Antonio Trampus : Je vous propose quelques réflexions sur le sujet du droit au bonheur au XVIIIe siècle en relation avec la Constitution pour la Corse et Pasquale Paoli. Il est vrai que les besoins de bonheur et sa recherche se font particulièrement ressentir en période d’incertitude et d’inconnu sur le présent et l’avenir. C’est ce qui s’est produit à l’époque de la Révolution corse et de la Révolution américaine, lorsque le droit à la recherche du bonheur a été inscrit dans la Déclaration d’indépendance de l’Amérique et dans la Constitution corse. Cela s’est produit, pour prendre un exemple plus proche de nous dans le temps, à l’époque de la grande crise financière de 2007-2008 ou de la pandémie de Covid-19, lorsque les réflexions sur ces sujets, toujours d’actualité, se sont multipliées. Il en va de même face à la recrudescence des conflits proches et lointains, au point de faire résonner l’appel de Gaetano Filangieri, en 1780, et l’ouverture de sa scienza della legislazione, consistant à laisser place aux bonnes lois qui sont les seuls soutiens au bonheur.

À partir du XVIIIe siècle, la recherche du bonheur, sur le plan politique, juridique et constitutionnel, a montré sa force et son efficacité, notamment en tant qu’attente et espoir d’un avenir meilleur. C’est le leitmotiv de ma présentation. Je vous propose donc d’analyser l’idée du bonheur et la révolution non seulement comme un projet de Constitution, mais comme un projet politique pour l’avenir. L’idée et le désir du bonheur sont étroitement liés à l’idée de l’avenir, tant comme espace de liberté pour l’individu conquis progressivement au cours de l’âge moderne et contemporain, que dans le domaine juridique. Le domaine juridique est le champ des lois faites par les personnes et pour les personnes. Il se révèle à cet égard particulièrement adapté d’un point de vue historique pour approfondir l’évolution du droit au bonheur et de sa recherche, tant que le droit est vivant et reflète les attentes d’une société en constante évolution. Depuis que la culture occidentale a ramené les thèmes du bonheur d’un horizon purement providentiel, c’est-à-dire considéré comme un don ou une attente soustraite à la disponibilité de la personne, vers le terrain des actions humaines, c’est-à-dire en les transformant en un bien à disposition totale de l’individu, des scénarios inédits et, dans une certaine mesure, tragiques se sont ouverts.

Historiquement, la modernité et les processus graduels de la sécularisation de la société européenne ont alimenté l’idée que le bonheur pouvait être avant tout un produit de l’homme, puis devenir l’objet de sa recherche, et enfin être accompli par sa réalisation. Sans aucun doute, le langage des Lumières, au cours du XVIIIe siècle, a-t-il accéléré ces débats. Il a envisagé la possibilité de les développer non seulement grâce à la perspective éthique et philosophique d’une recherche du bonheur, mais aussi en mettant en place de véritables stratégies capables de déplacer l’attention d’une dimension purement théorique vers le langage facilement décodable dans la vie quotidienne. À travers la formulation des comportements et des règles de la vie civile, signe d’un besoin de l’homme de pouvoir mesurer l’élargissement des espaces de liberté progressivement accompli, la discussion sur le bonheur et sa recherche a ouvert, au cours des trois derniers siècles, des champs de réflexion et d’action

