M. Jean-Guy TALAMONI (Université de Corse),

Une question avec plusieurs facettes de Wanda Mastor, une question très riche comme à son habitude. C’est vrai que la référence à Henry David Thoreau est très intéressante, d’autant que souvent, on ne voit que cet aspect-là, c’est à dire « Je refuse de payer mes impôts, on me met en prison », etc. Mais il ne faut pas oublier qu’il a aussi soutenu John Brown qui, lui, a combattu l’esclavage les armes à la main. Donc il n’est pas seulement le chantre de la désobéissance civile, Henry David Thoreau…

Mme Wanda MASTOR,

Je le dis pour les étudiants. Il suffit d’une heure pour lire La désobéissance civile.

M. Jean-Guy TALAMONI,

Oui, je crois que c’est un conseil que l’on peut effectivement donner à nouveau. C’est très intéressant, mais il a écrit aussi d’autres choses intéressantes en dehors de cet ouvrage… Sur cette question complexe qui vient d’être posée par Wanda Mastor, Benjamin Stora ?

M. Benjamin STORA,

C’est une longue intervention passionnante. Et pas  simplement une question. Je ne suis plus en activité, je suis à la retraite, je vais avoir 72 ans. Et j’ai peu de contacts désormais avec l’université, les étudiants, les doctorants. Je suis un peu au courant par ce que je peux lire dans la presse et en faisant des conférences, comme celle d’aujourd’hui d’ailleurs, qui m’apprennent beaucoup. Sur les questions que vous soulevez, en vrac, le problème des élites, leur responsabilité, il y avait un penseur algérien, pas connu en France, qui s’appelait Malek Bennabi, et qui se demandait « dans le fond pourquoi avons-nous été colonisables ? » C’est à dire le fait d’aller chercher à l’intérieur de notre société les faiblesses et les failles qui ont permis aux colonisateurs de pénétrer en nous. Et ce questionnement-là, il le faisait dans les années 1950. C’est un vieux questionnement dans les sociétés anciennement colonisées qui se sont posé le problème de pourquoi il y avait cette faiblesse. Est-ce que c’était en rapport avec la faiblesse des forces productives que nous avions ? Est-ce que c’était le problème de la religion ? Est-ce que c’était le problème du système parental ? Est-ce que c’était le problème des rapports inégalitaires entre hommes et femmes ? Est-ce que c’était l’état d’archaïsme de notre société ?

Bref, toute une série de questions se posent à propos de la faiblesse qui a permis la colonisation. Cette faiblesse, obtenue par la force des armes, se comprend aussi par l’acceptation des élites d’un certain nombre de conditions imposées par le colonisateur. C’est un chantier de recherche absolument énorme. Et il faut avoir un grand courage pour ouvrir ce champ de recherche parce que malheureusement, très souvent, on présente une version binaire du colonisé victime et du colonisateur agresseur, sans voir précisément qu’il y a eu à un moment donné des colonisés qui ont accepté le système colonial. Vous savez, il y a un très bon livre qui vient de sortir sur la colonisation de l’Afrique de l’Ouest. C’est l’œuvre d’une jeune femme ayant écrit sur la façon dont la France, avec 80 hommes, avait colonisé un territoire grand comme la France en Afrique. C’est une histoire qu’il faut absolument aborder.

Sur le problème des mensonges de l’Algérie et de ce livre dont vous parlez… À l’époque où ce livre avait été fait, parce que je vois ce que vous voulez dire, c’est pour ça que j’en avais accepté la préface, c’était pour essayer de s’attaquer à une sorte de tabou qui était le fait que les pieds-noirs étaient tous partis d’un coup d’Algérie et qu’il n’y avait plus personne qui était resté sur place. Et donc l’auteur, Pierre Daum a fait une enquête pour montrer qu’au contraire, il y avait environ 200 000 Européens qui étaient restés en Algérie. Et donc à l’époque, cela me paraissait tout à fait important de signaler cela. Mais en fait, ces 200 000 qui sont restés, ils sont tous partis, in fine. C’est-à-dire qu’ils n’ont pas pu rester dans la société algérienne. Ils sont partis, notamment, après le coup d’État de Boumediene de 1965. Ils sont partis au moment du conflit israélo-palestinien. Je pense en particulier à ce qui restait de la communauté juive d’Algérie, qui est partie définitivement à partir de 1967. Il y a eu la nationalisation du pétrole et du gaz en 1971. Et puis surtout, ce qu’on appelle la loi sur la confiscation des biens qui a été faite dans les années 60.

Et donc, on a effectivement des gens qui ont tenté l’aventure, qui sont restés, parce que l’Algérie c’était leur pays. Ils n’ont pas pu y rester. Et cette question-là renvoie aux crises, aux difficultés et aux échecs des indépendances. Parce que c’est une question très importante qui explique aussi – je n’en ai pas parlé, c’est un tort – le refoulement de la question coloniale en France. Les échecs, en grande partie nés de la décolonisation, n’ont pas permis d’aborder la réalité de ce qu’avait été le système colonial lui-même. Et donc, il faut aussi s’interroger sur le rapport qui existe entre colonisation, décolonisation, post colonisation et décolonialisme. Il y a tout un ensemble, tout un chaînon d’interrogations qui ne sont pas identiques les unes par rapport aux autres, mais dont il faut tracer la ligne presque souterraine de conduite.

Mme Wanda MASTOR,

Merci beaucoup.

M. Jean Guy TALAMONI,

Merci. Il reste quelques minutes seulement à passer avec Benjamin Stora, puisque nous avions prévu que le débat se poursuivrait jusqu’à 11h00. Mais tout à l’heure, Benjamin Stora nous avait tendu la perche, en quelque sorte, sur la question des Corses dans l’empire colonial. Et je pense qu’il serait bon de l’entendre sur cette question. Si quelqu’un a une question particulière à poser plus urgente ? Sinon, j’aimerais quand même que nous puissions l’entendre à ce sujet, même si Benjamin Stora » l’a dit, il n’est pas spécialiste de la question. Mais évidemment, il a certainement rencontré au cours de ses recherches beaucoup de Corses…

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