294..
 
Quant à la religion, elle est, comme le décrit très bien André Léonard « à la fois événement intime, institution historique et révélation absolue de vérité »12André Léonard, « La structure du système hégélien », Revue Philosophique de Louvain. Louvain, Édition de l’institut supérieur de philosophie, tome 69, 1971. p. 495-524, p. 518.. En effet, la religion est en même temps conviction intime, institution qui influence la société et enfin, révélation de Dieu, c’est-à-dire de l’universel, de l’Esprit absolu chez Hegel. La religion est donc liée au moins trois fois à l’État puisqu’en tant que conviction intime, elle dirige ou contrôle les actes moraux d’un individu. En tant qu’institution, elle instaure des valeurs morales qui peuvent être en accord ou s’opposer avec les lois. Enfin, en tant que révélation de l’absolu, elle élève l’individu à la question de l’universalité, de la spiritualité et de la morale. Pourquoi cette négation de l’unité entraine-t-elle des confusions et des conflits ?

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[1] En particulier dans son ouvrage...

En particulier dans son ouvrage Qu’est-ce que la laïcité, Paris, Vrin, coll. « Chemin philosophique », 2014.

 

[2] Catherine Kintzler « Construire...

Catherine Kintzler « Construire philosophiquement le concept de laïcité. Quelques réflexions sur la constitution et le statut d’une théorie », Cités, « La laïcité en péril ? », n°52, 2012, p. 51-68, p. 58.

[3] Art. cit., p. 58.

Art. cit., p. 58.

[4] « Dans le cas de la religion, le lien...

« Dans le cas de la religion, le lien des individus entre eux est au fond un lien fusionnel avec le groupe, groupe au sein duquel, idéalement, les singularités ou les individualités doivent être absorbées et dissoutes au profit de la seule identité communautaire. » Gilles Gourbin, « La laïcité est-elle tolérante ? », Le portique. Revue de philosophie et de sciences humaines, Vaucresson, Association Le jardin, n°37-38, 2016.

[5] Marcel Gauchet, La religion dans...

Marcel Gauchet, La religion dans la démocratie, « Le débat », Paris, Gallimard, 1998.

[6] « La difficulté tient au fait que, à...

« La difficulté tient au fait que, à l'image de la raison, la laïcité n'a aucun contenu spécifique ni d'autre fondement qu'elle-même : son autonomie est formelle ou, si l'on préfère, vide ». Jean-Francois Mattei « Sens et non-sens de la laicité », Revue des deux mondes, Paris, 2002, p. 35-43.

[7] « La crise est aujourd'hui interne...

« La crise est aujourd'hui interne à la laïcité. C'est aussi probablement la rançon du succès de la laïcité. Si notre société a des problèmes avec ces questions-là, c'est parce que nous sommes allés bien au-delà de la laïcisation de l’État. Nous avons laïcisé la société. Nous n'avons plus aujourd'hui de valeurs communes, de croyances morales communes spontanées », cf. Joël Roman, « Crise de la laïcité ou nouvelle question laïque ? » in École, morale laïque et citoyenneté aujourd’hui, Villeneuve d’Ascq, Presse Universitaire du Septentrion, « Éducation et didactiques », 2009, p. 65-72.

[8] Dans La constitution de l’Allemagne...

Dans La constitution de l’Allemagne Hegel considère que la gestion de la religion par l’État n’est pas une nécessité. « Tout ce qui est accessoire, la source du pouvoir judiciaire, la gestion du budget, la religion, tout cela doit être exclu du domaine strictement nécessaire qui revient à l’État », cité par Jean Delinière, « La constitution de l’Allemagne de Friedrich Hegel », Siècles, « L’Empire avant l’Empire », n°17, 2003, p. 73-89. Ce qui indique bien l’indépendance de la sphère politique avec les autres sphères et notamment religieuse. Mais cette indépendance ne signifie pas qu’elles ne sont pas liées chez Hegel.

[9] Hegel, Principes de la philosophie...

Hegel, Principes de la philosophie du droit, §270, Trad. Kaan, Gallimard Paris, 1940 p. 294.

[10] Victor Béguin, Dictionnaire Hegel...

Victor Béguin, Dictionnaire Hegel. Chap. « Droit », Ellipses, Paris 2022.

[11] « Le principe des États modernes a...

« Le principe des États modernes a cette puissance et cette profondeur extrêmes de laisser le principe de la subjectivité s’accomplir jusque’à l’extrémité de la particularité personnelle autonome et en même temps de le ramener à l’unité substantielle et ainsi de maintenir une unité dans ce principe même. » Hegel, Principes de la philosophie du droit, §270, op. cit., p. 294.

[12] André Léonard, « La structure du...

