M. Thierry DOMINICI (Université de Bordeaux),
Ma question concerne tout ce que vous avez développé, ainsi que vos travaux. S’agissant aujourd’hui de cette idée de « décoloniser la mémoire » – parce que je sais que vous participez à ce travail –, finalement, ce travail de décolonisation de la mémoire ne devrait-il pas vraiment fonctionner des deux côtés ? Le problème, c’est que lorsqu’on pense à la décolonisation de la mémoire, on se met côté colonisé. Mais, ayant lu vos travaux, je crois que ça devrait se passer des deux côtés, c’est à dire un travail du colonisateur vers le colonisé et du colonisé vers le colonisateur. Pour que l’État, je dirais, en place, sorte de cette idée d’État colonial par rapport au colonisé. C’est ça ma question, monsieur Stora. Qu’est-ce que vous pouvez nous dire de plus ? Parce que vous ne l’avez pas abordé et je sais que ça fait partie de cette idée de « décolonisation de la mémoire ». Je vous remercie.
M. Benjamin STORA,
Oui. C’est une question, très importante et compliquée. Il y a deux attitudes possibles par rapport à ce qu’on a appelé « la décolonisation de la mémoire ». La première, ce serait de dire qu’il suffirait que le chef de l’État français prononce un seul discours, dise « Nous avons été des colonisateurs injustes. Et nous présentons nos excuses ». Et puis c’est fini. La messe est dite, la chose est réglée. La France reconnaît les erreurs graves et impardonnables qu’elle a commises. C’est une première solution, une possibilité qui m’a été proposée lorsque j’ai rédigé, par exemple, mon rapport. Ce rapport établissait qu’il fallait parvenir, bien sûr, à la reconnaissance de toutes les tragédies vécues – ça je l’ai écrit –, mais de manière plus élaborée. Il est difficile par un seul discours, par un seul acte – je parle de la France –, de régler la question coloniale qui a duré plusieurs siècles. Au cours des siècles passés, cette question de la colonisation a pénétré profondément les imaginaires dans la société française.
Tout un travail de pédagogie doit être engagé, un travail d’identification possible à travers des objets, des personnages, des dates, des commémorations. Un travail qu’il faut commencer pour mettre en œuvre, aborder le problème de la décolonisation mémorielle. C’est ma démarche : par exemple, dans le fait que la France reconnaisse l’assassinat de dirigeants nationalistes algériens comme Ali Boumendjel, érige une statue à Amboise à la mémoire de l’émir Abd el-Kader où il a été retenu captif, ouvre plus largement ses archives, transforme les programmes de l’Education nationale – ce qui doit se faire d’ailleurs, par des propositions de sujets pour le baccalauréat, au concours d’agrégation. C’est une mise en branle de tout un dispositif pédagogique et culturel pour traiter de la question coloniale, et donc se situer dans un mouvement pratique de décolonisation mémorielle, et non pas simplement dans un discours de type idéologique.
Les discours idéologiques sur la colonisation sont nombreux. De Aimé Césaire à Frantz Fanon… Les livres de dénonciation de la colonisation, de Jaurès à Sartre, également sont nombreux. Mais tout un travail reste à faire, celui d’une « bataille culturelle ». La bataille culturelle sur la question coloniale est très longue. Il faut être très patient. La bataille est difficile et très longue parce que ce qui s’est imprimé et imposé dans la société française colonisatrice, c’est l’idée que la France avait exclusivement apporté les Lumières. La France était généreuse et elle avait des visées tout à fait en harmonie avec la Révolution française, et la question des libertés. Cette idée-là reste très forte. Elle est présente, prégnante à l’intérieur de la société française. De manière pédagogique, par toute une série de faits, de personnages, de situations, d’éclaircissements, de pédagogie, il faut montrer d’autres éclairages de mémoires plurielles. Aujourd’hui, nous ne pouvons plus regarder la « révolution comme un bloc » comme le préconisait Clémenceau. Elle a aussi ses côtés sombres.
