M. Benjamin STORA,
Sur les Corses dans l’empire colonial… Vous savez, comme je l’ai déjà dit, je ne suis pas spécialiste, mais vous avez raison, il faut en parler. La question de la construction de l’empire est liée aussi, dans le Premier Empire, dans l’empire avant l’empire du XIXᵉ, aux conquêtes impériales de Napoléon Bonaparte. Je veux dire que l’expédition de Bonaparte en Égypte est très importante en 1798, parce qu’elle ouvre la colonisation. Bonaparte en Égypte, c’est le premier acte d’une colonisation contemporaine, « moderne » de cette époque-là. La présence, la personnalité de Bonaparte, qui est Corse comme chacun sait, a joué un rôle dans la fabrication du nationalisme français. Et il est tout à fait, j’allais presque dire classique, légitime, de trouver un certain nombre de Corses par admiration, par le fait quand même qu’il y avait cette aventure qui commençait, qui démarrait, dans laquelle ils ont pu s’investir, à laquelle ils ont pu s’identifier aussi. Et puis, j’en ai parlé rapidement, s’arracher pour certains d’entre eux, lorsque, par exemple, la conquête de l’Algérie a commencé, s’arracher aussi à la misère sociale comme les Italiens, comme les Siciliens, comme les Maltais qui sont venus en Algérie à la même époque que les Corses et ils appartiennent au même univers, à l’univers méditerranéen.
La différence, c’est que les Corses étaient français alors que les autres étaient des étrangers – qui deviendront Français par le décret de 1889. Et ils vont faire une grande carrière dans l’administration coloniale française. Une grande carrière parce que dans le fond, c’est un moyen social d’existence. C’est une fidélité à l’époque. Il ne faut pas faire d’anachronismes. Parce qu’à l’époque, ils ont le sentiment d’appartenance nationale à la France et à son histoire qui est très fort. Par conséquent, il y a tous ces aspects qui se combinent et il faudra du temps et de la décantation pour s’apercevoir, bien sûr, qu’eux aussi vont s’interroger, pour certains d’entre eux – la preuve, la rencontre d’aujourd’hui –, aussi sur le rapport à une colonisation sur un plan culturel, social, linguistique qui touche leur propre pays, l’île de la Corse. Par conséquent, il y a une forme de décantation idéologique qui, c’est ce que je disais tout à l’heure, peut être longue, qui n’est pas instantanée.
Je veux dire que le processus de décolonisation, par exemple des années cinquante, soixante, a touché de plein fouet bien sûr l’Afrique du Nord, l’Afrique noire, etc., mais il n’a pas touché de la même manière le Premier Empire français colonial, par exemple dans les Antilles. C’est à dire la Guyane, la Martinique, la Guadeloupe, qui aujourd’hui se reposent la question de l’esclavage lié au système colonial, c’est-à-dire du rapport à la France. Eux se reposent cette question. Donc, il y a une temporalité décalée dans l’histoire où tout ne marche pas au même pas. Par exemple, les Kabyles de 1920, ce ne sont pas les Kabyles de 1980, c’est à dire 60 ans plus tard. Parce qu’en 1920, ils ont le sentiment de se rattacher à la fabrication d’une idée nationale en construction, alors qu’en 1980, 2000, ils ont la volonté de construire leur propre idée culturelle, qui leur appartient en propre, toujours dans un cadre national. Donc, il y a un décalage dans les temporalités et tout le risque pour les historiens, c’est de sombrer dans l’anachronisme, penser que tout est égal à tout, que tout ce qui s’est passé au XVIIIᵉ siècle sur les corps, sur les idées, est semblable à ce qui se passe aujourd’hui au XXIᵉ siècle. Non, ce n’est pas exactement la même chose. Ce ne sont pas les mêmes histoires, même si des continuités profondes existent. Il faut les regarder et les examiner en tant que telles. Je vous remercie.
M. Jean Guy TALAMONI,
Merci. Merci beaucoup. S’il n’y a pas d’autres questions… Je regarde la salle. Il me reste à vous remercier, cher Benjamin Stora, très chaleureusement, pour cette participation qui a été éclairante pour nous, qui va aussi nous donner un certain nombre de thèmes de débat pour les heures qui viennent et pour demain. Merci. Vous avez peut-être quelque chose à ajouter…
M. Benjamin STORA,
Non, je vous remercie infiniment pour l’invitation, puisque là je vois qu’il est déjà 11h05. Je vous laisse à vos travaux, à la poursuite. Et je vous remercie beaucoup.