Le « droit au bonheur », une idée toujours neuve ?

Jean-Guy Talamoni

« Nous tenons pour évidentes par elles-mêmes les vérités suivantes : tous les hommes sont créés égaux ; ils sont doués par le Créateur de certains droits inaliénables ; parmi ces droits se trouvent la vie, la liberté et la recherche du bonheur ». (Traduction de Thomas Jefferson).

Ces quelques lignes sont extraites de la déclaration d’indépendance américaine du 4 juillet 1776. Elles recèlent une idée qui pourrait s’avérer précieuse de nos jours : le droit au bonheur. Depuis le XVIIIe siècle, cette idée a eu une considérable postérité, et elle fait aujourd’hui l’objet de travaux de la part de nombreux chercheurs, notamment dans les domaines de la philosophie, du droit ou de la science politique[1]

Comme le fait observer le professeur Wanda Mastor dans son commentaire de la déclaration des droits de l’homme de 1789[2], malgré la célébrité des lignes précédemment citées, ce ne sont pas les États-Unis d’Amérique qui ont été les premiers à affirmer le droit au bonheur mais la Corse dans sa Constitution de 1755 :

« La diète générale du peuple de Corse, légitimement maître de lui-même (…) Ayant reconquis sa liberté et désirant donner à son gouvernement une forme durable et constante en le soumettant à une constitution propre à assurer le bonheur de la Nation… »[3]

Le Professeur Antonio Trampus, de l’Université de Venise, souligne ce caractère novateur de la Constitution corse dans un ouvrage consacré spécifiquement à la question, Il diritto alla felicità. Storia di un’idea :

Il s’agit d’un document de grand intérêt, parce qu’il nous montre de quelle manière le thème du bonheur, qui a d’abord été une idée religieuse et philosophique puis un principe politique, s’inscrit dans la culture constitutionnelle, en se transformant en droit. Dans le préambule, pour la première fois, le mot bonheur apparaît à côté de deux idées typiques de toute constitution moderne : celle d’un moment « constituant », c’est-à-dire la conscience de vivre une phase de rupture dans les événements historiques qui permet de construire un nouvel Etat, et celle de la naissance d’un nouveau sujet politique, qui est le peuple réuni en assemblée[4].  

Cette innovation aura une postérité prolifique. Dans l’espace, elle se répandit aussitôt en Europe en en Amérique. Si le texte le plus prestigieux demeure la déclaration d’indépendance des États-Unis, il avait été précédé de quelques jours par la déclaration des droits de l’État de Virginie votée le 12 juin 1776 et qui mentionnait « la recherche et la jouissance du bonheur et de la sécurité »[5]. Dans le temps, l’idée devait faire son chemin, en Amérique et ailleurs sur la planète… Bien que la Constitution fédérale des États-Unis (1787) n’en ait pas fait mention, plusieurs dizaines d’États fédérés américains la reprirent dans leurs constitutions. En France, la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 – ayant, aujourd’hui encore, valeur constitutionnelle – fait référence dans son préambule au « bonheur de tous ». Quant à la déclaration introduisant la Constitution de 1793, son article 1er rappelait solennellement que « Le but de la société est le bonheur commun ». Pour sa part, Napoléon Bonaparte n’avait pas manqué d’insérer l’idée de « bonheur du peuple » dans le sénatus-consulte organique de la Constitution du 16 thermidor An X (4 août 1802)[6] ainsi que dans celui de la Constitution du 28 floréal An XII (18 mai 1804)[7]. Dans ces deux cas, il s’agissait d’une mention essentielle puisqu’elle avait sa place dans les serments devant-être prêtés, y compris par l’Empereur.

Depuis le XVIIIe siècle, nombre de pays ont repris cette notion dans leurs textes constitutionnels, parmi lesquels Haïti, le Japon, les Seychelles, les deux Corée (en des termes évidemment différents), ainsi que l’Égypte en 2014… Sans compter le Bhoutan qui, dès 1972, a écarté l’indicateur de PIB (Produit Intérieur Brut) au bénéfice du BNB (Bonheur National Brut) et qui a intégré ce dernier dans sa constitution en 2008 ! Citons encore le Venezuela : dans la « Constitution bolivarienne » de 1999 est mentionné l’objectif de permettre à tous les citoyens de « rechercher leur bonheur » (buscar su felicidad)[8]. Observons qu’on trouvait déjà cette idée dans la Constitution de Cúcuta, inspirée par la pensée bolivarienne et créant la République de Colombie en 1821[9].