totalement nouveaux, mais aussi, dans un certain sens, dramatiques. Ainsi, les questions se sont multipliées. Comment réaliser, dans la vie terrestre, un projet de bonheur pour l’individu ou pour la collectivité ? Comment transformer l’attente de la recherche du bonheur en un bien réellement accessible ? Comment faire du bonheur un objet réel et pas seulement un objet métaphysique ? Autour de ces questions s’est développé, à partir de l’époque des Lumières, un effort visant à comprendre comment la question du bonheur pouvait être déclinée dans l’action quotidienne. En d’autres termes, comment le bonheur pouvait-il être apprivoisé de la même manière que l’homme, au cours de son processus de civilisation, a appris à apprivoiser la nature et ses lois ? Ici, les éléments de la tension entre nature et artifice, entre droit naturel et droit positif, apparaissent clairement. Jusqu’où le droit au bonheur est-il un droit naturel et à partir de quand est-il une constitution politique ? Jusqu’où les législateurs et la collectivité doivent-ils aller pour l’activer et le protéger ? La langue des Lumières se prête très bien à être utilisée comme un outil de vérification de ce parcours. En effet, elle n’est pas seulement liée à l’utilisation et au renouvellement des concepts politiques. Elle implique, de manière plus générale, toutes les formes d’expression et de communication typiques de l’Ancien Régime, qui sont celles d’une société n’ayant pas nécessairement confiance dans l’écrit et qui repose, peut-être pas différemment d’aujourd’hui, sur la puissance de l’image. C’est aussi pour cela que le XVIIIe siècle apparaît, sans aucun doute, comme le siècle du droit au bonheur, en ce sens qu’il a non seulement été capable de laïciser cette idée, rompant avec les préceptes rigides de la morale et la transformation, et une sorte de mot d’ordre de la culture occidentale. Mais c’est aussi le siècle qui a rendu cette idée du bonheur dynamique, jusqu’à la transformer en un utile malléable en fonction des changements de la société civile. Dans cette optique, le bonheur apparaît également dans l’histoire constitutionnelle de l’Occident, à travers l’invention du droit à la recherche du bonheur, qui est inséré dans la Déclaration d’indépendance de l’Amérique. À partir de là, au cours du XVIIIe siècle, il apparaît dans la plupart des déclarations de droits et des premières constitutions écrites. Cette histoire de tentative de domestication du bonheur, résumée dans le thème de sa recherche terrestre et politique, peut également être comprise dans ses aspects positifs, comme une histoire de liberté, de la liberté de la recherche du bonheur. Le bonheur tend à être – ou du moins la culture des Lumières tente de le traduire ainsi – un droit de liberté dont les contenus peuvent et doivent varier dans le temps et dans l’espace, en fonction des différents contextes historiques et culturels. Le bonheur n’est pas une raison fixe et, dans sa recherche, l’être humain doit rester libre de s’orienter et de choisir. De même, au moment où, à partir de la Révolution corse, il est envisagé comme un droit constitutionnel de liberté, le droit au bonheur sert également à définir et à délimiter les rôles des gouvernants, des institutions et de l’État, qui doit soutenir et garantir ce droit, mais ne pas l’imposer. L’histoire nous offre des exemples tragiques de la tension, c’est-à-dire les rebondissements du droit au bonheur, à des époques apparemment lointaines, mais en réalité très proches de nous, autour de cette idée du bonheur. Prenons par exemple l’affirmation du bonheur non pas comme un droit de la liberté, mais comme une obligation de performance des individus ou du gouvernement. Cela a produit très tôt les horreurs de la guillotine, dont les victimes ont été les protagonistes mêmes de la Révolution. C’est pourquoi, aux États-Unis, où les droits à la recherche du bonheur restent fixés par la Déclaration d’indépendance, la Cour suprême a continué à attirer l’attention sur le caractère évolutif et non figé dans le temps de cette idée, qui doit rester un droit de liberté. C’est également pour ces raisons que, dans le reste du monde occidental, le bonheur, en tant que droit constitutionnel, a été décomposé en différents droits et libertés plus spécifiques, énumérés et garantis dans nos chartes fondamentales, parallèlement à une attention toujours croissante portée à une bonne qualité de vie, qu’une bonne administration publique doit protéger. Hobbes l’expliquait déjà dans Les éléments du droit naturel et politique, soulignant que « dans la cour éternelle de l’homme, être continuellement dépassé, c’est le malheur. Dépasser continuellement ceux qui sont devant, c’est le bonheur. Abandonner la piste, c’est mourir. » En d’autres termes, l’essence du bonheur est l’attente du bien futur. Dès que l’on est satisfait, le désir de parvenir à un nouvel objectif se fait sentir. Le lien entre le bonheur et l’avenir devient ainsi plus évident, ce qui nous ramène au siècle des Lumières, où la construction, voire l’invention de l’avenir ou du futur, en tant que temps à disposition de l’être humain, devient l’un des traits les plus caractéristiques de la modernité.

