Le cas du juif livournais Elia Modigliani concentre bien souvent l’attention des chercheurs quant au positionnement de l’État national vis-à-vis des religions autres que la sienne ; d’autres affaires permettent cependant d’interroger ce rapport. Du temps de la République de Gênes, déjà, les autorités exerçaient une surveillance constante sur les soldats suisses et allemands qu’elles employaient, ceux-là étant possiblement vecteurs d’idées luthériennes. Quant aux individus de confession hébraïque, l’illuministe napolitain Ferdinand Galiani écrivait bien que l’émergence d’une société tolérante était avant tout corrélée au rôle croissant du commerce ; pour autant, si la Corse moderne n’a jamais été une terre d’accueil privilégiée des juifs – de la même façon que le Domaine –, quelques cas d’installations sont à noter comme ce Benedetto da Murto, « anciennement juif » mais désormais médecin à Bastia en 1531. Les pages qui suivent proposent de décentrer le regard vers un épisode singulier du « moment paolien » (1755-1769), à savoir la séquence diplomatique déployée par Pascal Paoli avec le Bey de la régence de Tunis, depuis l’hiver 1767 jusqu’à l’été 1768, autrement dit entre la fin du traité de Compiègne ii (1764-1768) jusqu’au commencement de la guerre franco-corse de 1768-1769. Au-delà d’une affaire en premier lieu diplomatique, se dévoilent, au second plan, les conceptions géopolitiques et internationales d’un Paoli se questionnant sur le rôle de la Nation corse en Méditerranée et, plus particulièrement, dans son bassin occidental. Adoptant une structure stratégique semblable à celle employée durant la guerre de Sept Ans (1756-1763), le Président du Conseil d’État recherche, durant Compiègne ii, une respiration internationale parmi les puissances non complètement alignées dans les conflictualités continentales (maison de Bourbon contre celle de Habsbourg) et mondiales (France contre l’Angleterre) et en ce sens, les régences d’Afrique du Nord (Alger, Tunis et Tripoli) apparaissent comme déconnectées et, d’une certaine façon, plus libres. Et en effet, si les chercheurs discutent longuement de l’idée d’indépendance naissante lors du « moment paolien », les réflexions ne portent que peu sur la place qu’occuperait un Regno di Corsica indépendant en Méditerranée. Pour Paoli, une Corse indépendante ne peut être qu’un État sachant regarder l’Afrique du Nord pour y trouver des alliés l’émancipant des conflictualités européennes car, comme soutenu dans ma thèse en 2022 puis dans mon ouvrage de 2024, la condition de l’indépendance nationale dépend surtout de sa capacité à conserver une posture neutre et non alignée. Toutefois, comme l’a montré Eric Schnakenbourg, pour être neutre, il faut être fort. Chose que les Nationaux ne sont assurément pas ; d’où, la nécessité d’un rapprochement avec Tunis en 1768. Or, pour pouvoir appréhender cet épisode singulier, il nous faut revenir sur le dense contexte qui le précède.
I. Une donne géopolitique spécifique : les années 1767-1768
Dans son manuscrit de l’Histoire des Guerres, l’abbé Guillaume-Thomas Raynal (1713-1796) s’interrogeait : mais pour qui roulait ce fameux Théodore de Neuhoff ? Celui-là même, précisait-il, qu’on « croyait travailler pour quelque grande puissance » ? Il y a, au fond, un phénomène qui a attiré la curiosité des observateurs : dans cette Europe du xviiie siècle où l’équilibre des relations internationales est fermement réglé par les deux grandes Maisons, dans quelle mesure peut-il exister un évènement déstabilisant la balance des pouvoirs sans que celui-ci ne soit alimenté par l’une des deux ? Or, même si cela fut contre-intuitif pour les contemporains, ce fut bien le cas. Les révolutions corses (1729-1769) sont nées d’un contexte de tensions croissantes depuis la fin du xviie siècle et aucune puissance n’en a tenu les ficelles. Bien nombreuses sont celles à avoir essayé de jouer leur carte sur l’île, mais les crises insurrectionnelles ne sont pas nées d’un complot ourdi par quiconque ; les révolutionnaires ont, de leur côté, frappé à toutes les portes et, parfois même, à plusieurs reprises. Ainsi, lorsque commence la première guerre mondiale qu’est la guerre de Sept Ans, le Général Pascal Paoli parvient à conserver une posture de neutralité sans s’aligner sur le camp français ou anglais tandis que la Sérénissime République de Gênes s’est, elle, encore enfoncée dans le bouclier français. Ce faisant, lors du traité de Compiègne i (1756-1760), les présides littoraux de Corse – hormis Bastia – sont occupés par les troupes du Roi. De leur côté, la Couronne britannique a, derrière une façade discursive unitaire, joué un double jeu. Si les Anglais ont officiellement prohibé toutes relations avec les insurgés (12 juin 1731, 10 mai 1753, 29 décembre 1762, etc.) – ceci conduisant le Général à pester contre le fait d’être encore publiquement considérés comme des rebelles ! –, ils ont aussi, en sous-main, reçu à Londres Colonna Anfriani ou encore Gian Quilico Casabianca à Turin puis à Naples, tout autant qu’ils ont fait missionner le capitaine Frederick auprès de Paoli.