Aujourd’hui, cette notion fait plus que jamais l’objet de commentaires quant à sa portée juridique, et ce à l’échelle internationale. S’agissant de son contenu, elle semble notamment permettre d’ouvrir une nouvelle voie vers un renforcement des droits sociaux. En 2010, une démarche novatrice était engagée au Brésil : la commission « Justice et citoyenneté » du Sénat approuvait un amendement à la Constitution fédérale dit « busca da felicidade » (poursuite du bonheur), évoquant : « Les droits sociaux essentiels à la recherche du bonheur ».

Le colloque organisé à Corte en avril dernier et que nous avons eu l’honneur de coordonner avec Petru Antone Tomasi, a été l’occasion d’explorer ces divers sujets, tant dans leurs fondements historiques que dans leur actualité.

Le droit au bonheur, une notion sans cesse renouvelée.

Une idée toujours neuve, en somme…

Résumé

[1] Voir notamment le site internet du projet « BonDroit : bonheur et droit » de l’Université d’Angers :...

[1] Voir notamment le site internet du projet « BonDroit : bonheur et droit » de l’Université d’Angers : bondroit.univ-angers.fr ; Le droit au bonheur, ouvrage collectif, Institut Universitaire Varenne, Collection Colloque & Essais LGDJ, 2016, p. 311 ; Jean-Guy Talamoni, « Campate felici ! Le droit au bonheur fondement des droits sociaux ? », Expérimenter le droit à l’emploi, ouvrage collectif (dir. Laurent Grandguillaume), Berger-Levrault, 2024, pp. 79-90.

[2] « Pourtant, le premier texte à proclamer le droit au bonheur au XVIIIe siècle ne fut pas adopté outre-Atlantique mais en mer Méditerranée. La Diète Générale représentant le peuple de Corse (…) ...

[2] « Pourtant, le premier texte à proclamer le droit au bonheur au XVIIIe siècle ne fut pas adopté outre-Atlantique mais en mer Méditerranée. La Diète Générale représentant le peuple de Corse (…) proclame (…) une constitution propre à assurer la félicité de la nation… » (Éditions Dalloz, octobre 2021, p. 13 sq.)

[3] Consulte de Corte des 16, 17, 18 novembre 1755 (préambule du texte constitutionnel).

[3] Consulte de Corte des 16, 17, 18 novembre 1755 (préambule du texte constitutionnel).

[4] Il diritto alla felicità. Storia di un’idea, Corriere della sera, 2021, p. 188, première édition : Laterza, Roma-Bari, 2008.

[4] Il diritto alla felicità. Storia di un’idea, Corriere della sera, 2021, p. 188, première édition : Laterza, Roma-Bari, 2008.

[5] « …pursuing and obtaining happiness and safety ».

[5] « …pursuing and obtaining happiness and safety ».

[6] Article 44.

[6] Article 44.

[7] Article 53.

[7] Article 53.

[8] « Exposición de motivos de la Constitución bolivariana de...

[8] « Exposición de motivos de la Constitución bolivariana de Venezuela » (Títolo I. Principios fundamentales).

[9] Dans l’article final (art. 191). 

[9] Dans l’article final (art. 191). 

[1] Voir notamment le site internet du projet « BonDroit : bonheur et droit » de l’Université d’Angers : bondroit.univ-angers.fr ; Le droit au bonheur, ouvrage collectif, Institut Universitaire Varenne, Collection Colloque & Essais LGDJ, 2016, p. 311 ; Jean-Guy Talamoni, « Campate felici ! Le droit au bonheur fondement des droits sociaux ? », Expérimenter le droit à l’emploi, ouvrage collectif (dir. Laurent Grandguillaume), Berger-Levrault, 2024, pp. 79-90.

[2] « Pourtant, le premier texte à proclamer le droit au bonheur au XVIIIe siècle ne fut pas adopté outre-Atlantique mais en mer Méditerranée. La Diète Générale représentant le peuple de Corse (…) proclame (…) une constitution propre à assurer la félicité de la nation… » (Éditions Dalloz, octobre 2021, p. 13 sq.)

[3] Consulte de Corte des 16, 17, 18 novembre 1755 (préambule du texte constitutionnel).

[4] Il diritto alla felicità. Storia di un’idea, Corriere della sera, 2021, p. 188, première édition : Laterza, Roma-Bari, 2008.

[5] « …pursuing and obtaining happiness and safety ».

[6] Article 44.

[7] Article 53.

[8] « Exposición de motivos de la Constitución bolivariana de Venezuela » (Títolo I. Principios fundamentales).

[9] Dans l’article final (art. 191).