Carine David : Dans quelle mesure faites-vous la différence entre le bonheur tel qu’il apparaît dans la Constitution de l’État et le droit au bonheur ?
Antonio Trampus : J’ai étudié la transformation du langage politique au cours du XVIIIe siècle. À cette époque, il y a une idée très précise, selon laquelle le bonheur se réfère à la nature, c’est-à-dire à un droit naturel. Est plutôt identifié, à travers le mot bonheur, la condition physique de l’individu, et non pas la relation entre l’individu et la collectivité. Le droit au bonheur est, dans le langage politique, la relation entre l’individu et la collectivité, et il y a différentes modalités de déclinaisons linguistiques du droit au bonheur, comme le bonheur public, la felicità publica, qui n’est pas un mot des Lumières, mais un mot en général du XVIIIe siècle. Il y a donc une version du droit au bonheur sous l’expression la felicità publica, qui est le bonheur garanti par les rois ou par les gouvernements d’anciens régimes. D’un autre côté, le droit au bonheur, dans le langage des Lumières, se réalise à travers la recherche individuelle.
Félicien Lemaire : Trouve-t-on le bonheur céleste dans le bonheur terrestre ? N’y a-t-il pas de transgression, avec les Lumières, dans le bonheur terrestre ? Je souscris totalement aux mots-clés que vous avez évoqués : le peuple, la collectivité, la liberté. Mais le mot « félicité » m’interpelle. Avez-vous effectué, sur le plan linguistique, des recherches sur une éventuelle distinction entre bonheur et félicité ? Il y a beaucoup d’attitudes à l’égard du bonheur et le lien avec l’approche théologique. On parle toujours de béatitude. La béatitude, ce n’est pas le bonheur, c’est la permanence du bonheur, avec une forme d’animalité qui n’a rien à voir avec le bonheur terrestre. La félicité est-elle véritablement le bonheur ou bien une existence heureuse ? On voit par exemple que la recherche de la paix constitue le meilleur moyen de favoriser les félicités humaines. Erasme s’exprime ainsi. Est-ce un droit au bonheur ou l’affirmation d’une existence heureuse du peuple ? J’essaie de discriminer les paroles. Avez-vous des pistes d’analyse à nous proposer y compris sur le plan linguistique ?
Jean-Guy Talamoni : Il est vrai qu’en italien, et en langue corse aussi – qui est de la même famille linguistique italo-romane –, la « felicité », a felicità, c’est ce qu’on appelle le bonheur en français.
Antonio Trampus : Il y a effectivement une très grande différence entre la langue italienne et la langue française. Dans la langue italienne, nous avons seulement « felicità », et dans la langue française, il y a « bonheur » et « félicité ». Dans mes recherches, j’ai réfléchi sur deux choses. La première est l’élaboration du droit au bonheur dans la langue italienne, car la Constitution paoliste est écrite en italien et non pas en français. Beaucoup de sources existent, entre Florence et Livourne, autour de la formulation linguistique de la Constitution paoliste et l’usage des termes. Les termes utilisés sont « félicità », mais il était très intéressant de comprendre comment ce terme s’est transféré dans la langue française entre les deux, « bonheur » et « félicité ». Je ne l’avais pas étudié dans le cas de la Constitution paoliste. Je l’avais néanmoins vérifié à travers les traductions de l’ouvrage de Filangieri. C’est un autre exemple de texte italien qui utilise seulement le mot « félicità ». Dans la traduction française, le traducteur a été confronté au problème de choisir entre « bonheur » et « félicité ». Il n’a pas choisi « félicité », il a traduit « bonheur » au XVIIIe siècle. Dans le langage politique, le mot « félicité » est lié à l’idée de la félicité publique. Les traducteurs français de Filangieri ont préféré le mot « bonheur », plus simple pour identifier l’obligation individuelle et le bonheur comme espace de liberté de l’individu. C’est vraiment une grande question. Il y a de nombreux travaux en France sur le thème du bonheur, de la félicité, de la félicité publique. Je n’ai donc pas de réponse définitive.
Wanda Mastor : S’ajoute à cette complexité sémantique la difficulté des traductions. On le retrouve en anglais avec le mot « happiness ». On peut le traduire par bonheur, mais c’est aussi la joie, aux États-Unis. La déclaration d’indépendance ne fait pas référence au droit au bonheur, mais au « happiness ». Thomas Jefferson lui-même, par ailleurs parfaitement francophone, l’a traduit en français par « bonheur ». La félicité n’est pratiquement jamais, selon mes recherches, associée à la félicité publique. On parle de félicité au sens religieux, protestant en l’occurrence, au sens théologique de béatitude personnelle. On parle de bonheur public dans la traduction, mais qui est en fait très individuel aux États-Unis. Il y a des différences de sens, de concepts, auxquelles s’ajoute la difficulté du travail de traduction.