Maintenant, vous avez raison sur le fait que du côté de l’ancien colonisé, celui qui a accédé à son indépendance politique, tout un travail reste à accomplir. J’ai travaillé aussi sur la fabrication nécessaire d’un discours critique sur le nationalisme algérien. Lorsque j’ai publié les biographies, par exemple, de Messali Hadj, qui a été écarté de l’histoire officielle algérienne ; de Ferhat Abbas, premier leader du GPRA, lui aussi écarté après l’indépendance de 1962. Ou lorsque j’’ai rédigé également une biographie de Abane Ramdane, organisateur du premier congrès du FLN en 1956 dans la vallée de la Soummam, lui aussi assassiné par ses compagnons du FLN. Tous ces dirigeants du nationalisme algérien ont été mis au secret de l’histoire officielle. Ils n’ont pas existé pendant très longtemps, pendant 30 ans, 40 ans. Il a fallu toute une série de batailles pour que leurs noms, leurs figures, leurs visées, leurs programmes reviennent sur le devant de la scène. Donc, je suis d’accord avec vous, tout un travail reste à faire de l’autre côté de la Méditerranée. Mais d’un côté comme de l’autre, le travail d’écriture de l’histoire ou de décolonisation des mémoires ne peut pas se faire en dehors, selon moi, des « mobilisations citoyennes » sur les questions culturelles. Je prendrai un exemple : lorsque j’ai proposé la panthéonisation de Gisèle Halimi dans mon rapport, je me suis heurté à des oppositions dans des secteurs de la société française qui étaient contre cette panthéonisation parce qu’elle avait été une militante anticolonialiste. Son combat anticolonialiste ne pouvait pas la faire entrer au Panthéon, même si elle avait ensuite joué un très grand rôle sur la question de l’IVG, du viol, de l’abolition de la peine de mort. Ce recul sur le refus opposé à Gisèle Halimi m’a fait beaucoup réfléchir. La bataille culturelle n’est pas finie. Et de l’autre côté de la Méditerranée, en Algérie, pour parvenir au fait de reconnaissance qu’un des grands dirigeants du nationalisme algérien a été assassiné, non pas par l’armée française, mais par ses compagnons du FLN, c’est-à-dire Abane Ramdane, il a fallu toute une mobilisation de la jeunesse algérienne, qu’on a vue notamment pendant le « Hirak », les grandes marches qui ont chassé A. Bouteflika du pouvoir. Remettre en lumière la vérité historique doit se faire par le travail intellectuel des historiens, le travail académique, mais aussi dans le registre du politique. La bataille culturelle est une bataille éminemment politique.
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Mme Wanda MASTOR (Professeure de droit public),
Wanda Mastor, je suis professeure de droit public et spécialiste de droit constitutionnel. Je suis Corse aussi, donc on a un peu souri quand vous avez parlé de jacobinisme, de politique d’assimilation, notamment linguistique, parce que c’est ce que nous vivons tous ici au quotidien. Justement, je n’en parlerai pas. Je laisse d’autres amis bien plus spécialistes que moi de la question en parler. Et aussi, en tant que constitutionnaliste, vous avez raison, la Constitution de 58 qui porte l’héritage colonial, ça, c’est évident et c’est même très difficile d’ailleurs de l’expliquer à l’étranger, tellement ça semble complètement incroyable. Je n’entre pas dans ces détails. Je voulais juste faire une remarque. Ce qui me fait très plaisir, c’est qu’il y a beaucoup de jeunes dans le public aujourd’hui. Monsieur Stora est aussi connu pour être extrêmement pédagogue, très clair, et je suis heureuse qu’il y ait autant de jeunes ici présents.
J’ai une remarque à faire parce que c’est vous qui l’avez initiée et puis c’est un lien à la jeunesse. J’ai une question un peu redoutable et qui est en lien avec la bataille culturelle. La remarque, c’est parce que vous avez dit à un moment donné qu’il fallait qu’on réfléchisse un peu plus sur la responsabilité des élites. Moi, je travaille beaucoup sur ce thème, pour la question de la « terminaison » – le mot est horrible mais je fais exprès de le traduire ainsi – des native americans aux États-Unis. Vous avez dit qu’il fallait davantage réfléchir sur le consentement et c’est vrai que ça – c’est la juriste qui parle –, c’est la responsabilité morale. Vous, historiens, vous y travaillez beaucoup mais effectivement, il faudrait plus se pencher sur la question de la réparation comme on l’a fait nous, pour la Shoah par exemple, évidemment, mais tardivement, beaucoup trop tardivement.