Toutefois, après une première séquence de guerre favorable aux Français (1756-1761), la guerre de Sept Ans s’achève en consacrant les Britanniques vainqueurs : le traité de Paris de 1763 conduit à la fin du « premier empire colonial » français lors duquel le Très Chrétien de France perd ses possessions nord-américaines continentales, bien qu’il conserve Saint-Pierre-et-Miquelon et, plus au sud, les îles sucrières et Sainte-Lucie ; c’est donc au sein d’un dense contexte que la Corse revêt d’une importance stratégique renouvelée. L’anecdote est aujourd’hui bien connue : dès que Choiseul apprend la chute des villes de Montréal, de Trois-Rivières et de Québec en 1761, il attrape dans les couloirs de Versailles Agostino Sorba, originaire d’Ajaccio et ambassadeur plénipotentiaire de la République de Gênes, et exige de lui qu’il trouve un moyen pour lui transférer la Corse ; cette île, s’en défendra Choiseul dans ses mémoires après avoir été limogé en 1773, apportera bien davantage que ce que le Canada n’a jamais apporté à la France. L’île apparaît tant comme une victoire compensatoire pour le duc, qu’une première étape dans la réinvention d’un destin méditerranéen de la France vers l’Afrique du Nord, bien que celui-ci ne soit l’œuvre que du siècle suivant avec l’envahissement de l’Algérie en 1830 puis de la Tunisie en 1881. Ce renouvellement du paysage géopolitique mondial conduira la France à la signature du traité de Compiègne ii (1764-1768) puis, enfin, à celui de Versailles (mai 1768). Les lectures concernant le « secret de Chauvelin » ont donc souvent été marquées par une approche téléologique aujourd’hui à délaisser.
En ce temps, Pascal Paoli ne prend cependant pas conscience de cette nouvelle donne ; n’affirme-t-il pas dans son épistolaire que la guerre de Sept Ans n’avait été qu’une partie de cartes ? Or, c’est bien là sa plus grande erreur stratégique : en manquant de faire inscrire l’indépendance du Royaume de Corse dans le traité de Paris, apparaît un vide que le duc Choiseul s’empressera de compléter. Plus encore, puisque les traités de Compiègne ii ainsi que celui de Versailles seront signés avec accord de Sa Majesté britannique. Dès 1764, la Couronne britannique connaît donc l’inclinaison de Choiseul en direction de la Corse ; d’où, aussi, l’incompréhension de Paoli face à l’inaction des Anglais ! Pour l’heure, le Général ne voit en Compiègne ii qu’un malheureux contretemps, qu’une séquence de standby lors de laquelle doivent être suspendues toutes ses infructueuses tentatives contre les présides. De sa plume, les troupes françaises débarquées en décembre 1764 sont désormais les « spectatrices de nos opérations » alors qu’il notait, peu avant, que si les « Français ne viennent pas, les Génois sont perdus […] parce que les habitants des présides, ayant connaissance une fois pour toutes de leur état de faiblesse, nous rejoindront ». Dès lors, la donne politique change : d’un face-à-face corso-génois, les révolutionnaires basculent dans une triangulaire où l’un des acteurs, la France, mime une posture de neutralité arbitrale.