Partons une fois de plus des données linguistiques. Jusqu’au XVIIIe siècle, l’utilisation du mot « futur » n’est pas encore si répandue dans la langue européenne et l’on préfère parler « d’avenir » ou « d’avènement ». Le mot « avènement » a un caractère eschatologique, il préfigure un avenir ou un destin largement providentiel, indépendant de chaque action individuelle et donc la volonté du sujet individuel. À l’inverse, l’utilisation du mot « futur » se répand dans le langage politique à l’époque moderne, jusqu’à transformer l’essence même de l’avenir et de l’avènement, surtout pour désigner la sphère individuelle. Y compris dans ses dérivés ; les termes tels que « futurisme » ou « futurible », apparus depuis le XIXe siècle.

La confiance en un avenir qui nous appartient, dont nous sommes nous-mêmes les protagonistes et qui doit être en quelque sorte représentée, semble s’accentuer précisément au XVIIIe siècle, une époque au cours de laquelle les nouveaux horizons passionnants semblent s’ouvrir aux yeux de beaucoup : l’âge des Lumières, de la Révolution corse, de la Révolution atlantique, des expériences constitutionnelles sous le signe de la liberté et de l’égalité. C’est aussi le siècle de la naissance de la pédagogie et de la valorisation de l’enfance qui représentent justement, et ce n’est pas un hasard, un investissement dans l’avenir et les générations à venir.

L’avenir est également raconté à travers un mot-clé destiné à son tour à diverses interprétations et qui semble encore tout à fait innocent : le progrès. Nicolas de Condorcet, protagoniste de la Révolution française, mort en prison, explique ce parcours dans un livre publié à titre posthume, L’esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain. Il s’agit là d’abord d’un progrès de l’esprit avant d’être technologique ou économique, une confiance dans l’être humain et ses capacités. Le fait que l’avenir se présente sous la forme des progrès et du progrès de l’être humain est d’ailleurs une idée qui circule depuis longtemps à l’époque de Condorcet. L’invention du futur, de l’avenir, brise donc les catégories historiques du thème, du temps, et permet d’imaginer des horizons du bonheur déclinables dans diverses directions, tant dans le temps que dans l’espace, tant dans la littérature que dans la politique et l’économie.