André Léonard, « La structure du système hégélien », Revue Philosophique de Louvain. Louvain, Édition de l’institut supérieur de philosophie, tome 69, 1971. p. 495-524, p. 518.
La religion est une croyance, une conviction intime dont il est difficile de se dégager. En ce sens, elle a un pouvoir, une autorité sur l’individu qui a un impact direct sur l’autorité politique. Hegel ne dit pas que l’Etat doit légiférer dans les consciences, chacun peut croire ou ne pas croire. De ce point de vue, il s’inscrit dans la pensée spinoziste du traité théologico-politique. Un citoyen peut penser ou croire ce qu’il veut à condition que sa pensée ne se transforme pas en actes qui porteraient atteinte à l’État. Hegel est peut-être même encore plus libéral que Spinoza puisqu’il soutient qu’un État assez fort peut même laisser des citoyens s’opposer à lui dans les Principes de la philosophie du droit13 L’État peut tolérer des communautés séparatistes en son sein car même si elles ne reconnaissent pas l’État, elles font partie de la société civile dont elles ont besoin puisqu’elles subsistent grâce à elle. Elles ont des biens par exemple et leur sécurité est assurée par l’État. Ce dernier peut les tolérer parce que même si elles ne se sont pas élevées à l’État, si elles n’ont pas compris son sens, elles ont besoin de lui. Ces minorités comprendront d’elles-mêmes qu’elles devront s’adapter à l’État. Ce qui pourrait suggérer que le problème du séparatisme se résoudra moins dans le ciment laïc que dans la construction d’une confiance pérenne entre l’État et les citoyens.. Mais on ne peut pas nier l’importance de cette conviction. La subordination des convictions religieuses aux éléments rationnels est irréalisable chez un individu pour lequel rien n’est impossible à Dieu.
 
Ce fut l’immense erreur de notre époque de vouloir considérer comme pouvant se séparer ces choses indissolubles, et même comme indifférentes l’une de l’autre. On a donc envisagé le rapport de la religion et de l’Etat en ce sens que celui-ci existerait pour lui-même, en vertu d’une certaine puissance et d’une certaine force, la religion ne s’y ajoutant que comme élément individuel subjectif pour lui donner de la solidité en quelque sorte comme une chose souhaitable, (…) 14 Hegel, Précis de Encyclopédie des sciences philosophiques, deuxième édition, trad. Gibelin, Vrin, Paris, 1967, remarque §552, p. 295..
 
On trouve ici la critique du fondement neutre ex-nihilo de l’association politique laïque. L’association politique ne se fonde pas à partir de rien. Rousseau remarque également que les liens existent en amont de l’association. « Quel peuple est donc propre à la législation ? Celui qui, se trouvant déjà lié par quelque union d’origine, d’intérêt ou de convention, n’a point encore porté le vrai joug des lois ; celui qui n’a ni coutumes ni superstitions bien enracinées (…) »15 Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social, Paris, Flammarion, « GF », 1992, Livre II, chap. X, p. 75.. Pour lui, le lien préexistant, à condition qu’il ne soit pas de l’ordre de la superstition aveugle, peut même être utile à l’association politique. Pour Hegel, l’État n’est pas un espace ou une association neutre à côté de la société civile. Cette dernière est une association dans laquelle les hommes sont liés par des liens d’intérêts, des liens amicaux, des liens religieux etc… et l’État ne peut pas être indifférent à ces liens parce que l’ensemble de ces liens le constitue. S’il les nie, il crée une association supplémentaire à côté des autres alors qu’il doit au contraire toutes les réconcilier. L’État n’est pas une association, il est la finalité de la vie en communauté. « (…) il ne saurait y avoir deux consciences, l’une religieuse et l’autre sociale qui en serait distincte par sa consistance et son contenu »16 Hegel, Précis de Encyclopédie des sciences philosophiques, op.cit., §552, p. 295..
 
Il n’y a pas besoin de construire un lien en niant tout lien préalable pour créer l’indépendance du politique. Le lien est déjà là. Il est dans l’essence de l’homme de vivre sous la forme d’une communauté. On voit ici la différence entre l’essentialisme de Hegel et les philosophies contractualistes dont celle de Rousseau fait partie. L’État n’est pas le résultat d’une association mue par l’intérêt particulier des contractants. L’État est la fin de la vie en communauté. Par conséquent ce changement de perspective révolutionne la question du lien. Si le lien est essentiel, on pourrait dire nécessaire, alors il n’y a pas d’un côté le politique et le religieux, il y a une unité entre le politique et le religieux.
 
Cette création ex-nihilo peut en réalité être source de conflits et d’opposition avec l’État. Or, dans cette opposition, nous dit Hegel, ce sera toujours la foi qui prendra le pas sur la raison. D’où la ferveur avec laquelle un certain nombre de Français de confession catholique se sont offusqués, au nom de Dieu, de la loi autorisant le mariage homosexuel. De ce point de vue, l’autorisation donnée par le Vatican le 18 décembre 2023 de bénir des couples homosexuels constitue une avancée vers l’égalité. En effet, la foi peut aller dans le même sens que la raison. C’est tout l’enjeu pour Hegel. Il faut que l’Etat s’occupe de la religion, pour l’aider à se réformer donc il ne peut pas y être indifférent. La mise en place d’une rencontre annuelle entre les responsables gouvernementaux et les responsables catholiques en 2002 en France illustre bien cette perspective hégélienne du rapprochement des deux sphères. Selon Hegel, en voulant séparer la religion et l’Etat on les fait entrer en conflit. Ainsi Hegel, dans les Leçons sur la philosophie de l’histoire, détaille ce point comme le note Klaus Brinkmann :
 
