Coloniser le Soudan occidental au nom de la liberté, de l’égalité et de la justice

« N’oublions pas que c’est au nom de la liberté et pour combattre les coutumes barbares que les puissances européennes sont venues dans les territoires de l’Afrique1 ANOM 14MIOM 1191 : Circulaire du Délégué permanent du gouverneur général dans les territoires du Haut-Sénégal et Moyen-Niger, 1er février 1901.. »

William Ponty2 William Ponty délégué permanent du gouverneur général de l’AOF, faisant office du chef de colonie dans les territoires du Haut-Sénégal et Moyen Niger (Soudan français)., 1901.

On observe bien ici, l’image du colonisateur européen, héritier des Lumières, libérant les Africains de la barbarie. De façon générale, la domination coloniale en Afrique Occidentale au XIXe et XXe siècle est présentée par les gouverneurs et les hauts cadre de l’administration coloniale française comme une croisade libératrice. Pourtant, dans le premier projet d’expansion coloniale au Soudan occidental, l’esprit des Lumières n’est guère un argument mis en avant, ce sont plutôt les objectifs économiques qui prédominent à cette époque. En effet, c’est pour établir des relations commerciales avec les populations du Soudan occidental, contrées où l’on trouve – d’après les récits des voyageurs européens dont Mungo Park – de nombreux produits, dont le coton, en grande quantité et à vil prix, que Louis Faidherbe a conçu l’idée de se rendre maître du soudan occidental, traversé par deux grands fleuves (le Niger et le Sénégal3 ANS 18G2 : L’organisation d’un gouvernement général de l’Afrique occidentale. Soudan, Sénégal, Guinée, Côte d’Ivoire, Dahomey ; voir aussi Joseph-Simon Gallieni, Voyage au Soudan français (Haut-Niger et pays de Ségou), 1879-1881, Paris, Hachette et Cie, 1885, p. 5 [disponible sur Gallica] ; Capitaine Etienne Peroz, Au Soudan français : souvenirs de guerre et de mission, Paris, C. Lévy, 1889, p. dédicaces [disponible sur Gallica].). Son projet d’annexion est amorcé en 1855, avec la construction du fort de Médine4 Voir Thirno Mouctar Bah, « Les forts français et le contrôle de l’espace dans le Haut-Sénégal-Niger (1855-1898), 2000 ans d’histoire africaine. Le sol, la parole et l’écrit. Mélanges en hommage à Raymond Mauny, tome II, Paris, Société française d’histoire d’outre-mer, 1981, p. 977-995.. À cette époque, l’argument du rayonnement de la civilisation française était peu utilisé.

Mais à partir des années 1880, l’époque du début de la conquête de l’intérieur du Soudan, il devient de plus en plus utilisé et pour une raison simple. En métropole, on cherchait à faire adhérer à l’idée de l’expansion coloniale la partie de l’opinion publique réticente. En effet, les avocats de la conquête coloniale, qui avaient d’abord mis l’accent sur le caractère mercantiliste de cette entreprise5 La doctrine de l’expansion coloniale de cette époque s’inscrit dans un contexte de récession économique. En effet, à partir de 1873-1874, la France connait une phase dépressive qui se prolongera jusqu’à la fin du XIXe siècle. Dans ce contexte, l’expansion coloniale est présentée par beaucoup comme le moyen pouvant permettre à l’État de relancer son économie. Raoul Girardet, L’idée coloniale en France de 1871 à 1962, Paris, Hachette littératures, p. 72., se sont aperçus que cette politique d’expansion d’outre-mer se trouve à contre-courant d’une bonne partie de l’opinion publique française. Aussitôt, ils tentent d’émouvoir en parlant d’humanisme et du rayonnement de la civilisation française6 Pierre François Gonidec, Droit d’Outre-mer, t. 1, Paris, Montchrestien, 1959-1960, p. 86. : Nation civilisée par excellence, la France se doit de répandre chez les peuples attardés les principes de sa civilisation7 Micheline Landraud, « Justice indigène et politique coloniale : l’exemple de la Côte d’Ivoire (1903-1940) », n° 759, Penant, 1978,p. 5-41, p. 6.. Ainsi, la mission civilisatrice, qui n’est pourtant pas le mobile le plus important, devient le plus mis en avant sous la troisième République.

À son arrivée en Afrique Occidentale, dans la région comprenant « les bassins du haut Sénégal et du moyen Niger8 Louis Le Clech et Jules Le Clech, « Du régime coutumier au Soudan français », Revue coloniale, 1er semestre, 1901, p. 279-295, p. 280. », connue sous la dénomination du Soudan occidental et qui deviendra, en 1888, le Soudan français, le colonisateur pose le principe du respect des coutumes afin de ne pas provoquer d’emblée des conflits avec les autochtones ou indigènes. Mais, il va immédiatement subordonner l’application des coutumes indigènes à leur conformité avec les principes civilisateurs de la France. Il s’agit entre autres, bien qu’aucune définition n’ait été donnée par les textes d’organisation judiciaire, des principes de liberté, de l’égalité et de la justice issus des Lumières et de la Révolution de 1789. Ces principes ont-ils été réellement appliqués au Soudan occidental ou sont-ils, au contraire, restés dans le cadre théorique ?

S’il est vrai que dans la colonie de Soudan français, les autorités coloniales françaises ont essayé de faire leurs les valeurs philosophiques héritées des Lumières, conformément au principal argument mis en avant par les partisans de l’expansion coloniale sous la troisième République (I), il ne fait aucun doute qu’elles ont aussi transgressé ces mêmes principes lorsque leurs intérêts étaient en jeu (II).

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[1] ANOM 14MIOM 1191 : Circulaire...

ANOM 14MIOM 1191 : Circulaire du Délégué permanent du gouverneur général dans les territoires du Haut-Sénégal et Moyen-Niger, 1er février 1901.

[2] William Ponty délégué permanent...

William Ponty délégué permanent du gouverneur général de l’AOF, faisant office du chef de colonie dans les territoires du Haut-Sénégal et Moyen Niger (Soudan français).

[3] ANS 18G2 : L’organisation d’un...

ANS 18G2 : L’organisation d’un gouvernement général de l’Afrique occidentale. Soudan, Sénégal, Guinée, Côte d’Ivoire, Dahomey ; voir aussi Joseph-Simon Gallieni, Voyage au Soudan français (Haut-Niger et pays de Ségou), 1879-1881, Paris, Hachette et Cie, 1885, p. 5 [disponible sur Gallica] ; Capitaine Etienne Peroz, Au Soudan français : souvenirs de guerre et de mission, Paris, C. Lévy, 1889, p. dédicaces [disponible sur Gallica].

[4] Voir Thirno Mouctar Bah, « Les forts...

Voir Thirno Mouctar Bah, « Les forts français et le contrôle de l’espace dans le Haut-Sénégal-Niger (1855-1898), 2000 ans d’histoire africaine. Le sol, la parole et l’écrit. Mélanges en hommage à Raymond Mauny, tome II, Paris, Société française d’histoire d’outre-mer, 1981, p. 977-995.

