Un terrain pour une laïcité médiatrice
Jean Baubérot dans son article Sécularisation, laïcité, laïcisation cite une typologie, réalisée par Micheline Milot, distinguant « une laïcité anticléricale ou antireligieuse, une laïcité autoritaire, une laïcité de foi civique, une laïcité de reconnaissance et une laïcité séparatiste ». Danièle Hervieu-Leger rajoute à cette typologie le concept de « laïcité médiatrice » qui fait que :
les rapports entre la République laïque et les religions peuvent se déplacer et même passer d’un régime de neutralité relativement pacifiée à celui d’une coopération raisonnée en matière de production des références éthiques, de préservation de la mémoire et de la construction du lien social.
L’autrice continue de cette manière de développer sa pensée quelques pages plus loin :
Il n’est pas impossible d’imaginer que la reconnaissance de la contribution démocratique des différentes familles spirituelles puisse, en retour, se développer comme un enrichissement de la laïcité, au point de constituer un vecteur possible de médiation dans des conflits qui sont à la fois l’expression et le résultat de la crise de la normativité républicaine.
La chercheuse prend pour illustrer son propos l’exemple de la mission qui a eu lieu en Nouvelle Calédonie après les événements d’Ouvéa. Afin de réactiver les discussions entre le F.L.N.K.S et le gouvernement une délégation a été envoyée du 20 au 28 mai 1988. Aux côtés de trois représentants de l’état, étaient présent Monseigneur Paul Guiberteau, recteur de l’Institut Catholique de Paris, le pasteur Jacques Stewart président de la Fédération Protestante de France, et enfin Roger Leray, ancien Grand maître du Grand Orient de France. Nous allons voir que la Corse pourrait également être un cas d’école de cette « laïcité médiatrice », les interconnexions entre politique et religion facilitant sa mise en place.
Comme dit précédemment, les années 1970 en Corse sont le théâtre de l’émergence d’une revendication culturelle, identitaire et politique. Cette dernière sera fortement impactée par les événements d’Aleria et l’occupation de la cave Depeille le 21 et 22 août 1975 par des militants nationalistes. L’affaire se termine dans une fusillade et un bain de sang avec deux gendarmes tués et quatre blessés. Les occupants de leur côté déplorent un blessé grave. Une militante nationaliste dans une lettre envoyée à l’évêque de Corse, Monseigneur Thomas, dans les jours suivants, demande :
À Aleria au moment de la tragédie …Où était l’Église ? Où étaient, l’Evêque, et ses prêtres de la Messa nustrale : Giudicelli et Casanova ? Leur Médiation, leur Présence, sur les lieux de l’affrontement, auraient peut-être évité le drame qui se déroulait.
Cette plainte, en plus de montrer le poids de l’Église dans la société insulaire, montre qu’inconsciemment, ou non, la militante, comme de nombreux Corses, pense l’institution religieuse comme un véritable acteur du jeu politique. Pour elle, l’Église de Corse doit avoir un rôle de médiation entre la revendication insulaire et le gouvernement français. Cette position de médiateur sera prise par le diocèse d’Ajaccio, et de son conseil épiscopal, qui le lendemain de l’assaut de la cave par les forces de l’ordre fait un communiqué appelant au dialogue. Toujours dans cette volonté de dialogue Monseigneur Thomas envoie une lettre au président de la République Valéry Giscard d’Estaing le 25 août. Dans cette missive l’évêque essaye de mettre le doigt sur l’origine du problème sans dépasser le cadre conféré par le principe de laïcité :
Chacun s’efforce de mettre en relief les racines profondes du présent. Et elles existent, certes, matérielles, économiques, juridiques, politiques, sociales, depuis des années […] Mais, non moins évident, non moins profond, et non moins unanime, il existe un problème de psychologie qui touche à l’âme du peuple corse. De ce problème, il faut tenir compte en toute décision. De ce problème, il faut aussi discuter.
Ainsi s’il y a des problèmes économiques, juridiques et politiques, l’Église de Corse ne semble pas pouvoir agir dessus sans sortir de son rôle de médiateur justement. Un prêtre corse interrogé par Kyrn, sur la question de l’autonomie, quelques mois plus tard, défendra la même position :
L’Église sortirait de son rôle si elle prétendait résoudre dans leur totalité les problèmes que soulève l’autonomie des régions et leurs innombrables aspects ethniques, linguistiques, économiques, historiques, géographiques, etc… Mais ce que l’Église peut et doit faire c’est fournir un éclairage sur les aspects spirituels, impliqués par les problèmes de l’autonomie. Là, l’Église – celle qui n’est pas enfermée dans les sacristies – est compétente et elle peut et doit exercer sa compétence.
Ainsi, si l’Église de Corse ne peut agir sur tous les problèmes touchant la société corse, l’institution religieuse met tout de même un point d’honneur de créer le dialogue entre les différentes parties prenantes, et tente ainsi de calmer les tensions. C’est avec ce même objectif que se constitue, dans les jours suivant août 1975, un groupe de chrétiens insulaire composé de toutes les strates de la société et provenant d’horizons politiques différents.
Cette casquette de médiateur de l’Église de Corse n’a pas été seulement portée lors des événements d’Aleria. Nous pouvons de cette manière penser à l’intervention de Monseigneur Thomas, durant l’affaire Bastelica-Fesch de janvier 1980, au Journal télévisé de 13 heures en direct sur TF1, face au ministre de l’intérieur Christian Bonnet auquel il demande de « privilégier la vie humaine » et de rendre plus discrètes les forces de l’ordre.
L’Église intervient également lors du premier procès du F.L.N.C., 14 juin 1979 à Paris, où 21 personnes sont jugées. Véritable tribune politique pour la structure clandestine, celle-ci choisie trois prêtres, dont l’abbé Modeste Bertoni, comme témoins de moralité. L’abbé fera de ce procès, notamment de sa prise de parole réalisée en tenue d’office, un livre Le Procès de Paris: Le procès des patriotes corses dans le contexte du mystère de la rédemption selon la théologie de Saint Paul. Par le simple titre nous pouvons voir la dimension syncrétique de ce livre, et à travers lui, de ce procès. Ainsi l’abbé citant le livre d’Isaie (9-2) compare le peuple juif au peuple corse jugé ce jour-là, compare la politique répressive d’Hérode et Néron face aux chrétiens à celle portée par l’État français envers les nationalistes. Suivant la recette du syncrétisme politico-religieux (religion, politique, histoire) il évoque les héros corses du XVIIIe siècle comme Pasquale Paoli ou encore Circinellu. Bertoni veut faire des nationalistes jugés de véritables martyrs religieux.
À la suite de ce procès, et un peu avec le même objectif, l’abbé Stra durant son homélie pour la messe de Ponte-Novu, du 9 mai 1980, va traiter du problème des prisonniers politiques par référence à certains passages des évangiles. Le triptyque politique, religion, histoire prend alors ici une quatrième dimension avec un nouvel objectif de « laïcité médiatrice ».