« Les nations romanes, affirme-t-il (Hegel), ont une préférence pour la séparation, et non la réconciliation, de l’Église et de l’État. Elles ont tendance à embrasser un « libéralisme abstrait » qui préconise que le domaine politique soit exempt des intrusions de la religion et de ses institutions. Ainsi, le libéralisme abstrait ne résout pas l’opposition entre Église et État, il éternise le dualisme »17 Klaus Brinkmann, « Panthéisme, panlogisme et protestantisme dans la philosophie de Hegel », in Les philosophes et la question de Dieu, Luc Langlois, Yves Charles Zarka, (Dir) Paris, P.U.F. « Fondements de la politique ». 2006, p.223-238, p. 235..
 
L’État et la religion doivent progresser de la même manière dans le même temps. Régis Debray, qui a participé au développement de l’enseignement du fait religieux à l’école, pourrait illustrer en partie la perspective hégélienne lorsqu’il écrit « le temps paraît maintenant venu du passage d’une laïcité d’incompétence (le religieux, par construction, ne nous regarde pas) à une laïcité d’intelligence (il  est  de  notre  devoir  de  le  comprendre)18 Regis Debray, « L’enseignement du fait religieux dans l’École laïque”, Rapport au ministre de l’Éducation nationale, février 2002. ».
 

2) Réformer la religion

 
Que doit faire l’État si la religion de la société civile est irrationnelle ou, comme le dit Hegel, est une religion de la servitude ? Il faut réformer la religion. Cela sous-entend que l’Etat doit s’occuper des religions. La séparation est une étape de l’émancipation de l’Etat mais elle doit être dépassée par la réconciliation. Il est « absurde » poursuit Hegel de créer une association politique rationnelle si la religion de la société n’est pas conforme à la raison. Il faut que la conscience religieuse soit en accord avec l’esprit des lois. « Il faut considérer comme une absurdité de l’époque moderne que de transformer, sans rien changer à la religion, un système de moralité sociale vicieuse, sa constitution et sa législation, sans modifier la religion,(…) »19 Hegel, Précis de Encyclopédie des sciences philosophiques, op.cit., §552, p. 297..
 
La vraie religion dont parle Hegel est une religion fondée sur des principes rationnels. La vraie religion ne soumet pas mais libère l’individu de son égoïsme. Elle l’élève à l’universel. Il ne peut y avoir d’unité politique s’il n’y a pas d’harmonie entre l’État et la ou les religions de cette société. Ce qui signifie qu’il ne peut y avoir d’unité si la religion est liberticide20 On retrouve déjà plus ou moins cette idée chez Spinoza : « (…) Nul, par suite, ne peut agir pieusement à l’égard du prochain suivant le commandement de Dieu, s’il ne règle la piété et la religion sur l’utilité publique. » Traité théologico-politique Chapitre XIX, p. 318, Paris, Garnier Flammarion, 1965.. Ce n’est donc pas la séparation qui est la condition de possibilité de l’association politique mais l’existence d’une religion rationnelle en harmonie avec l’Etat. Ce point est crucial, aucun État ne pourra se créer dans une société dans laquelle les religions sont guidées par la servitude. Hegel le dit souvent, il est dans l’intérêt des institutions religieuses qu’elles s’adaptent à l’État. Hegel parle à son époque de la réforme de la religion chrétienne. Il considère que la Révolution française aurait dû avoir lieu en Allemagne là où, pour lui, la religion protestante était une réforme de la version catholique du christianisme. Il aurait fallu réformer le catholicisme en France pour que les idées de la révolution se concrétisent. Sur ce point, la réflexion d’Abdennour Bidar invitant l’islam à se réformer21 Abdennour Bidar, Lettre ouverte au monde musulman, Paris, Les liens qui libèrent, 2015. en mettant en avant la liberté prônée par le Coran plutôt que sa réduction à un ensemble de contraintes ou encore celle de Émilie Hache22 Émilie Hache, De la génération, Paris, La Découverte, « Les empêcheurs de tourner en rond », 2024. sur certains dogmes catholiques en opposition avec l’égalité entre l’homme et la femme inscrite dans les lois françaises, illustrent la perspective hégélienne d’harmonisation entre le religieux et le politique parce que la transformation politique ne peut faire l’économie d’une transformation religieuse. Cette séparation laïque ne doit pas nous faire oublier le poids de la religion dans le domaine de la politique.
 
« Des principes de liberté conforme au droit ne peuvent être qu’abstraits et superficiels, et les institutions d’Etat qui en dérivent, ne peuvent se maintenir si la sagesse de ces principes méconnait la religion au point de ne pas savoir que les fondements rationnels de la réalité trouvent leur garantie dernière et suprême dans la conscience religieuse, dans la subsomption sous la conscience de la vérité absolue »23 Hegel, Précis de Encyclopédie des sciences philosophiques, op.cit., §552, p. 297..