[5] La doctrine de l’expansion coloniale...

La doctrine de l’expansion coloniale de cette époque s’inscrit dans un contexte de récession économique. En effet, à partir de 1873-1874, la France connait une phase dépressive qui se prolongera jusqu’à la fin du XIXe siècle. Dans ce contexte, l’expansion coloniale est présentée par beaucoup comme le moyen pouvant permettre à l’État de relancer son économie. Raoul Girardet, L’idée coloniale en France de 1871 à 1962, Paris, Hachette littératures, p. 72.

[6] Pierre François Gonidec, Droit...

Pierre François Gonidec, Droit d’Outre-mer, t. 1, Paris, Montchrestien, 1959-1960, p. 86.

[7] Micheline Landraud, « Justice...

Micheline Landraud, « Justice indigène et politique coloniale : l’exemple de la Côte d’Ivoire (1903-1940) », n° 759, Penant, 1978,p. 5-41, p. 6.

[8] Louis Le Clech et Jules Le Clech...

Louis Le Clech et Jules Le Clech, « Du régime coutumier au Soudan français », Revue coloniale, 1er semestre, 1901, p. 279-295, p. 280.

I. L’application réelle des principes civilisateurs hautement affirmés

Indéniablement, le pouvoir colonial français a appliqué les principes de sa civilisation par l’abolition de certaines coutumes ou pratiques, qualifiées de barbares et inhumaines. Deux exemples suffisent à le démontrer : la suppression de la mise à mort des individus reconnus coupables de pratiques de sorcellerie d’une part (A), et l’interdiction des peines corporelles, d’autre part (B).

A. L’interdiction de la mise à mort des individus reconnus coupables de pratiques de sorcellerie 

Les philosophes des Lumières, dominés par un versant humaniste, ont cherché à affranchir les peuples de la tutelle religieuse. De la même façon, la puissance coloniale, se présentant comme l’héritière des Lumières, va chercher à libérer les populations indigènes des coutumes religieuses qualifiées d’inhumaines. L’une de ces coutumes est la mise à mort des personnes accusées de sorcellerie.

En effet, les autochtones du Soudan, comme les populations européennes du Moyen Âge et de l’époque moderne, croient qu’il existe dans la société des personnes qui, portant en elles le principe du mal, n’ont comme seul but que de provoquer la mort des hommes9 Joseph Pic, Justice répressive indigène au Togo, plus particulièrement sous le régime du décret du 22 novembre 1922, thèse, faculté de droit de Bordeaux, 1936, p. 13 [disponible en ligne sur Gallica]., causer des épidémies ou des catastrophes. Ces personnes appelées sorciers agissent, selon la tradition,  presque toujours dans l’ombre. La population les côtoie sans se douter de leur pouvoir mystique nocif et de leur activité. C’est pourtant elles qui « mangent l’âme des gens » et qui jettent les mauvais sorts provoquant maladies et catastrophes10 ANS 17G 92 (17) : Rapport politique annuel de la Côte d’Ivoire, 1940.. Nul indigène, même formé à l’école européenne, ne met en doute la réalité du meurtre par fait de sorcellerie11 Robert Randau, « La Magie et sorcellerie africaines au contact de la civilisation européenne », Outre-Mer, revue générale de colonisation, n°1, 9e année, Mars 1937, p. 3-20, p. 5. qui constitue la plus grave infraction dans la société traditionnelle12 Maryse Raynal, Justice traditionnelle, justice moderne : le devin, le juge et le sorcier, Paris, l’Harmattan, 1994, p. 125.. Pour débusquer le coupable de cette infraction, on a recours à des preuves irrationnelles13 Ibid. ou rituelles complexes, comme la décoction de bois rouge que l’accusé avale, le bain d’huile bouillante dans lequel il trempe sa main, le morceau de fer rougi au feu sur lequel il doit poser la plante des pieds et rester immobile, etc.

Le sorcier ainsi dénoncé et reconnu sur la base des preuves irrationnelles est généralement mis à mort . Considéré comme « une pollution », sa mort purifie la société. En 1942, dans le village de Sindié, canton de Louta, cercle de Tougan, à la suite d’une consultation coutumière Petouye Zango, réputé sorcier, considéré comme responsable de la sècheresse persistante est désigné comme devant servir de victime expiatoire. Amené sur le lieu du sacrifice, il est immédiatement abattu avant que son corps ne soit emporté dans la brousse où il est déposé conformément à la coutume, entre les branches fourchues d’un arbre à environ 3 km du village.  En effet, en pareil cas, la coutume veut que le corps de la victime ne soit pas enterré et pour chasser le mauvais sort qui lui est attaché, il doit être porté hors des limites des terrains de culture et vers l’Ouest de façon à ce que même le vent ne puisse ramener son odeur sur le village14 ANM 3 E-12 N4 : Rapport du commandant de cercle de Tougan sur l’affaire Moussa Zogomé et consorts, Tougan, le 24 avril 1942..

Le colonisateur va, dans la perspective du développement de sa civilisation rejeter immédiatement les accusations de sorcellerie (dans son entendement indigène), qu’il considère comme dénuées de toute base légale15 Voir à ce propos Papa Oko Seck, « La justice et la sorcellerie en Afrique Occidentale et Centrale (1900-1960) », Droits et cultures. Revue semestrielle d’anthropologie et d’histoire, n°46, 2, 2003, p.117-144, p. 133 et s.. Les envoûtements, les incantations ou les pouvoirs magiques permettant, selon la croyance populaire, de provoquer à distance maladie, folie, mort, accident ou autres malheurs ne sont pas répressibles judiciairement, car recouvrant un caractère irrationnel. L’abandon des poursuites pour crimes de sorcellerie en France au siècle des Lumières en est la cause.