Revenons à la fin de l’Ancien Régime, et à Filangieri, l’auteur de La science de la législation. Un trait fondamental de son œuvre – et Filangeri est Napolitain, Pascal Paoli a aussi étudié à Naples – est la vision de la primauté de la loi, qui découle du contexte typique de son époque et de l’hypothèse que les gouvernants sont pour la plupart hostiles et mauvais. Ils ont tendance à utiliser les pouvoirs, par la force et les armes, pour atteindre leur fin. Cependant, comme l’explique Filangieri lui-même, il existe « un autre moyen, indépendant de la force et des armes, pour atteindre la grandeur. Les bonnes lois sont le seul soutien du bonheur national, et la bonté des lois est indissociable de l’uniformité ». Filangieri a donc bien compris la fonction du droit, que nous appelons aujourd’hui le principe de non-rétroactivité, et qui est né avec la fonction de garantie, précisément à l’époque des Lumières. La non-rétroactivité, c’est la même chose que l’avenir et le futur. Nous les retrouvons aujourd’hui dans notre Constitution. Au tournant des années 1770, l’idée que le bonheur est un droit de la personne, et mérite en tant que tel d’être protégé par les lois fondamentales, est donc étroitement liée à la conviction que le meilleur gouvernement est celui des lois par rapport à celui des hommes et à l’idée que cela doit être un projet pour l’avenir. Les liens entre le bonheur et l’avenir s’articulent entièrement autour de ces principes. Il ne s’agit pas simplement de se conformer aux lois naturelles, mais de construire une nouvelle idée de bonheur qui peut aussi s’éloigner de la même manière que l’homme, au cours de son processus de civilisation, a appris à apprivoiser la nature. En ce sens, le bonheur tend à être – ou du moins la culture des Lumières tente de le traduire ainsi – un droit de liberté dont le contenu peut et doit varier dans le temps et dans l’espace en fonction des différents contextes historiques et culturels. Le bonheur de loi, ou mieux, « le bonheur des bonnes lois », pour reprendre l’expression de Filangieri et du siècle des Lumières, se traduit ainsi par un programme pour l’avenir où l’idée de bonheur ne se réduit pas seulement au bien-être physique comme chez les anciens, mais devient un aspect de l’existence de la personne dans la dimension sociale et dans ses relations avec les autres. La nécessité de bonnes règles et de bonnes lois devient une garantie de cette condition. À ces projets de bonheur, la culture des Lumières ajoute une perspective des bonnes lois traduites en forme de Constitution avec une référence à la culture des droits de l’Homme cosmopolite et universaliste. Il n’est pas inutile de rappeler, même face au malentendu de notre époque, que dans le langage des Lumières, l’Homme est un thème universel, ni masculin ni féminin, mais synonyme à la fois d’individu et de collectivité. Le projet des droits de l’Homme, en tant que perspective de bonheur, renvoie donc à la construction d’une communauté idéale d’individus libres, moralement égaux et capables de s’autogouverner, indépendamment des contrats ethniques, historiques et traditionnels. Le langage moderne des droits de l’Homme fait référence à la liberté et aux droits égaux pour chaque individu sans distinction de naissance, de religion, de nationalité, de couleur, naturellement inhérents à l’être humain.

Pour pouvoir s’affirmer, ce projet se mesure donc avec l’idée même de bonheur, au débat sur la nature, au problème de savoir s’il s’agit d’un droit naturel ou d’un droit politique, d’une reconnaissance de ce qui existe déjà ou devrait être placé, ou d’une constitution artificielle. Le bonheur moderne devient ainsi une sorte de sésame pour sortir des pratiques établies, pour introduire de nouvelles valeurs, pour mettre continuellement à l’épreuve le monde dans lequel nous vivons et l’efficacité des règles que nous nous donnons et qui nous conviennent. Ainsi, si nous revenons à la Constitution corse et en analysant les termes, les expressions dans les préambules, je crois que ce rapport entre le droit au bonheur, l’avenir, la perspective de l’avenir, les droits de l’Homme et tous les langages des Lumières, on peut très facilement les percevoir. J’ai souligné ici quatre termes clés du langage des Lumières, qui sont les quatre termes clés du processus de constitutionnalisation aux XVIIIe et XIXe siècles. Il s’agit du peuple, au sens de la collectivité, et de l’homme, dans la vision universaliste des Lumières, de la liberté comme nouvel espace pour l’homme, de la durée, au sens des projets pour l’avenir, et de la felicità, c’est-à-dire du droit au bonheur que nous avons évoqué. Merci de votre attention.

Jean-Guy Talamoni : Merci pour cette conférence inaugurale, Professeur Trampus. Votre exposé était très éclairant. En ce qui nous concerne, nous nous étions penchés sur vos travaux, et notamment sur votre livre « Il diritto alla felicità : storia di un’idea ». Nous avions donc déjà une idée du propos qui était le vôtre sur cette question et notamment de la mise en valeur, vue de l’extérieur de la Corse – ce qui a beaucoup d’intérêt pour nous –, du préambule de la Constitution de Paoli. Nous allons avoir un temps d’échange.

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