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[13] L’État peut tolérer des communautés...

L’État peut tolérer des communautés séparatistes en son sein car même si elles ne reconnaissent pas l’État, elles font partie de la société civile dont elles ont besoin puisqu’elles subsistent grâce à elle. Elles ont des biens par exemple et leur sécurité est assurée par l’État. Ce dernier peut les tolérer parce que même si elles ne se sont pas élevées à l’État, si elles n’ont pas compris son sens, elles ont besoin de lui. Ces minorités comprendront d’elles-mêmes qu’elles devront s’adapter à l’État. Ce qui pourrait suggérer que le problème du séparatisme se résoudra moins dans le ciment laïc que dans la construction d’une confiance pérenne entre l’État et les citoyens.

[14] Hegel, Précis de Encyclopédie...

Hegel, Précis de Encyclopédie des sciences philosophiques, deuxième édition, trad. Gibelin, Vrin, Paris, 1967, remarque §552, p. 295.

[15] Jean-Jacques Rousseau, Du...

Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social, Paris, Flammarion, « GF », 1992, Livre II, chap. X, p. 75.

[16] Hegel, Précis de Encyclopédie...

Hegel, Précis de Encyclopédie des sciences philosophiques, op.cit., §552, p. 295.

[17] Klaus Brinkmann, « Panthéisme...

Klaus Brinkmann, « Panthéisme, panlogisme et protestantisme dans la philosophie de Hegel », in Les philosophes et la question de Dieu, Luc Langlois, Yves Charles Zarka, (Dir) Paris, P.U.F. « Fondements de la politique ». 2006, p.223-238, p. 235.

[18] Regis Debray, « L’enseignement...

Regis Debray, « L’enseignement du fait religieux dans l’École laïque”, Rapport au ministre de l'Éducation nationale, février 2002.

 

 

[19] Hegel, Précis de Encyclopédie...

Hegel, Précis de Encyclopédie des sciences philosophiques, op.cit., §552, p. 297.

[20] On retrouve déjà plus ou moins...

 

On retrouve déjà plus ou moins cette idée chez Spinoza : « (…) Nul, par suite, ne peut agir pieusement à l’égard du prochain suivant le commandement de Dieu, s’il ne règle la piété et la religion sur l’utilité publique. » Traité théologico-politique Chapitre XIX, p. 318, Paris, Garnier Flammarion, 1965.

[21] Abdennour Bidar, Lettre ouverte...

Abdennour Bidar, Lettre ouverte au monde musulman, Paris, Les liens qui libèrent, 2015.

[22] Émilie Hache, De la génération...

Émilie Hache, De la génération, Paris, La Découverte, « Les empêcheurs de tourner en rond », 2024.

[23] Hegel, Précis de Encyclopédie...

Hegel, Précis de Encyclopédie des sciences philosophiques, op.cit., §552, p. 297.

3) Distinguer formellement religion et État

 
Si la religion et l’État ont le même contenu, ils n’ont pas la même forme. Cette distinction est absolument essentielle. Si la religion est la base de l’État, elle n’est pas l’État. Comme l’explique Kintzler, vouloir ramener le théologique au politique est une sorte de sophisme. On peut s’associer sans sacraliser. Kintzler dénonce le retour du « politico-religieux » qui part d’un présupposé erroné. « La pensée politique est alors subordonnée, non pas à tel ou tel fait religieux, mais à la forme de ce qui constitue un fait religieux : la forme sacralisée du lien comme appartenance » 24 Catherine Kintzler, Qu’est-ce que la laïcité, op.cit., p. 67-68.. Hegel critique la même chose. La forme du politique n’est pas la forme du religieux et on doit créer l’État sans sacralisation. La religion utilise des représentations, des sentiments pour entretenir cette association là où l’État utilise la raison. Cette confusion peut conduire à ce que Joël Roman appelle « le communautarisme national républicain25 Joël Roman, « Crise de la laïcité ou nouvelle question laïque ? » op. cit., p.65-72.». Hegel le dit souvent, si l’État se sert de la représentation et des croyances pour faire adhérer à ses lois il n’est pas un État. Il ne s’agit pas de célébrer les valeurs de la République ou de planter des arbres de la laïcité dans les établissements scolaires mais plutôt de participer à la vie de l’État, de s’impliquer dans la vie publique. À force de séparer l’État du contenu de la religion à savoir la morale, les valeurs communes disparaissent. Il faut distinguer la forme sans se séparer du contenu de la religion et ce contenu est moral. La question de la morale de l’État est une question classique qui ressurgit fortement avec la laïcité puisqu’elle suggère une séparation avec la morale religieuse. C’est la raison pour laquelle on entend parler d’enseignement laïque de la morale ou de morale laïque. Ces questions ont-elles du sens pour Hegel ?