En effet, dans la deuxième moitié du XVIIe siècle, après des siècles de pratiques judicaires basées sur l’incrimination de la sorcellerie, on va assister à une remise en cause de la réalité objective de cette infraction16 Robert Mandrou, Magistrats et sorciers en France au XVIIe siècle, une analyse de psychologie historique, Paris, Seuil, 1980, p. 14.. L’Édit de 1682 ne permet de réprimer la sorcellerie qu’indirectement sous les qualificatifs d’empoisonnement, escroquerie et abus de confiance.  Cette loi, tout en négligeant la question d’envoûtement et de conjuration, ridiculise « la vaine profession des devins, magiciens, sorciers, tous assimilés à des imposteurs17 Guy Bechtel, La sorcière et l’occident : la destruction de la sorcellerie en Europe des origines aux grands bûchers, Paris, La flèche, 2000, p. 828.». Au fil des années, le sorcier perd le pouvoir maléfique qu’on lui attribuait, si bien que la plupart des procès de sorcellerie au XVIIIe siècle ne concernaient que les magiciens, les devins, les charlatans et des empoisonneurs impliqués dans des affaires criminelles18 Jean Palou, La sorcellerie, Paris, Presses universitaires de France, (Collection Que sais-je ?), 9e édition, 1995, p. 108.. Après l’abolition des lois relatives aux poursuites de sorcellerie par la Révolution19 Jean Palou, op. cit., p. 111., le législateur de 1810 adopte des dispositions sanctionnant les devins, les interprètes de songes et les charlatans20 L’article 479, alinéa 7 du code pénal français de 1810 punit les individus qui pratiquent le métier de devin et d’interprète des songes d’une peine d’amende allant de 11 à 15 francs.. Les jeteurs de sorts qu’on accusait jadis d’avoir conclu des pactes avec le diable ne sont plus poursuivis, car il est injuste de sanctionner une personne pour un crime dont elle ne peut être la cause. C’est la même logique qui est adoptée dans la colonie du Soudan français. Le colonisateur va transposer dans cette matière les prescriptions du droit criminel français au détriment des coutumes locales en qualifiant de meurtre la mise à mort du sorcier puisque n’étant reposée sur aucune preuve rationnelle.

Le système légal français imposé ne convient évidemment pas à l’indigène qui ne comprend pas pourquoi l’administration s’efforce de protéger les malfaiteurs au détriment des coutumes. Mais ce qu’il ignore, c’est qu’en marge du principe du respect des coutumes, la France s’est donnée comme tâche de substituer à l’organisation sociale préexistante l’évolution des mentalités. La volonté de faire évoluer les idées apparaît clairement dans d’innombrables affaires de sorcellerie au Soudan français.

Citons, pour illustrer notre propos, cette décision de la chambre d’homologation de la Cour d’Appel de l’AOF21 Juridiction suprême en matière indigène., en du 14 septembre 1909, qui condamne à vingt ans d’emprisonnement le féticheur Kalley, auteur de l’administration du poison d’épreuve provoquant la mort de Guéro, accusé de sorcellerie :

Attendu que si les tribunaux indigènes doivent appliquer en toute matière les coutumes locales, c’est à la condition qu’elles n’aient rien de contraire aux principes de la civilisation française ; Attendu qu’il est contraire à ces principes qu’un attentat à la vie humaine puisse rester impuni, fut-il ordonné par l’autorité religieuse ; qu’il y a là un acte criminel qu’il importe de réprimer avec rigueur dans l’intérêt même de nos populations ; (…)22 ANS M96 : Affaire Ango, Kalley, Taddo, jugement n°105 de la chambre spéciale d’homologation de la Cour d’Appel de l’AOF, le 14 septembre 1909..

L’examen des jugements rendus par les juridictions indigènes permet de constater trois phases de répression. D’abord, jusqu’en 1904, c’est-à-dire la période des débuts de la colonisation, on remarque que les sanctions prononcées contre les bourreaux des personnes accusées de sorcellerie sont très légères. Cette légèreté s’explique par le fait qu’il fallait tout d’abord faire comprendre aux indigènes que la pratique de mise à mort des personnes accusées de sorcellerie, qu’ils considèrent comme légale et nécessaire au maintien de l’ordre social, n’est ni plus ni moins qu’un crime. Ensuite, de 1904 à 1940, on observe que les sanctions deviennent de plus en plus lourdes. Tout en se basant sur les différents textes qui régissent la justice indigène (décrets du 16 août 1912, du 22 mars 1924 et du 3 décembre 1931), les tribunaux s’efforcent, durant cette période, de tenir compte de la « mentalité primitive » des populations. Enfin, à partir de 1941, considérant que les indigènes ont été mieux avertis de la gravité de leur acte, les juridictions indigènes, présidées par des magistrats européens, prononcent les peines de mort contre des personnes responsables de la mise à mort des prétendus sorciers.

Outre la mise à mort des individus considérés comme des sorciers, le colonisateur interdit aussi les peines corporelles, une autre pratique reprouvée par les Lumières.

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[9] Joseph Pic, Justice répressive...

Joseph Pic, Justice répressive indigène au Togo, plus particulièrement sous le régime du décret du 22 novembre 1922, thèse, faculté de droit de Bordeaux, 1936, p. 13 [disponible en ligne sur Gallica].

[10] ANS 17G 92 (17) : Rapport politique...

ANS 17G 92 (17) : Rapport politique annuel de la Côte d’Ivoire, 1940.

[11] Robert Randau, « La Magie et...

Robert Randau, « La Magie et sorcellerie africaines au contact de la civilisation européenne », Outre-Mer, revue générale de colonisation, n°1, 9e année, Mars 1937, p. 3-20, p. 5.

[12] Maryse Raynal, Justice traditionnelle...

Maryse Raynal, Justice traditionnelle, justice moderne : le devin, le juge et le sorcier, Paris, l’Harmattan, 1994, p. 125.

[13] Ibid.

Ibid.

[14] ANM 3 E-12 N4 : Rapport du...

ANM 3 E-12 N4 : Rapport du commandant de cercle de Tougan sur l’affaire Moussa Zogomé et consorts, Tougan, le 24 avril 1942.

[15] Voir à ce propos Papa Oko Seck...

Voir à ce propos Papa Oko Seck, « La justice et la sorcellerie en Afrique Occidentale et Centrale (1900-1960) », Droits et cultures. Revue semestrielle d’anthropologie et d’histoire, n°46, 2, 2003, p.117-144, p. 133 et s.

[16] Robert Mandrou, Magistrats et

Robert Mandrou, Magistrats et sorciers en France au XVIIe siècle, une analyse de psychologie historique, Paris, Seuil, 1980, p. 14.

[17] Guy Bechtel, La sorcière et l’occident...

Guy Bechtel, La sorcière et l’occident : la destruction de la sorcellerie en Europe des origines aux grands bûchers, Paris, La flèche, 2000, p. 828.

[18] Jean Palou, La sorcellerie, Paris...

Jean Palou, La sorcellerie, Paris, Presses universitaires de France, (Collection Que sais-je ?), 9e édition, 1995, p. 108.

[19] Jean Palou, op. cit., p. 111.

Jean Palou, op. cit., p. 111.

[20] L’article 479, alinéa 7 du code pénal...

L’article 479, alinéa 7 du code pénal français de 1810 punit les individus qui pratiquent le métier de devin et d’interprète des songes d’une peine d’amende allant de 11 à 15 francs.

[21] Juridiction suprême en matière indigène.

Miroslav Volf, Ghazi bin Muhammad, Melissa Yarrington (eds.), A Common Word: Muslims and Christians on Loving God and Neighbor, Grand Rapids-Cambridge, 2010.

[22] ANS M96 : Affaire Ango, Kalley...

ANS M96 : Affaire Ango, Kalley, Taddo, jugement n°105 de la chambre spéciale d’homologation de la Cour d’Appel de l’AOF, le 14 septembre 1909.

