La grandeur, la puissance, l’orgueil national sont liés à la question de la colonisation, ce qui fait que l’abandon, comme certains partisans du système colonial l’appellent, encore ou le retrait de ces grands territoires gigantesques, inévitablement, va amener une interrogation sur la nature du nationalisme français. Cette question a été longtemps non traitée, dissimulée. Pourquoi ? A l’époque de la décolonisation, dans les années 60, la magie du verbe du général de Gaulle va transcender ce questionnement. Le général de Gaulle va s’orienter vers la construction de l’Europe. Pour lui, à la perte de l’empire doit succéder la construction de l’Europe. Le traité de Rome date de 1957, en plein cœur de la guerre d’Algérie. Il y a une sorte de circulation, de passage entre déconstruction ou décolonisation de l’Empire et construction de l’unité européenne.
Donc, on essaye de compenser quelque part ce nouvel imaginaire national par la fabrication européenne. Soixante ans plus tard, l’imaginaire européen rentrera lui-même en crise en rapport, encore une fois, avec la définition de ce que sont les nationalismes de chacun des pays. Les nationalismes reviendront sur le devant de la scène en questionnant ce nouvel imaginaire celui de l’origine de l’Union européenne. Mais là, ce n’est pas le but de la discussion d’aujourd’hui. Le but, c’est de comprendre le lien qui peut exister entre fabrication, construction de l’empire colonial, et, dans la décolonisation, l’interrogation sur ce que signifie le nationalisme français et donc la perte des colonies. C’est une blessure du nationalisme français, une blessure narcissique, qui avait d’ailleurs été très bien décrite par un historien – qui n’était pas de gauche mais de droite –, Raoul Girardet, qui a écrit un très grand livre L’idée coloniale en France, en 1971. C’est un livre prophétisait cette question de la dissociation de l’empire avec la crise du nationalisme français.
Donc voilà, par conséquent, une autre interrogation sur le retard : le fait de ne pas s’interroger sur la question coloniale, c’est ne pas questionner le problème d’une crise ou d’une redéfinition de ce qu’est le nationalisme français. Voilà pour cette première grande question, le fait de ne pas avoir pris en considération ces problématiques. Depuis une vingtaine d’années maintenant, la question coloniale est revenue à la surface à la faveur d’une redéfinition de ce qu’était le nationalisme français. J’ajouterai que la question de la colonisation française avait une particularité par rapport à la colonisation britannique. La colonisation française avait une singularité. Il y avait certes l’imposition d’un système colonial, ce qui est commun aux deux empires, une domination des populations dites « indigènes ». Mais la singularité de l’empire colonial français, sa marque, pourrait-on dire, de fabrique, c’était le jacobinisme. C’est-à-dire la centralité politique autour de l’État français jacobin, qui passait par l’assimilation culturelle. La centralité jacobine, le passage par l’assimilation culturelle constituent la particularité du système colonial français. Il y avait la volonté « d’assimiler » à la culture française, conçue comme une culture universelle, par la langue notamment. Cette singularité très française est celle de la mise en place d’un Empire colonial, mais avec une volonté jacobine très affirmée de centralité.
Cette dernière appréciation nous ramène à une question qui fait la transition avec la question suivante : comment s’organise et comment s’est mis en place cet Empire, cette logique d’Empire colonial ? La construction d’un système colonial de type jacobin nous renvoie à la façon dont ce système colonial s’est mis en place. Par des invasions de territoire, de pays, de manière très souvent violente tout au long du XIXᵉ siècle. Je ne vais pas ici faire l’inventaire de tous les massacres qui ont été commis, notamment dans le plus grand pays d’entre eux, l’Algérie. Depuis 1830, des déportations, des déplacements de populations, mais aussi de la dépossession foncière ont été mises en œuvre, des millions d’hectares ont changé de main pendant cette période de pénétration coloniale française. Dans la période de la conquête, une nouvelle population est arrivée, en particulier des travailleurs pauvres venant d’Espagne vers l‘Oranie, des Italiens, eux aussi chassés par la misère, dans le Constantinois.
L’imposition violente du système colonial, les résistances extrêmement violentes à ce système, la brutalisation de la société indigène, nous renvoie à une autre question : le consentement qui est celui des élites, des populations dites indigènes à la présence coloniale française. La France n’aurait pas pu conquérir des territoires aussi gigantesques – je parle bien sûr non seulement de l’Afrique du Nord, mais de l’ensemble de l’Afrique de l’Ouest, de l’Asie, des grands pays comme le Vietnam, etc. –, elle n’aurait pas pu le faire s’il n’y avait pas eu un consentement d’une partie des élites indigènes à cette présence extérieure, occidentale, française. Une interrogation se développe sur l’acceptation, le consentement. Le fait de participer à l’entreprise coloniale. L’entreprise coloniale est à la fois une entreprise de domination, de soumission, de violence, mais également une entreprise qui a permis le surgissement d’élites qui ont coopéré, on dirait peut-être « collaboré » avec la présence française. Elles se sont installées aux différents postes de commande des pays qui deviendront des États indépendants ou des États en situation de décolonisation. Cette interrogation apparaît aujourd’hui notamment en Afrique, autour des notions du consentement, de l’acceptation de ce qu’a été cette logique de domination coloniale. Une autre question dans ce chapitre sur l’installation de la colonisation dans tous ces territoires, est celle des justifications idéologiques françaises de la colonisation.
La justification française de la colonisation au XIXᵉ siècle, est celle « la mission civilisatrice de la France ». C’est à dire l’héritage des Lumières, de la Révolution française, pour promouvoir l’égalité. Ce discours dominant est porté notamment par les Républicains, à la fin du XIXe siècle. Un discours véhiculé par un certain type de république, celui de la République jacobine, notamment à partir de 1880, sous Jules Ferry principalement. Mais c’est aussi la logique portée par la Monarchie et par l’Empire, par Napoléon III notamment. C’est la logique d’une France apportant une parole universelle, permettant de parvenir à une société meilleure, harmonieuse.
Ce discours-là, de la civilisation, des Lumières, a été porté largement dans la société française, dans la société métropolitaine. Un accord s’est propagé dans la société française tout au long des XIXᵉ et XXᵉ siècle, porté par un certain nombre d’intellectuels, d’artistes, de savants, de peintres orientalistes, qui ont propagé l’idée d’une France généreuse, des Lumières. Une partie du mouvement socialiste naissant à la fin du XIXᵉ siècle a lui-même porté cette idéologie des Lumières pour justifier la colonisation. Dans un paradoxe étonnant, une droite nationaliste française de l’époque, en 1890 par exemple, était hostile à la colonisation et préférait la récupération de l’Alsace Lorraine perdue au moment de la guerre de 1870 plutôt que de s’intéresser à l’entreprise coloniale ; alors qu’une partie de la gauche républicaine était favorable à la colonisation permettant d’élargir les Lumières, la Révolution.