4) Rationaliser la morale

 
L’auteur rappelle dans son Encyclopédie que « (…) l’Etat repose sur le sentiment social et celui-ci sur le sentiment religieux »26 Hegel, Précis de Encyclopédie des sciences philosophiques, op.cit., §552, p. 294.. On pourrait alors penser que l’État doit se fonder sur la religion. Pourtant, dans les Principes de la philosophie du droit, il critique les auteurs qui, à son époque, considèrent l’État comme devant être fondé sur la religion et subordonné à elle27 Hegel critique en particulier Von Haller. Sur ce point, nous renvoyons le lecteur vers le commentaire de André Lécrivain, Hegel et l’éthicité, Paris, Vrin, « Bibliothèque d’histoire de la philosophie », 2015..
 
Pour comprendre cette apparente contradiction, il faut préciser la position de Hegel et comprendre que dans l’extrait de l’Encyclopédie, il parle de la religion alors que dans celui des Principes de la philosophie du droit, il s’intéresse aux Églises. Si l’État de par son unité avec la religion est fondé sur elle, il ne doit pas se fonder sur n’importe quelle Église. La religion en tant qu’institution a un rôle dans le domaine public. Elle influence la morale et à son époque en particulier, l’éducation. Si elle touche la sphère publique, elle est en rapport direct avec l’Etat. Les religions en tant que communautés ou corporations doivent être soumises à une « haute surveillance »28 Principes de la philosophie du droit, §270, remarque, p. 291. de l’État. En effet, la religion fondement de la morale d’une société, prescrit des conduites morales aux individus. Dans ce sens, la religion entre dans la sphère de l’État qui lui aussi a une doctrine. Mais alors pourquoi ne pas fonder la morale de l’État sur les religions ? Cette question entraîne des confusions dans la compréhension de la pensée de Hegel car pour lui, les concepts moraux prennent naissance dans la conscience religieuse. La question serait plutôt : comment rendre effectif les principes moraux rationnels que l’on trouve dans les religions ? Comment faire passer les liens sociaux de leurs formes religieuses à leurs formes politiques ? Par exemple, la proscription de la violence se retrouve aussi bien dans la Déclaration des droits de l’homme, que dans la religion juive, hindoue, chrétienne ou musulmane29 Sur ce point, cf. Abdennour Bidar, Quelles valeurs transmettre aujourd’hui ?, Paris, Albin Michel, 2016, p. 95-97.. Peu importe, l’origine religieuse le contenu est le même : l’Esprit. Pour Hegel, les concepts moraux des religions sont tous issus de la pensée. Il faut préserver les concepts libéraux et évacuer ceux qui sont liberticides. Peu importe, l’origine d’un concept car pour Hegel, il est un développement de l’esprit et ce n’est pas parce qu’un concept se développe dans une religion qu’il devient inopérant en politique. Considérons par exemple, avec Victor Hugo dans Les misérables, la notion de fraternité dans la religion chrétienne. Jean Valjean cherche en vain un endroit pour dormir car il est rejeté par l’ensemble de ses concitoyens au nom de son identité de forçat. Lorsqu’il franchit le seuil de la porte d’un évêque et qu’il est accueilli par ce dernier, Jean Valjean n’en revient pas. « Vrai ? Quoi ? vous me gardez ? Vous ne me chassez pas ! un forçat ! (…) Qu’ai-je besoin de savoir votre nom ? D’ailleurs, avant que vous me le dissiez, vous en avez un que je savais. (…) vous vous appelez mon frère »30 Victor Hugo, Les misérables, Paris, Gallimard, 1995 t. 1, p.122-127.. En incarnant Dieu dans un être humain, le Christ est le frère de tous les hommes. Jean Valjean n’est ni un forçat, ni un Français, il est un fils de Dieu, il est un homme. L’identité est effacée au profit de l’universelle condition humaine. Contrairement à ce que l’on disait dans l’introduction, le lien religieux n’est peut-être pas toujours un lien qui efface les singularités. Si c’est le cas pour un certain nombre d’Églises, il n’en est peut-être pas de même pour ce que Hegel appelle la vraie religion qui élève à l’universalité. En effet, religion et État s’harmonisent lorsque la religion révèle, par la représentation d’un Dieu, l’Esprit absolu parce qu’elle élève l’individu à l’universel, c’est-à-dire à la prise de conscience de la dimension universelle de l’Esprit. L’État n’existe effectivement que si, et seulement si, les citoyens sont conscients de la nécessité de la vie collective. Si le citoyen prend conscience par la raison de cette finalité, le croyant en prend conscience par la représentation de Dieu. La religion ne peut-elle pas alors devenir un partenaire de l’État dans cette construction ou maintien de l’unité ? D’où vient d’ailleurs l’idée qu’il faut construire cette unité ? N’est-elle pas déjà présente dans les valeurs morales ?

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[24] Catherine Kintzler, Qu’est-ce...

Catherine Kintzler, Qu’est-ce que la laïcité, op.cit., p. 67-68.

[25] Joël Roman, « Crise de la laïcité...