B. La proscription des peines corporelles

Il est, en effet, banal de rappeler que sous l’ancien régime, des peines corporelles et parfois très cruelles étaient infligées aux personnes reconnues coupables de certains crimes. Ces peines qui étaient très fréquemment infligées par les tribunaux (au XVIe et XVIIe siècle) s’atténuent progressivement ou deviennent de plus en plus rares au cours du siècle des Lumières23 Benoît Garnot, « L’histoire de la criminalité en France », Les annales de l’Est, 1998, n° 2, p. 251-257, p. 252., sous l’effet de la tendance humanitaire. La quasi-totalité des peines corporelles disparaissent à la Révolution24 René Garraud, op. cit., p. 144 ; Voir aussi Marie-Hélène Renault, op. cit., p. 103., avec notamment le code pénal de 1791 qui a cherché à atténuer les souffrances liées aux sanctions.

Ainsi, supprimées en métropole pour des raisons humanitaires, les peines corporelles ne peuvent, selon toute logique, trouver place parmi les moyens de répression dans les colonies. Dès son arrivée au Soudan, le colonisateur français mène une lutte contre les peines corporelles, qui, quoique n’étant pas représentatives du droit pénal indigène, sont prévues par la plupart des coutumes. Les mutilations, les coups de corde ou la mise aux fers sont bien en usage au moment de l’occupation du Soudan. Le colonisateur français, convaincu de ses principes civilisateurs, les qualifie d’inadmissibles à son arrivée et procède immédiatement à leur suppression. Les divers rapports sur le fonctionnement de la justice indigène administrative de 1894 indiquent que les différents commandants supérieurs du Soudan français ont bien prescrit leur suppression, excepté les coups de corde, restés en usage jusqu’à l’arrivée du premier gouverneur civil, Albert Grodet. Ce dernier s’est montré inflexible à ce sujet. En juillet 1894, lors de l’examen des rapports sur le fonctionnement de la justice administrative indigène des différents cercles du Soudan, il relève parmi les peines infligées pour la répression de certains délits et crimes dans le cercle de Bougouni, celle des coups de corde. Il saisit cette occasion pour rappeler sa circulaire n°106 du 26 février 1894 abolissant ce type de pénalités dans la colonie du Soudan français :

Je les interdis de la manière la plus formelle. En ce qui concerne les femmes surtout, je déclare honteux et barbare le châtiment des « coups de corde ». J’interdis de nouveau et de la façon la plus absolue ce genre de répression qui est indigne de notre civilisation. Vous voudrez bien porter la présente lettre à la connaissance des commandants de cercle de votre région25 ANM 2M59 : Lettre du gouverneur du Soudan français à Monsieur le commandant de la Région Est Bamako, Kayes, le 19 juillet 1894..

On observe ainsi la volonté du colonisateur de voir disparaître toute forme de peines corporelles dans la colonie au nom de la civilisation française. Cette volonté est d’autant plus réelle qu’il essaye de les interdire même dans les territoires où son autorité n’est pas encore effective. C’est le cas de Dinguiraye, devenu protectorat français le 12 mars 1887. Dès son installation à Dinguiraye26 Le décret du 17 octobre 1899 rattache Dinguiray, qui faisait partie jusqu’alors du Soudan français, à la colonie de la Guinée française., en 1896, l’autorité coloniale française tente de faire enregistrer et contrôler les jugements rendus par les juridictions locales. Bien sûr, ce procédé viole l’article 2 du traité de protectorat signé avec Dinguiraye aux termes duquel la France s’engage à ne pas interférer dans les affaires internes du pays qui sont gérées par son chef comme bon lui semble27 Traité de Tamba, 12 mars 1887. Cité intégralement par Yves Saint-Martin, « Un fils d’El Hadj Omar : Aguibou, roi du Dinguiray et du Macina (1843 ?-1907) », Cahiers d’Études Africaines, vol. 8, cahier 29 (1968), p. 144-178, p. 162, note 1.. Mais l’administration coloniale a estimé que pour transformer en amende ou en emprisonnement les peines corporelles, incompatibles avec les idées humanitaires de la civilisation française et qui sont en usage dans ce pays exclusivement musulman, régi par la loi coranique, il faut un minimum de contrôle des jugements rendus. Mais, jusqu’en 1899, sa tentative n’aboutit pas à cause de l’opposition de l’Almamy Maki Tall28 Fils d’Aguibou, roi du Macina, et petit-fils du conquérant El Hadj Omar Tall, fondateur de l’empire toucouleur. Il remplace son père à la tête de Dinguiray en 1892., maître du pays qualifié de despote. Le lieutenant Dubreuil, premier représentant de l’autorité française à Dinguiraye, ne disposait pas de pouvoirs pour s’imposer, il n’était en réalité qu’un ambassadeur chargé de surveiller essentiellement les troubles du Fouta-Djalon29 En 1891, le colonel Archinard, commandant supérieur du Soudan français avait invité l’administration des Rivières du Sud (qui devient par la suite la Guinée française) à surveiller Fouta-Djalon que le conquérant Samory tente de soulever contre Dinguiraye (Joseph Quiquaud, « La pacification du Fouta-Djalon », Revue d’histoire des colonies, tome 26, n° 116, 1938, p. 49-134, p. 60). Mais suite aux troubles intérieurs du Fouta nés lors de la succession de l’Almamy Bkar-biro, c’est l’administration du Soudan français qui sera amenée à surveiller particulièrement ce pays. À propos des troubles du Fouta-Djalon voir Fernand Rouget, La Guinée, notice publiée pour l’Exposition coloniale de Marseille, Corbeil, E. Crété, 1906, p. 60-61.. Le capitaine Husson et l’adjoint Dupuy qui lui succèdent n’auront pas plus de moyens d’action du fait de la politique très habile de Maki Tall. Cependant, la politique de neutralisation de l’influence française à Dinguiraye ne dure pas longtemps puisque le lieutenant Boucher, arrivé en poste en janvier 1899, suspend l’Almamy de ses fonctions avant de l’envoyer en exil à Bamako30 Lieutenant commandant Boucher, « Notice sur le Dinguiray », Revue coloniale, juillet-août1901, p. 282-301, p. 287-288.. Désormais seule maître du pays, l’autorité coloniale met immédiatement en place de nouvelles juridictions auxquelles il est interdit d’appliquer des peines corporelles prévues par le Coran (lapidation, flagellation, amputation d’un membre, etc.)31 Lieutenant commandant Boucher, « Notice sur le Dinguiray (suite et fin) », Revue coloniale, juillet-août1901, p. 478-500, p. 479-480..

