II. La primauté des intérêts coloniaux sur les valeurs humanitaires des Lumières
Malgré la volonté du colonisateur de faire évoluer les idées chez les indigènes, au Soudan français comme dans les autres colonies, la mise en œuvre des principes civilisateurs cède le pas à l’impératif de stabilité économique (A) et politique (B).
A. L’impératif de stabilité économique
À son arrivée sur les territoires du Soudan, l’administration coloniale décide de garder, au détriment des idéaux proclamés par la République française, la taxe sur les esclaves ou l’Oussourou que les souverains africains percevaient sur les caravanes à chaque entrée sur leur territoire. Le gouverneur ayant comme mission d’augmenter les recettes du budget local afin d’alléger progressivement, jusqu’à sa suppression, l’aide financière apportée par la métropole, il ne peut se permettre d’abandonner l’oussourou qui est une source de revenus considérable.
Dans le but de libérer son armée de toute surveillance directe d’un Paris de plus en plus réticent à assurer le financement des campagnes militaires au Soudan[33], Archinard s’appuie du mieux possible sur les ressources locales[34]. Comprenant que la taxe sur les caravanes constitue l’une des plus productives sources de revenus, il crée, dès la fin des campagnes de 1890-1891, des postes de perception de l’oussourou à Goumbou, à Kassambara, à Nioro et à Tambakhara[35]. Il en sera de même dans tous les nouveaux territoires conquis. Par ordre général n° 111 du 14 mars 1893, Archinard fixe les modalités de perception de l’oussourou. Les caravanes ont la possibilité de le payer soit en nature (un captif sur dix) ou en numéraire (20 francs ou 10 000 cauris)[36]. Les marchands d’esclaves, sous condition d’acquitter l’oussourou, sont libres de circuler sur tout le territoire du Soudan français comme l’indique explicitement le chef de bataillon Quiqaundon, commandant de la région Nord-Est dans une lettre en date du 4 avril 1894 :
Moyennant 20 f en effet nous autorisons les dioulas [c’est-à-dire, les commerçants] à promener leur bétail humain sur la région placée sous notre autorité, nous autorisons moyennant salaire le commerce de l’esclave qui se traine péniblement sur nos routes pour être vendu comme je l’ai vu par exemple à Médine sur la place qu’on dirait que par ironie on avait appelé « place de la liberté » ainsi que le portait un écriteau placé sur le tronc d’un arbre au pied duquel se seraient accroupis un certain nombre de captifs[37].
Ainsi, pour des raisons économiques, la France ferme les yeux sur le commerce des esclaves dans la colonie du Soudan français, alors qu’en métropole et sur la scène internationale, elle prétend mener une lutte implacable contre cette coutume barbare. Le prélèvement de la taxe sur les esclaves va continuer au Soudan jusqu’à la fin du XIXe siècle.
La taxe sur les esclaves ne constitue pas le seul exemple attestant que les intérêts économiques priment sur les valeurs humanitaires héritées des Lumières. Le recouvrement de l’impôt de capitation a également donné lieu à des exactions de tout genre et des pratiques inhumaines. En effet, l’impôt de capitation est un impôt personnel perçu sur tout habitant (par tête caput), excepté les militaires et leurs familles, les vieillards et les enfants de moins de 8 ans. Cet impôt, qui est l’une des principales sources des recettes du budget colonial, est primordial pour l’administration. Perçu sur chaque habitant, peu importe la fortune, il doit être collecté chaque année quel qu’en soit le prix.
Dans le cercle de Nioro, par exemple, pour hâter la rentrée de l’impôt dans certains villages, on n’hésite pas à faire porter de lourdes pierres sur la tête des contribuables récalcitrants ou retardataires, les cravacher, les obliger à sauter à travers les haies d’épineux, les exposer au soleil ou les obliger à le fixer pendant plusieurs heures[38]. Dans d’autres villages, comme à Touroungoumbé, on demande simplement aux habitants de mettre leurs enfants en gage, c’est-à-dire en garantie afin de pouvoir se procurer de quoi payer l’impôt[39]. Dès lors, il apparaît qu’en matière de recouvrement d’impôt, les administrateurs ne sont pas toujours inspirés des principes d’humanité qui dominent la civilisation française. Cette manière de procéder ne change d’ailleurs pas lorsqu’il s’agit de la stabilité politique.