Joël Roman, « Crise de la laïcité ou nouvelle question laïque ? » op. cit., p.65-72.

[26] Hegel, Précis de Encyclopédie...

Hegel, Précis de Encyclopédie des sciences philosophiques, op.cit., §552, p. 294.

[27] Hegel critique en particulier Von...

Hegel critique en particulier Von Haller. Sur ce point, nous renvoyons le lecteur vers le commentaire de André Lécrivain, Hegel et l'éthicité, Paris, Vrin, « Bibliothèque d’histoire de la philosophie », 2015.

[28] Principes de la philosophie du...

Principes de la philosophie du droit, §270, remarque, p. 291.

[29] Sur ce point, cf. Abdennour...

Sur ce point, cf. Abdennour Bidar, Quelles valeurs transmettre aujourd’hui ?, Paris, Albin Michel, 2016, p. 95-97.

[30] Victor Hugo, Les misérables...

Victor Hugo, Les misérables, Paris, Gallimard, 1995 t. 1, p.122-127.

5) La religion partenaire du maintien de l’unité politique

 
On peut se demander si l’obsession du lien social n’est pas accentuée par le principe de laïcité. En effet, cet espace vide et neutre fondé sur lui-même inquiète parce que les autres liens sont mis de côté. Si on considère au contraire avec Hegel, que l’État apparaît dans une société déjà liée, le rôle de l’État est de maintenir ces liens de les entretenir sous une autre forme que la sacralisation. L’État doit maintenir la confiance en l’État en assurant la cohésion entre la volonté subjective et le vouloir universel. Cette cohésion doit être maintenue par un sentiment politique, une disposition du peuple.
 
Ce sentiment est principalement la confiance (qui peut devenir une compréhension plus ou moins cultivée) et la certitude que mon inté­rêt particulier et mon intérêt substantiel sont conservés et maintenus dans l’intérêt et dans les buts d’un autre (ici l’État), par suite de sa relation à moi comme individu ; d’où il résulte justement, qu’il n’est pas pour moi quelque chose d’autre et que dans cet état de conscience, je suis libre.31 Hegel, Principes de la philosophie du droit, op.cit., § 268, p. 282-283.
 
Il faut remarquer d’abord ici que la religion n’est pas au fondement de ce sentiment mais plutôt un moyen d’élever les individus à l’universel. La religion devient un partenaire de l’Etat dans l’élévation morale des individus. Elle participe à cette élévation comme on l’a vu plus haut. Ensuite, entre enjeu la notion de confiance qui n’est pas ici de la même forme que la foi. J’ai confiance en l’unité, j’ai confiance en cet État qui protège ma liberté32 « En retour, le principe même de l’État se trouve dans l’adhésion ou la reconnaissance que lui apportent les individus qui le constituent. Il est donc uniquement fondé sur ce pouvoir d’unification de l’ensemble des individus qui trouvent en lui l’accomplissement effectif et l’achèvement de leur mode d’être familial, social et politique. », André Lécrivain, Hegel et l’éthicité, Paris, Vrin, « Bibliothèque d’histoire de la philosophie », 2015 p. 134.. Enfin, cette confiance peut être le résultat d’une culture ce qui implique que l’on peut éduquer les individus à cette élévation.
 
L’unité du corps est le résultat d’un équilibre entre la volonté subjective et la volonté universelle33 « La formation qui les délivre de leur subjectivisme et leur apprend que leurs intérêts particuliers coïncident avec l’intérêt de la collectivité produit une confiance profonde dans l’Etat (…) qui, à son tour, rend l’Etat libre et fort. » Adrien Peperzak, « Religion et politique dans la philosophie de Hegel, » in Hegel et la religion, Guy Planty-Bonjour, (dir), Paris, Presses Universitaires de France, 1982, p. 37-76, p. 47.. Si la volonté universelle est soumise à l’intérêt particulier elle n’est plus universelle et l’association politique n’a pas dépassé le stade de la société civile.34 « Les implications révolutionnaires de la pensée de Rousseau semblent montrer qu’une telle conception politique peut tout au plus conduire à l’édification d’une société civile, mais non pas à un État véritable. » André Lécrivain, Hegel et l’éthicité, op.cit., p. 127. À l’inverse, si on efface la volonté subjective au profit de l’État, on détruit le corps politique. Il ne faut donc pas nier cette volonté subjective mais il faut l’élever à l’universel. Rien n’est plus difficile et en particulier dans une société multiculturelle, que de préserver la particularité subjective en maintenant la conscience d’un vouloir universel.
 
« Mais si la particularité subjective est maintenue dans l’ordre objectif et en accord avec lui, si son droit est reconnu, elle devient le principe qui anime la société civile, qui permet le développement de l’activité intel­ligente, du mérite et de l’honneur »35 Hegel, Principes de la philosophie du droit, op.cit., §206, p. 234..
 
De ce point de vue, la religion chrétienne, en ce qu’elle repose sur le Saint Esprit, est la seule religion qui prend conscience de l’Esprit absolu pour Hegel. Elle est la religion qui est la source de l’accord entre la liberté subjective et la liberté objective, de la volonté particulière et de l’universel.
 