La suppression des châtiments corporels dans les coutumes pénales indigènes, entamée dès les premières heures de l’occupation se trouve consacrée en 1903, après la conquête définitive, dans le cadre de l’organisation judiciaire. L’article 75 paragraphe 2 du décret du 10 novembre 1903 réorganisant la justice en Afrique Occidentale Française (AOF), oblige les tribunaux indigènes à transformer le châtiment corporel en emprisonnement32 Décret du 10 novembre 1903 réorganisant la justice dans les colonies du gouvernement général de l’Afrique occidentale, voir Recueil Dareste, 1904, p. 18 [disponible sur Gallica].. Il s’agit là de la consécration d’une pratique déjà connue. Cette affirmation de l’interdiction de toute forme de peines corporelles n’existe pas dans les normes juridiques des autres empires coloniaux. La France a imposé l’interdiction des peines corporelles aux juges indigènes et aux commandants de cercle en AOF à un moment où les autres puissances européennes, notamment l’Allemagne, la Belgique, l’Angleterre, les consolident dans leurs colonies.

Cependant, Il importe de souligner que l’administration coloniale française n’a pas toujours été inspirée des principes d’humanité qui dominent la civilisation française. Dans nombre de cas, les intérêts coloniaux ont pris le dessus.

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[23] Benoît Garnot, « L’histoire de la...

Benoît Garnot, « L’histoire de la criminalité en France », Les annales de l’Est, 1998, n° 2, p. 251-257, p. 252.

[24] René Garraud, op. cit., p. 144 ; Voir...

René Garraud, op. cit., p. 144 ; Voir aussi Marie-Hélène Renault, op. cit., p. 103.

[25] ANM 2M59 : Lettre du gouverneur...

ANM 2M59 : Lettre du gouverneur du Soudan français à Monsieur le commandant de la Région Est Bamako, Kayes, le 19 juillet 1894.

[26] Le décret du 17 octobre 1899 rattache...

Le décret du 17 octobre 1899 rattache Dinguiray, qui faisait partie jusqu’alors du Soudan français, à la colonie de la Guinée française.

[27] Traité de Tamba, 12 mars 1887...

Traité de Tamba, 12 mars 1887. Cité intégralement par Yves Saint-Martin, « Un fils d’El Hadj Omar : Aguibou, roi du Dinguiray et du Macina (1843 ?-1907) », Cahiers d’Études Africaines, vol. 8, cahier 29 (1968), p. 144-178, p. 162, note 1.

[28] Fils d’Aguibou, roi du Macina, et...

Fils d’Aguibou, roi du Macina, et petit-fils du conquérant El Hadj Omar Tall, fondateur de l’empire toucouleur. Il remplace son père à la tête de Dinguiray en 1892.

[29] En 1891, le colonel Archinard...

En 1891, le colonel Archinard, commandant supérieur du Soudan français avait invité l’administration des Rivières du Sud (qui devient par la suite la Guinée française) à surveiller Fouta-Djalon que le conquérant Samory tente de soulever contre Dinguiraye (Joseph Quiquaud, « La pacification du Fouta-Djalon », Revue d’histoire des colonies, tome 26, n° 116, 1938, p. 49-134, p. 60). Mais suite aux troubles intérieurs du Fouta nés lors de la succession de l’Almamy Bkar-biro, c’est l’administration du Soudan français qui sera amenée à surveiller particulièrement ce pays. À propos des troubles du Fouta-Djalon voir Fernand Rouget, La Guinée, notice publiée pour l’Exposition coloniale de Marseille, Corbeil, E. Crété, 1906, p. 60-61.

[30] Lieutenant commandant Boucher...

Lieutenant commandant Boucher, « Notice sur le Dinguiray », Revue coloniale, juillet-août1901, p. 282-301, p. 287-288.

[31] Lieutenant commandant Boucher...

Lieutenant commandant Boucher, « Notice sur le Dinguiray (suite et fin) », Revue coloniale, juillet-août1901, p. 478-500, p. 479-480.

[32] Décret du 10 novembre 1903...

Décret du 10 novembre 1903 réorganisant la justice dans les colonies du gouvernement général de l’Afrique occidentale, voir Recueil Dareste, 1904, p. 18 [disponible sur Gallica].

La primauté des intérêts coloniaux sur les valeurs humanitaires des Lumières

Malgré la volonté du colonisateur de faire évoluer les idées chez les indigènes, au Soudan français comme dans les autres colonies, la mise en œuvre des principes civilisateurs cède le pas à l’impératif de stabilité économique (A) et politique (B).

A. L’impératif de stabilité économique

À son arrivée sur les territoires du Soudan, l’administration coloniale décide de garder, au détriment des idéaux proclamés par la République française, la taxe sur les esclaves ou l’Oussourou que les souverains africains percevaient sur les caravanes à chaque entrée sur leur territoire. Le gouverneur ayant comme mission d’augmenter les recettes du budget local afin d’alléger progressivement, jusqu’à sa suppression, l’aide financière apportée par la métropole, il ne peut se permettre d’abandonner l’oussourou qui est une source de revenus considérable.

Dans le but de libérer son armée de toute surveillance directe d’un Paris de plus en plus réticent à assurer le financement des campagnes militaires au Soudan33 Le dépassement régulier des crédits alloués pour les campagnes au Soudan pousse le département, en 1889, à imposer l’austérité budgétaire et ainsi mettre fin à la « fantaisie financière »., Archinard s’appuie du mieux possible sur les ressources locales34 Martin A. Klein, Slavery and colonial rule in French West Africa, Cambridge, Cambridge University Press, 1998, p. 89.. Comprenant que la taxe sur les caravanes constitue l’une des plus productives sources de revenus, il crée, dès la fin des campagnes de 1890-1891, des postes de perception de l’oussourou à Goumbou, à Kassambara, à Nioro et à Tambakhara35 ANOM 60 APC 2 : Note pour le commandant de Nioro et le capitaine de l’escadron de spahis soudanais sur l’organisation des postes de perception de l’oussourou et sur son mode de perception (Vers 1890/1891).. Il en sera de même dans tous les nouveaux territoires conquis. Par ordre général n° 111 du 14 mars 1893, Archinard fixe les modalités de perception de l’oussourou. Les caravanes ont la possibilité de le payer soit en nature (un captif sur dix) ou en numéraire (20 francs ou 10 000 cauris)36 Ordre général n° 111 du 14 mars 1893, cité dans la lettre du chef de bataillon Quiqaundon, commandant de la région Nord-Est, à Monsieur le gouverneur du Soudan français, Ségou, 4 Avril 1894. ANM (FA) 1E 177.. Les marchands d’esclaves, sous condition d’acquitter l’oussourou, sont libres de circuler sur tout le territoire du Soudan français comme l’indique explicitement le chef de bataillon Quiqaundon, commandant de la région Nord-Est dans une lettre en date du 4 avril 1894 :

Moyennant 20 f en effet nous autorisons les dioulas [c’est-à-dire, les commerçants] à promener leur bétail humain sur la région placée sous notre autorité, nous autorisons moyennant salaire le commerce de l’esclave qui se traine péniblement sur nos routes pour être vendu comme je l’ai vu par exemple à Médine sur la place qu’on dirait que par ironie on avait appelé « place de la liberté » ainsi que le portait un écriteau placé sur le tronc d’un arbre au pied duquel se seraient accroupis un certain nombre de captifs37 ANM (FA) 1E 177 : Lettre du chef de bataillon Quiqaundon commandant de la région Nord-Est à Monsieur le gouverneur du Soudan français, Ségou, 4 Avril 1894..