B. L’impératif de stabilité politique
Au moment de la conquête coloniale, la coutume de réduction en esclavage des vaincus, bien qu’elle soit contraire aux principes de la civilisation française, est conservée par les colonnes expéditionnaires. Si, au Sénégal, elle est quelque peu suivie (notamment lors des expéditions remontant le fleuve Sénégal, au milieu du XIXe siècle), au Soudan français, elle se pratique à grande échelle. La raison principale réside dans le recrutement des troupes indigènes (tirailleurs réguliers, guerriers fournis par les chefs indigènes alliés et autres éléments ressemblant à des mercenaires), éléments importants de la conquête soudanaise. Dans la mentalité de ces indigènes, incorporés dans l’armée française, procéder, chez les vaincus, à des razzias aussi bien en biens matériels qu’en hommes est indissociable de la guerre. Pour les inciter à s’engager, l’administration militaire leur fait donc entrevoir la possibilité de se procurer des captifs. Ce système encourage surtout les chefs indigènes alliés à fournir des guerriers qui, après les campagnes, leur remettent la moitié ou le tiers de leur butin, comme l’exige la coutume.
Dans le but de consolider les alliances avec les chefs locaux et de maintenir la loyauté de leurs troupes, les promesses faites au moment du recrutement sont tenues par les officiers français après chaque campagne militaire. Pour Georges Deherme, « il n’était que trop vrai que les officiers en colonne, suivant la coutume du pays, avaient pris la déplorable habitude de distribuer les prisonniers comme captifs à leurs soldats, pour les récompenser et exalter leur dévouement[40]. » Denise Bouche avance même que lors des premières campagnes au Soudan français, les prisonniers de guerre entre les mains des militaires français, devenus captifs, ont été distribués en totalité aux tirailleurs[41]. Dans une lettre adressée au commandant de la région de Tombouctou, en date du 2 août 1894, le gouverneur du Soudan français évoque la situation des tirailleurs « ramenant des colonnes de prisonniers destinés à devenir leurs captifs[42] ». Vigné d’Octon, qui a servi au Soudan français en tant que médecin de la marine, affirme avoir « vu la cour du poste de Bamako emplie de femmes et d’enfants qui leur avaient été distribués[43]. »
[33] Le dépassement régulier des crédits alloués pour les campagnes au Soudan pousse le département, en 1889, à imposer l’austérité budgétaire et ainsi mettre fin à la « fantaisie financière ».
[34] Martin A. Klein, Slavery and colonial rule in French West Africa, Cambridge, Cambridge University Press, 1998, p. 89.
[35] ANOM 60 APC 2 : Note pour le commandant de Nioro et le capitaine de l’escadron de spahis soudanais sur l’organisation des postes de perception de l’oussourou et sur son mode de perception (Vers 1890/1891).
[36] Ordre général n° 111 du 14 mars 1893, cité dans la lettre du chef de bataillon Quiqaundon, commandant de la région Nord-Est, à Monsieur le gouverneur du Soudan français, Ségou, 4 Avril 1894. ANM (FA) 1E 177.
[37] ANM (FA) 1E 177 : Lettre du chef de bataillon Quiqaundon commandant de la région Nord-Est à Monsieur le gouverneur du Soudan français, Ségou, 4 Avril 1894.
[38] Le rapport sur les affaires de Nioro de 1937 contient un nombre impressionnant de cas de ce type. ANS 3M159 : Rapport sur les affaires de Nioro, Kayes le 12 août 1937.
[39] ANOM/MI, 14miom/ 227 : Lettre du lieutenant-gouverneur du Soudan français au gouverneur général de l’AOF, 5 mars 1937, p. 4.
[40] Georges Deherme, L’Afrique occidentale française, action politique, action économique, action sociale, Paris, Librairie Bloud et Cie, 1908, p. 466 [disponible sur Gallica].
[41] Denise Bouche, Les villages de liberté en Afrique noire française : 1887-1910, Paris, La Haye : Mouton et Cie, 1968, p. 80.
[42] Lettre n°218 du gouverneur au commandant de la région de Tombouctou, 2 août 1894. Citée par Denise Bouche, p. 75.
[43] Paul Vigné d’Octon, La gloire du sabre, Paris, Quintette, 1984, p. 92.