« Le droit de la particularité du sujet à se trouver satisfaite, ou, ce qui est la même chose, le droit de la liberté subjective, constitue le point critique et central dans la différence de l’Antiquité et des temps modernes. Ce droit dans son infinité est exprimé dans le Christianisme et y devient le principe universel réel d’une nouvelle forme du monde »36 Hegel, Principes de la philosophie du droit, op.cit., §124, remarque, p. 156..
 
Ce qui signifie que le christianisme est une étape dans le développement de l’importance de la subjectivité dans la vie en communauté. On ne peut pas nier la singularité au détriment du bien commun. C’est parce que la liberté individuelle est préservée, que la confiance en l’État est grande et que cet État est fort. L’État ne peut pas, au nom du principe de laïcité, être indifférent aux revendications identitaires. Il doit les entendre pour ne pas que ces revendications deviennent sécessions. Reconnaître les identités n’est pas diviser mais bien au contraire faire entrer ces identités dans le corps politique. La revendication identitaire ou religieuse est moins un processus séparatiste qu’une preuve de la volonté d’appartenir au corps politique. Pourquoi revendiquer une reconnaissance auprès d’un État dont on voudrait se séparer ? On reconnaît le processus exprimé par Marcel Gauchet au début de cette réflexion. De nos jours, on n’entre plus dans l’État en tant que sujet abstrait mais en tant que chrétien, musulman, juif, basque, breton ou corse.

 

6) Spiritualiser l’État

 
L’État, en ce qu’il participe à l’Esprit objectif, est profondément spirituel. Reconnaître la spiritualité dans le politique ne consiste pas à faire une religion civile ou encore moins une théocratie qui est l’absence d’État. Ce que suggère la pensée de Hegel, c’est plutôt de remplir le vide qu’instaure l’abstraction laïque. En ce sens, il ne faut pas rendre à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu. Il ne faut pas séparer le spirituel du temporel. Hegel insiste sur le fait que cette séparation n’est pas voulue par l’Etat mais par l’Église afin de garder la main sur le spirituel. On retrouve déjà cette idée chez Spinoza lorsqu’il explique pourquoi selon lui, la religion chrétienne cherche à s’emparer du sacré37 « (…) la religion chrétienne n’a pas été primitivement enseignée par des rois, mais par des particuliers qui contre la volonté du gouvernement dont ils étaient les sujets, s’accoutumèrent longtemps à se réunir en Églises privées, à instituer et administrer les offices sacrées, à ordonner et décréter toutes choses sans tenir aucun compte de l’État » Spinoza, Traité théologico-politique Chapitre XIX, Paris, Garnier Flammarion, 1965. p. 322.. Pour Hegel, cette séparation est un moment qui permet à l’État de se différencier, de s’émanciper de la tutelle des Églises pour établir des règles de conduites fondées sur la raison. Cette séparation est salutaire. Mais l’Etat en tant qu’incarnation de l’esprit objectif, doit être Esprit et non pas simplement administration. Si on considère aujourd’hui le monde politique nourri par des débats polarisés et centrés sur des questions pragmatiques, on pourrait suggérer que l’État s’élève à la question du sens de son action, de la finalité, et d’une vision plus lointaine que les échéances électorales pour créer du commun. Cette séparation laïque ne doit pas dédouaner l’État de s’emparer de questions d’ordre philosophique sur le sens de sa propre existence, sur le sens de la vie en communauté pour ensuite proposer des lois concrètes. Le débat sur la fin de vie illustre parfaitement l’intrusion du politique dans le domaine spirituel. Cela crée parfois des conflits entre l’Église et l’État mais la question de la mort est une question sur la vie et l’on voit bien dans cet exemple le lien profond entre le religieux et le politique. Il traite bien du même contenu. Cependant, l’État ne doit pas s’en emparer, comme le fait la religion, sous la forme de la croyance. Il doit s’en emparer sous la forme rationnelle de la politique et légiférer.  
 