Ainsi, pour des raisons économiques, la France ferme les yeux sur le commerce des esclaves dans la colonie du Soudan français, alors qu’en métropole et sur la scène internationale, elle prétend mener une lutte implacable contre cette coutume barbare. Le prélèvement de la taxe sur les esclaves va continuer au Soudan jusqu’à la fin du XIXe siècle.

La taxe sur les esclaves ne constitue pas le seul exemple attestant que les intérêts économiques priment sur les valeurs humanitaires héritées des Lumières. Le recouvrement de l’impôt de capitation a également donné lieu à des exactions de tout genre et des pratiques inhumaines. En effet, l’impôt de capitation est un impôt personnel perçu sur tout habitant (par tête caput), excepté les militaires et leurs familles, les vieillards et les enfants de moins de 8 ans. Cet impôt, qui est l’une des principales sources des recettes du budget colonial, est primordial pour l’administration. Perçu sur chaque habitant, peu importe la fortune, il doit être collecté chaque année quel qu’en soit le prix.

Dans le cercle de Nioro, par exemple, pour hâter la rentrée de l’impôt dans certains villages, on n’hésite pas à faire porter de lourdes pierres sur la tête des contribuables récalcitrants ou retardataires, les cravacher, les obliger à sauter à travers les haies d’épineux, les exposer au soleil ou les obliger à le fixer pendant plusieurs heures38 Le rapport sur les affaires de Nioro de 1937 contient un nombre impressionnant de cas de ce type. ANS 3M159 : Rapport sur les affaires de Nioro, Kayes le 12 août 1937.. Dans d’autres villages, comme à Touroungoumbé, on demande simplement aux habitants de mettre leurs enfants en gage, c’est-à-dire en garantie afin de pouvoir se procurer de quoi payer l’impôt39 ANOM/MI, 14miom/ 227 : Lettre du lieutenant-gouverneur du Soudan français au gouverneur général de l’AOF, 5 mars 1937, p. 4.. Dès lors, il apparaît qu’en matière de recouvrement d’impôt, les administrateurs ne sont pas toujours inspirés des principes d’humanité qui dominent la civilisation française. Cette manière de procéder ne change d’ailleurs pas lorsqu’il s’agit de la stabilité politique.

B. L’impératif de stabilité politique

Au moment de la conquête coloniale, la coutume de réduction en esclavage des vaincus, bien qu’elle soit contraire aux principes de la civilisation française, est conservée par les colonnes expéditionnaires. Si, au Sénégal, elle est quelque peu suivie (notamment lors des expéditions remontant le fleuve Sénégal, au milieu du XIXe siècle), au Soudan français, elle se pratique à grande échelle. La raison principale réside dans le recrutement des troupes indigènes (tirailleurs réguliers, guerriers fournis par les chefs indigènes alliés et autres éléments ressemblant à des mercenaires), éléments importants de la conquête soudanaise. Dans la mentalité de ces indigènes, incorporés dans l’armée française, procéder, chez les vaincus, à des razzias aussi bien en biens matériels qu’en hommes est indissociable de la guerre. Pour les inciter à s’engager, l’administration militaire leur fait donc entrevoir la possibilité de se procurer des captifs. Ce système encourage surtout les chefs indigènes alliés à fournir des guerriers qui, après les campagnes, leur remettent la moitié ou le tiers de leur butin, comme l’exige la coutume.

Dans le but de consolider les alliances avec les chefs locaux et de maintenir la loyauté de leurs troupes, les promesses faites au moment du recrutement sont tenues par les officiers français après chaque campagne militaire. Pour Georges Deherme, « il n’était que trop vrai que les officiers en colonne, suivant la coutume du pays, avaient pris la déplorable habitude de distribuer les prisonniers comme captifs à leurs soldats, pour les récompenser et exalter leur dévouement40 Georges Deherme, L’Afrique occidentale française, action politique, action économique, action sociale, Paris, Librairie Bloud et Cie, 1908, p. 466 [disponible sur Gallica].. » Denise Bouche avance même que lors des premières campagnes au Soudan français, les prisonniers de guerre entre les mains des militaires français, devenus captifs, ont été distribués en totalité aux tirailleurs41 Denise Bouche, Les villages de liberté en Afrique noire française : 1887-1910, Paris, La Haye : Mouton et Cie, 1968, p. 80.. Dans une lettre adressée au commandant de la région de Tombouctou, en date du 2 août 1894, le gouverneur du Soudan français évoque la situation des tirailleurs « ramenant des colonnes de prisonniers destinés à devenir leurs captifs42 Lettre n°218 du gouverneur au commandant de la région de Tombouctou, 2 août 1894. Citée par Denise Bouche, p. 75. ». Vigné d’Octon, qui a servi au Soudan français en tant que médecin de la marine, affirme avoir « vu la cour du poste de Bamako emplie de femmes et d’enfants qui leur avaient été distribués43 Paul Vigné d’Octon, La gloire du sabre, Paris, Quintette, 1984, p. 92.. »

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[33] Le dépassement régulier des crédits...

Le dépassement régulier des crédits alloués pour les campagnes au Soudan pousse le département, en 1889, à imposer l’austérité budgétaire et ainsi mettre fin à la « fantaisie financière ».

[34] Martin A. Klein, Slavery and colonial...

Martin A. Klein, Slavery and colonial rule in French West Africa, Cambridge, Cambridge University Press, 1998, p. 89.

[35] ANOM 60 APC 2 : Note pour le...

ANOM 60 APC 2 : Note pour le commandant de Nioro et le capitaine de l’escadron de spahis soudanais sur l’organisation des postes de perception de l’oussourou et sur son mode de perception (Vers 1890/1891).

[36] Ordre général n° 111 du 14 mars 1893...

Ordre général n° 111 du 14 mars 1893, cité dans la lettre du chef de bataillon Quiqaundon, commandant de la région Nord-Est, à Monsieur le gouverneur du Soudan français, Ségou, 4 Avril 1894. ANM (FA) 1E 177.

[37] ANM (FA) 1E 177 : Lettre du chef...

ANM (FA) 1E 177 : Lettre du chef de bataillon Quiqaundon commandant de la région Nord-Est à Monsieur le gouverneur du Soudan français, Ségou, 4 Avril 1894.

[38] Le rapport sur les affaires de Nioro...

Le rapport sur les affaires de Nioro de 1937 contient un nombre impressionnant de cas de ce type. ANS 3M159 : Rapport sur les affaires de Nioro, Kayes le 12 août 1937.

[39] ANOM/MI, 14miom/ 227 : Lettre...