Jean-Guy Talamoni : Il y a d’ailleurs une autre difficulté de traduction dans le préambule de la Constitution de 1755, avec le mot « riducendolo ». Il semble y avoir eu une erreur dans le texte français de Dorothy Carrington. Le professeur Jean-Yves Coppolani l’avait remarqué, il avait travaillé sur la question. Dorothy Carrington était britannique, par ailleurs docteur honoris causa de notre université. Sur ce point-là, il semble qu’elle ait fait une erreur de traduction. Elle avait écrit : « en le transformant (le gouvernement) en une Constitution », ce qui n’avait pas beaucoup de sens. En réalité, il semblerait que « riducendolo » soit un mot plutôt d’italien ancien que d’italien moderne, ayant le sens de « soumettre » le gouvernement à la Constitution.
Antonio Trampus : Je crois qu’il y a une autre interprétation. « Riducendolo », c’est une expression technique pour « changer » ou « transformer » (voir le « Vocabolario della Crusca » éd. 1735). Il y a aussi chez Filangieri une expression très proche. Cela évoque l’idée de réduire la complexité de la loi et de la Constitution matérielle en un texte bref, qui a aujourd’hui le nom de Constitution. Il est très compliqué, pour les protagonistes de la Révolution corse, mais aussi de la révolution américaine, d’imaginer comment il est possible de transformer, de conserver la tradition des lois corses, dans ce cas, et de l’écrire dans une formule brève qui soit une seule loi fondamentale, c’est-à-dire la Constitution. C’est un problème pratique. Pasquale Paoli, dans sa correspondance avec Buttafoco et les émigrés corses en Toscane, demande de trouver les moyens d’écrire un texte bref. C’est le même problème que Filangieri car le mot « constitution », au XVIIIe siècle, est autre chose par rapport à notre Constitution. Filangieri nomme « constitution » un petit code de loi, mais l’idée est la même. Je crois que l’expression italienne du XVIIIe siècle ridure, signifie faire de beaucoup de lois et de principes un seul texte bref.
Carine David : C’est un questionnement sémantique. Aujourd’hui, lorsque l’on travaille sur le droit au bonheur, nous sommes également confrontés à l’articulation avec le droit au bien-être, une notion qui est plus moderne. Trouvez-vous trace de cette notion dans les écrits ?
Antonio Trampus : J’ai trouvé le bien-être, mais uniquement dans le sens physique de l’individu. Je me réfère encore une fois à l’ouvrage de Filangieri, écrit en 1778. Il fait une distinction entre le bonheur et le bien-être de l’individu, comme le bien-être physique, c’est-à-dire la santé de l’individu. Cela s’inscrit dans une époque marquée par plusieurs changements linguistiques. Dans la langue italienne, c’est une recherche de transformation des mots anciens vers un nouveau signifiant et signifié. Il y a donc beaucoup de différences entre différents textes. Il y a des différences entre Antonio Genovesi et Gaetano Filangieri, mais Genovesi est considéré comme le maître des hommes des Lumières de l’Italie. Et peut-être que Pasquale Paoli a également étudié les textes d’Antonio Genovesi.
Petru Antone Tomasi : Je souhaiterais revenir sur votre propos et sur le sens de « ridurre » la Constitution. Il est vrai qu’en français, la proposition du professeur Coppolani nous semblait acceptable et logique, c’est-à-dire soumettre à la Constitution, par rapport à l’idée de synthèse que vous avancez. Vous avez évoqué notamment les écrits de Buttafoco. On retrouve sous sa plume « fissare la Costituzione ». « Ridurre la Costituzione » ne peut-il pas être compris comme « fixer la Constitution » ? Car il est vrai que « transformer le gouvernement en une Constitution », en français, cela n’a pas beaucoup de sens. En revanche, l’idée d’avoir un processus qui fixe la Constitution, qui l’arrête, semble un peu plus logique.
Antonio Trampus : Je crois que c’est la même idée. Pasquale Paoli a un problème important, à cette époque, lié à la communication avec l’extérieur. Ce problème est de trouver les mots, de communiquer, d’expliquer cela au public international. Dans un sens, fixer la Constitution et réduire la Constitution sont aussi synonymes, car l’objectif est le même. L’expression « ridurre » n’est pas une expression négative. Elle reflète un problème d’écriture, lié au fait de réduire, de faire un texte bref.