Pour conclure, cette affirmation hégélienne de l’unité du contenu religieux et politique tout en appuyant la distinction entre leurs formes respectives, ne contredit pas complètement le principe de laïcité mais le nuance ou le dépasse. Au fond, Hegel a le même objectif que les défenseurs de la laïcité, à savoir, la liberté de l’individu dans le cadre de la vie collective. La réflexion hégélienne éclaire la situation politique française contemporaine sur trois points. Premièrement, elle défend une séparation claire entre l’État et la croyance de chacun au nom de la liberté de l’individu. Deuxièmement, elle rappelle l’importance de distinguer la forme politique fondée sur la raison et la forme religieuse fondée sur les sentiments et les représentations. L’État ne peut pas être une religion civile dans laquelle des valeurs sont sacralisées. Troisièmement, Hegel soutient que cette séparation voulue par l’Église du temporel et du spirituel ne doit pas restreindre l’État à son rôle administratif. C’est ici que les dangers du vide laïque sont les plus alarmants. Hegel invite à une spiritualisation des grands enjeux politiques et de ce point de vue, le rapprochement de l’État et des religions ne doit pas être strictement exclu. Les deux sphères, politique et religieuse, ont en point commun l’élévation de l’individu à l’universel. Et c’est précisément sur ce point que la question de l’universalité interroge la question du lien. La focalisation contemporaine sur la question de la laïcité comme principe de cohésion sociale doit être dépassée pour s’interroger plus profondément sur le contenu de la citoyenneté. Qu’est-ce qui peut maintenir le lien entre les citoyens ? N’est-ce pas précisément la prise de conscience de l’importance de la réconciliation entre la volonté subjective et l’intérêt collectif ? Si l’État considère que l’émancipation des citoyens doit passer par la prise de conscience de leur commune humanité, ne faudrait-il pas chercher à réformer les religions pour qu’elles deviennent des partenaires dans cette élévation plutôt que des obstacles ou des ennemis ? Les religions n’ont-elles pas pour vertu de montrer à leur croyants l’importance de la dignité de tout être humain ? Si c’est le cas, il reste une question fondamentale. Vouloir montrer aux citoyens leur commune humanité n’est-ce pas étendre le lien politique au delà de l’État ? N’est-ce pas une invitation au cosmopolitisme et donc à la disparition de l’État ? Cette volonté ne conduit-elle pas, en ce qu’elle pense les citoyens uniquement comme des êtres rationnels c’est à dire des humains, vers une société des nations ? Hegel tout en montrant l’importance de cette élévation, de cette prise de conscience prévient contre le cosmopolitisme qu’il considère comme un danger pour l’État.
Il appartient à la culture, à la pensée comme con­science de l’individu dans la forme de l’universel que je sois conçu comme une personne universelle, terme dans lequel tous sont compris comme identiques. L’homme vaut ainsi parce qu’il est homme, non parce qu’il est juif, catholique, protestant, allemand ou italien. Cette prise de conscience de la valeur de la pensée universelle est d’une importance infinie. Elle ne devient une erreur que si elle se cristallise sous la forme de cosmopolitisme pour s’opposer à la vie con­crète de l’État » 38 Hegel, Principes de la philosophie du droit, op.cit., §209, p. 236..
 
On voit bien l’importance de cette prise de conscience de l’universel pour relier les hommes et à la fois au danger auquel elle peut conduire si l’on en reste à cette pure abstraction. En effet, si l’on peut s’appuyer sur ces idées révolutionnaires pour fonder le droit, on ne peut s’en contenter lorsqu’il faut établir les lois qui seront toujours socialement et historiquement déterminées.

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[31] Hegel, Principes de la philosophie...

Hegel, Principes de la philosophie du droit, op.cit., § 268, p. 282-283.

[32] « En retour, le principe même de...

« En retour, le principe même de l’État se trouve dans l’adhésion ou la reconnaissance que lui apportent les individus qui le constituent. Il est donc uniquement fondé sur ce pouvoir d’unification de l’ensemble des individus qui trouvent en lui l’accomplissement effectif et l’achèvement de leur mode d’être familial, social et politique. », André Lécrivain, Hegel et l'éthicité, Paris, Vrin, « Bibliothèque d’histoire de la philosophie », 2015 p. 134.

[33] « La formation qui les délivre de...

« La formation qui les délivre de leur subjectivisme et leur apprend que leurs intérêts particuliers coïncident avec l’intérêt de la collectivité produit une confiance profonde dans l’Etat (…) qui, à son tour, rend l’Etat libre et fort. » Adrien Peperzak, « Religion et politique dans la philosophie de Hegel, » in Hegel et la religion, Guy Planty-Bonjour, (dir), Paris, Presses Universitaires de France, 1982, p. 37-76, p. 47.

[34] « Les implications révolutionnaires de...

« Les implications révolutionnaires de la pensée de Rousseau semblent montrer qu’une telle conception politique peut tout au plus conduire à l’édification d’une société civile, mais non pas à un État véritable. » André Lécrivain, Hegel et l'éthicité, op.cit., p. 127.

[35] Hegel, Principes de la philosophie...

Hegel, Principes de la philosophie du droit, op.cit., §206, p. 234.

[36] Hegel, Principes de la philosophie...

Hegel, Principes de la philosophie du droit, op.cit., §124, remarque, p. 156.

[37] « (…) la religion chrétienne n’a...

« (…) la religion chrétienne n’a pas été primitivement enseignée par des rois, mais par des particuliers qui contre la volonté du gouvernement dont ils étaient les sujets, s’accoutumèrent longtemps à se réunir en Églises privées, à instituer et administrer les offices sacrées, à ordonner et décréter toutes choses sans tenir aucun compte de l’État » Spinoza, Traité théologico-politique Chapitre XIX, Paris, Garnier Flammarion, 1965. p. 322.

[38] Hegel, Principes de la philosophie...

Hegel, Principes de la philosophie du droit, op.cit., §209, p. 236.
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