ANOM/MI, 14miom/ 227 : Lettre du lieutenant-gouverneur du Soudan français au gouverneur général de l’AOF, 5 mars 1937, p. 4.

[40] Georges Deherme, L’Afrique...

Georges Deherme, L’Afrique occidentale française, action politique, action économique, action sociale, Paris, Librairie Bloud et Cie, 1908, p. 466 [disponible sur Gallica].

[41] Denise Bouche, Les villages de...

Denise Bouche, Les villages de liberté en Afrique noire française : 1887-1910, Paris, La Haye : Mouton et Cie, 1968, p. 80.

[42] Lettre n°218 du gouverneur au...

Lettre n°218 du gouverneur au commandant de la région de Tombouctou, 2 août 1894. Citée par Denise Bouche, p. 75.

[43] Paul Vigné d’Octon, La gloire du...

Paul Vigné d’Octon, La gloire du sabre, Paris, Quintette, 1984, p. 92.

Mais, c’est surtout la participation des officiers et sous-officiers français au partage du butin humain qui déroge à la morale républicaine. Sans cet élément, on aurait pu dire que l’entorse faite à la dignité humaine, par la réduction en esclavage des prisonniers de guerre au moment de la conquête coloniale, est le seul fait des auxiliaires indigènes, même si la responsabilité de ceux qui les ont employés aurait pu néanmoins être engagée. Cependant, dans plusieurs campagnes au Soudan, les officiers français ont tiré de leurs victoires les mêmes avantages qu’ils sont venus abolir. En juillet 1894, après avoir vaincu Ali-kari, chef de Bossé au nord de Lanfiera dans le Mossi, tous les survivants de son village, estimé à 1 200 individus, sont devenus des butins de guerre que les officiers et les soldats de la légion étrangère ainsi que les auxiliaires indigènes (c’est-à-dire les tirailleurs réguliers ou non, les palefreniers et les porteurs) se sont partagés44 Édouard Guillaumet, Le Soudan en 1894 ; la vérité sur Tombouctou ; l’esclavage au Soudan, Paris, A. Savine, 1895, p. 155 [disponible sur Gallica].. La conquête de Ségou en 1889, de Nioro en 1891, de Macina en 1893, de Tombouctou en 1894, et de Sikasso en 1898 s’est faite selon les mêmes procédés.

 En agissant ainsi, l’administration militaire enfreint l’un des éléments de la mission civilisatrice de la France dont le but primitif, selon William Ponty, avait été précisément de faire « disparaître à jamais [l’esclavage] cette organisation vicieuse, improductive et immorale, si opposée à [ses] grandes idées de liberté45 ANS 1G 297 : Rapport sur le Haut-Sénégal et Moyen-Niger, William Ponty, 1903, p. 5 ; voir aussi Gouvernement général de l’AOF, Territoires du Haut-Sénégal Moyen-Niger, 1900-1903, Paris, Imprimerie Firmin-Didot et Cie, 1904, p. 3 [disponible sur Gallica].. » 

Malgré l’indignation de l’opinion métropolitaine et la nomination d’un gouverneur civil en la personne de Albert Grodet, en décembre 1893, le partage du butin humain ne s’arrête qu’à la fin du XIXe siècle. Apparent pendant les premières phases de la conquête, il devient plus discret après le passage du gouverneur Albert Grodet avant de disparaître logiquement avec l’achèvement de la conquête militaire du Soudan français.  `

Après la conquête, la traite est abolie par le décret du 12 décembre 1905 au Soudan français. Ce texte punit « d’un emprisonnement de deux ans à cinq46 Cette peine est portée de 5 à 10 ans de travaux forcés par le code pénal indigène de 1944. Décret du 17 juillet 1944 instituant un code pénal indigène applicable aux indigènes de l’AOF, de l’AEF, du Cameroun et du Togo, Douala, Imprimerie commerciale du Cameroun, 1944 [disponible en ligne sur fr.calameo.com]. et d’une amende de 500 à 1000 francs47 En 1920, le ministre des colonies, Albert Sarraut, jugeant insuffisante la marge laissée à l’appréciation du juge pour ce qui concerne l’amende prévue à l’article 1er du décret du 12 décembre 1905, décide d’élever le maximum de cette peine à 5000 francs. L’article 1er du décret du 8 août 1920 modifiant les peines prévues pour la répression de la traite en Afrique occidentale et en Afrique équatoriale, Recueil Dareste,1921 (A24, N1), p. 135. » toute convention ou même des préliminaires de convention ayant pour but d’aliéner la liberté d’autrui. Mais ce texte ne concerne pas l’esclavage domestique. Pour rappel, les esclaves domestiques sont des esclaves nés chez le maître ou qui y vivent depuis très longtemps et qui ne peuvent en principe être vendus48 Au contraire des esclaves de traite qui sont acquis récemment et qui peuvent être vendus à tout moment, car considérés comme des marchandises.. Dans cette matière le pouvoir colonial adopte une toute autre stratégie. Il décide d’assurer la liberté individuelle à tous les esclaves qui le souhaitent, sans obliger « ceux auxquels le bénéfice n’en est point contesté à la prendre quand même »49 ANOM 14 MIOM 1191 : Rapport du gouverneur général à Monsieur le ministre, Gorée, 10 juin 1905.. Autrement dit, l’esclave domestique est libre de son choix. Il peut décider de rester avec son maître, comme il peut faire le choix de le quitter. Si cette politique a fini par s’imposer dans les cercles du sud, il en sera autrement dans les cercles Nord. L’autorité coloniale, pour ne pas compromettre sa situation politique ou diminuer son influence chez les populations nomades du nord de la colonie, permet aux maîtres de garder leurs esclaves domestiques qui souhaitent pourtant échapper à la contrainte de la servitude. La raison avancée est que l’esclavage est une nécessité absolue chez elles.

Mais au fond, l’administration coloniale permet aux nomades maures et touareg de conserver leurs esclaves pour éviter qu’ils ne se soulèvent contre elle. En effet, la France, à son arrivée dans la partie nord de la colonie, trouve en face d’elle des populations guerrières habituées à se soulever les unes contre les autres et qui acceptent difficilement d’être sous la domination d’une puissance étrangère. Bien que soumises, elles gardent une attitude incertaine à l’égard de l’autorité coloniale française. Déclarer les esclaves libres comme au sud de la colonie, c’est prendre le risque de voir les belliqueux nomades, pour qui l’esclavage est une nécessité absolue, rentrer en dissidence.