Petru Antone Tomasi : J’avais une autre question au sujet du préambule de la Constitution. Vous évoquez notamment le projet de Constitution du Grand-Duché de Toscane. Voyez-vous une analogie entre l’évocation du droit au bonheur dans le préambule de la Constitution corse et la façon dont la « felicità » est conçue et exprimée dans le projet du Grand-Duché de Toscane ? Les deux s’inscrivant dans une structure constitutionnelle, si ce n’est commune, en tout cas proche.
Antonio Trampus : C’est une question complexe, parce que la Toscane adopte le langage de la Constitution paoliste. Le projet consiste à réaliser une monarchie constitutionnelle, mais c’est un projet avorté. Lorsque Léopold a vu les conséquences de la Révolution française, il l’a oublié. Il y a sûrement une proximité parce que, dans les archives de la secrétairie privée, une grande partie de la documentation se réfère à la discussion sur la Constitution paoliste. Il faut, je crois, réfléchir plutôt sur la formation du mythe politique de la Révolution Corse et de la Constitution Corse. C’est le même mythe politique que l’on peut retrouver à Boston au moment de la Révolution américaine. Pasquale Paoli et les paolistes sont alors des héros pour les révolutionnaires américains. La construction du mythe politique, au-delà de la Constitution paoliste, est, je crois, une autre direction de recherche.
Jean-Guy Talamoni : Le professeur Coppolani se référait à l’examen d’un vieux dictionnaire italien du XVIIIe siècle. Il avait retrouvé ce sens de « ridurre » qui était « soumettre ». Cela parle aux juristes de droit public, car soumettre le gouvernement à une Constitution, c’est précisément le critère de la Constitution moderne.
Antonio Trampus : Peut-être y a-t-il les deux significations dans l’intention paoliste : soumettre au peuple et réduire la Constitution en forme graphique. Je retrouve « ridurre » au sens de « soumettre » seulement après 1802 dans le « Dictionnaire portatif de prononciation italien-français » par Vincenzo Manni.
Wanda Mastor : Je n’ai jamais traduit par « transformant » comme Dorothy Carrington, mais en « le soumettant », parce qu’en droit constitutionnel, celui qui est soumis, ce n’est surtout pas le peuple, qui se veut légitimement maître de lui-même. C’est le gouvernement qu’on soumet. Pour ceux qui travaillent sur la Constitution de Paoli, il nous semble que c’est ce qui fait d’elle une constitution moderne. Je suis une Corse qui ne dit pas que c’est la première au monde, car je n’ai pas étudié les 193 ancêtres des 193 constitutions – et je ne parle que des États reconnus par l’ONU. J’avais beaucoup travaillé avec vos collègues italiens sur l’influence du droit anglais dans la Méditerranée du XVIIIe siècle à Palerme. Tous étaient d’accord pour dire que la Constitution de Paoli est extraordinairement moderne, notamment parce qu’elle soumet le gouvernement à une Constitution. En 1755, c’est absolument génial : le fait de soumettre un gouvernement, quel qu’il soit, à une Constitution, c’est la naissance du constitutionnalisme moderne. « Fixer », en droit constitutionnel français, c’est l’expression qu’emploie Bonaparte lorsqu’il dit « Citoyens, la Révolution est fixée aux principes qui l’ont commencée. Elle est finie ». Personnellement, je préfère « soumettre » parce que j’estime que le gouvernement est soumis à la Constitution, pas le peuple. Car le peuple est le premier et dernier détenteur de la souveraineté. Il n’y a que lui qui décide en réalité, il n’est soumis à rien. Il peut même démolir un système s’il n’y adhère plus.
Antonio Trampus : Je crois que les deux interprétations ne sont pas incompatibles. Moi-même, j’ai étudié le droit en l’Italie avant d’être historien, et je sais que le langage juridique est un langage vivant. À partir du XVIIIe siècle, les significations des mots ne sont pas fixes. C’est la force du langage politique et juridique. Les paolistes ont choisi les termes avec la conviction de la longue durée de ces mots et de la possibilité de les interpréter dans des contextes nouveaux, évolutifs. D’un point de vue historique, il est normal de vérifier les différents contextes et usages dans l’interprétation des mots. Vous m’avez proposé une direction de recherche très intéressante.
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