La libération des esclaves ou des tribus serves chez les nomades n’intervient qu’après des révoltes, en guise de représailles. Ainsi, après la révolte des Touareg Oulliminden en 1916, l’administration, pour punir les insurgés, libère certains de leurs esclaves qu’elle place dans une fraction de Bellah libres (les Zambouroutens)50 ANS 2K15 (174) : Capitaine Forgeot Abel, Monographie régionale de Menaka.. En dehors de ces mesures de représailles permettant de se conformer à la politique anti-esclavagiste, l’attitude de l’administrateur à l’égard des maîtres dans les régions nomades est plutôt bienveillante. La situation des esclaves domestiques chez les nomades n’évolue qu’avec la loi Lamine Guèye du 7 mai 1946 et la constitution du 27 octobre de la même année qui confèrent la qualité de citoyen français à tous les indigènes51 Le projet qui va donner naissance à la constitution du 27 octobre 1946 prévoyait de conférer la qualité de citoyen français à tous les indigènes des colonies françaises. Adopté par l’Assemblée nationale le 19 avril, le projet devait encore passer par voie référendaire. S’inquiétant de la conséquence d’un probable échec du projet sur l’octroi de la citoyenneté française aux indigènes, le député sénégalais, Amadou Lamine Guèye, propose une loi spéciale qui sera adoptée à l’unanimité le 25 avril 1946 et promulguée le 7 mai 1946. Voir Philippe Cocâtre-Zilgien, « Quand la France était la colonie de ses anciennes colonies », Les colonies, approches juridiques et institutionnelles de la colonisation de la Rome antique à nos jours, Éric Gojosso, David Kremer et Arnaud Vergne (dir.), Paris, LGDJ, 2004, p. 381-447, p. 392..

Conclusion

La mission civilisatrice, qui a été centrale pour la légitimation de l’expansion coloniale au Soudan occidental à la fin du XIXe siècle, s’appuie sur les Lumières, considérées comme un mouvement de combat pour les droits de l’homme. Pour les partisans de l’expansion coloniale sous la troisième République, il était primordial d’apporter cet héritage, difficilement acquis après des siècles d’efforts et de rudes épreuves, aux indigènes, jugés inférieurs. L’analyse des sources d’archives coloniales permet de constater que, dans les territoires du Soudan occidental, le pouvoir colonial français était largement imprégné par l’idéologie des Lumières. Les décrets, les circulaires ainsi que les décisions de justice abrogeant les coutumes ou pratiques, qualifiées de barbares et inhumaines, se basaient tous sur les principes de la civilisation française. Or, ces principes, comme nous l’avons souligné plus haut, ne sont rien d’autre que les principes de liberté, de l’égalité et de la justice issus des Lumières et de la Révolution de 1789. Dès lors, on peut affirmer que les Lumières ont exercé une réelle influence sur les politiques coloniales du second empire colonial (XIXe – XXe siècle).

Cependant, le pouvoir colonial français n’a pas hésité à transgresser ces mêmes principes lorsque ses intérêts étaient en jeu. La colonisation du Soudan occidental permet, en effet, de saisir les antinomies entre le discours et la réalité. Loin de vouloir délivrer à tout prix les populations autochtones de l’injustice et de la barbarie pour le bien de la civilisation, la présence de l’autorité coloniale française se justifie d’abord par des raisons économiques et politiques, le Soudan français étant considéré comme une colonie d’exploitation52 Dans le projet d’organisation politique, administrative et défensive de l’Afrique occidentale française réalisé par le commandant Destenave en 1895, il est écrit que « sur le fait de ces circonstances le Soudan français, à l’état actuel, est une colonie d’exploitation. » ANS 18G2.. Le fait que la mise en œuvre des principes civilisateurs cède le pas à l’impératif de stabilité économique etpolitique montre que le véritable motif de la colonisation du Soudan occidental n’est pas la mission civilisatrice bien que celle-ci soit mise en avant.

Mots-clés : Lumières, Colonisation, Soudan Occidental, Principes de la civilisation française, Coutumes indigènes.

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[44] Édouard Guillaumet, Le Soudan en...

Édouard Guillaumet, Le Soudan en 1894 ; la vérité sur Tombouctou ; l’esclavage au Soudan, Paris, A. Savine, 1895, p. 155 [disponible sur Gallica]

[45] ANS 1G 297 : Rapport sur le Haut...

ANS 1G 297 : Rapport sur le Haut-Sénégal et Moyen-Niger, William Ponty, 1903, p. 5 ; voir aussi Gouvernement général de l’AOF, Territoires du Haut-Sénégal Moyen-Niger, 1900-1903, Paris, Imprimerie Firmin-Didot et Cie, 1904, p. 3 [disponible sur Gallica].

[46] Cette peine est portée de 5 à 10 ans...

Cette peine est portée de 5 à 10 ans de travaux forcés par le code pénal indigène de 1944. Décret du 17 juillet 1944 instituant un code pénal indigène applicable aux indigènes de l’AOF, de l’AEF, du Cameroun et du Togo, Douala, Imprimerie commerciale du Cameroun, 1944 [disponible en ligne sur fr.calameo.com].

[47] En 1920, le ministre des colonies...

En 1920, le ministre des colonies, Albert Sarraut, jugeant insuffisante la marge laissée à l’appréciation du juge pour ce qui concerne l’amende prévue à l’article 1er du décret du 12 décembre 1905, décide d’élever le maximum de cette peine à 5000 francs. L’article 1er du décret du 8 août 1920 modifiant les peines prévues pour la répression de la traite en Afrique occidentale et en Afrique équatoriale, Recueil Dareste,1921 (A24, N1), p. 135.

[48] Au contraire des esclaves de traite...

Au contraire des esclaves de traite qui sont acquis récemment et qui peuvent être vendus à tout moment, car considérés comme des marchandises.

[49] ANOM 14 MIOM 1191 : Rapport...

ANOM 14 MIOM 1191 : Rapport du gouverneur général à Monsieur le ministre, Gorée, 10 juin 1905.

[50] ANS 2K15 (174) : Capitaine...

ANS 2K15 (174) : Capitaine Forgeot Abel, Monographie régionale de Menaka.

[51] Le projet qui va donner naissance à la...

Le projet qui va donner naissance à la constitution du 27 octobre 1946 prévoyait de conférer la qualité de citoyen français à tous les indigènes des colonies françaises. Adopté par l’Assemblée nationale le 19 avril, le projet devait encore passer par voie référendaire. S’inquiétant de la conséquence d’un probable échec du projet sur l’octroi de la citoyenneté française aux indigènes, le député sénégalais, Amadou Lamine Guèye, propose une loi spéciale qui sera adoptée à l’unanimité le 25 avril 1946 et promulguée le 7 mai 1946. Voir Philippe Cocâtre-Zilgien, « Quand la France était la colonie de ses anciennes colonies », Les colonies, approches juridiques et institutionnelles de la colonisation de la Rome antique à nos jours, Éric Gojosso, David Kremer et Arnaud Vergne (dir.), Paris, LGDJ, 2004, p. 381-447, p. 392.

[52] Dans le projet d’organisation politique...

Dans le projet d’organisation politique, administrative et défensive de l’Afrique occidentale française réalisé par le commandant Destenave en 1895, il est écrit que « sur le fait de ces circonstances le Soudan français, à l’état actuel, est une colonie d’exploitation. » ANS 18G2.

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