Quand je vous écoutais, je voulais vous dire, je ne sais pas si vous avez encore des étudiants de première année, mais le Discours de la servitude volontaire de La Boétie, il faut savoir que dans les facultés de droit, les étudiants n’en ont jamais entendu parler. Idem pour Henry David Thoreau aux États-Unis sur la désobéissance civile. Les discours de Martin Luther King, à la limite, ils ont la fiche, mais ils ne connaissent pas tout ça, c’est en lien avec ce que vous disiez, puisque tous ces auteurs, au prix d’un anachronisme bien sûr, ont dit à un moment donné « le monstre, qu’il soit esclavagiste et après colonisateur ou ségrégationniste », je parle de la ségrégation raciale, en gros, je schématise pour les étudiants ici présents, « il suffit de décapiter le monstre ». Et pour décapiter le monstre, ça, c’est l’image de la Boétie, il ne faut peut-être pas le servir. Sauf que souvent, je le dis à mes étudiants, mais c’est trop cruel de dire ça à un peuple. En revanche, les élites, elles, savaient. Ou étaient peut-être plus à même de… Henry David Thoreau, par exemple, il décide de ne pas payer ses impôts. Comme ça, il dit : « en ne payant pas mes impôts, je ne paye pas l’esclavage et je ne paye pas la guerre au Mexique et d’autres choses ». Ça, c’était la première réflexion, parce que c’est quelque chose que j’ai du mal à creuser. Je suis en train de le faire pour les États Unis, mais effectivement, en France, je trouve qu’on a beaucoup de mal de toute façon avec la rédemption de manière générale, mais je n’ai pas le temps d’en parler.
Ma question est beaucoup plus précise et je suis presque gênée de vous la poser, parce que pour la guerre d’Algérie, j’ai la prétention, la faiblesse plutôt, de faire de la science molle, en droit, et donc je ne peux que faire une confiance aveugle à mes amis historiens. Moi, je fais beaucoup d’histoire constitutionnelle, évidemment, mais je ne suis pas historienne. Et sur la guerre d’Algérie, il se trouve que c’est une histoire qui me touche personnellement. J’ai beaucoup de mal, parce que j’essaye de tout lire, notamment tout ce que vous avez écrit. Ça, c’est une évidence, c’est un minimum quand on est scientifique. Mais aussi les livres que vous préfacez. Dès qu’il est sorti, j’ai donc lu Ni valise ni cercueil de Pierre Daum, puisque vous en avez fait la préface. Vraiment, quand j’ai fini le livre, j’ai dit « Mais définitivement, cette guerre est une abomination », parce qu’on sait qu’elle s’est basée sur plusieurs mensonges et parce que nous avons beaucoup de mal à… là, je parle vraiment en tant qu’universitaire. Je me dis « Si moi, je n’arrive pas à la comprendre », c’est quand même mon métier de lire, vous voyez ? Vraiment, quand j’ai fini ce livre, j’étais extraordinairement perturbée. Pour les étudiants ici présents, c’est sur les pieds-noirs qui ont décidé de rester en Algérie.
Si vous voulez, tant qu’il y a des chiffres, « tant de pieds-noirs ont décidé de rester, etc… » Mais il y a quand même une partie du livre qui m’a beaucoup gênée parce qu’il y avait un quasi-angélisme sur « Ils étaient très heureux, ils pouvaient rester facilement ». Et je lis d’autres choses évidemment qui sont… Et c’est ça qui me gêne, c’est que je me dis « Moi, je ne suis pas spécialiste de la guerre d’Algérie ». Pour l’histoire, je travaille sur d’autres thèmes. J’ai beaucoup travaillé sur l’histoire et la mémoire de la Shoah. En gros, j’ai fermé ce livre et je me suis dit « Mais c’est quand même très compliqué ». C’est très compliqué encore de parler de la guerre d’Algérie. C’est très compliqué de savoir ce qu’il faut lire, ce qu’il ne faut pas lire. Je ne vous dis pas que je n’ai pas cru ce que j’ai lu. On se comprend, j’imagine. Sur ce goût de doute et de douleur, quand même… Merci. Pardon, j’ai été trop longue.
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M. Jean-Guy TALAMONI (Université de Corse),
Une question avec plusieurs facettes de Wanda Mastor, une question très riche comme à son habitude. C’est vrai que la référence à Henry David Thoreau est très intéressante, d’autant que souvent, on ne voit que cet aspect-là, c’est à dire « Je refuse de payer mes impôts, on me met en prison », etc. Mais il ne faut pas oublier qu’il a aussi soutenu John Brown qui, lui, a combattu l’esclavage les armes à la main. Donc il n’est pas seulement le chantre de la désobéissance civile, Henry David Thoreau…
Mme Wanda MASTOR,
Je le dis pour les étudiants. Il suffit d’une heure pour lire La désobéissance civile.
M. Jean-Guy TALAMONI,
Oui, je crois que c’est un conseil que l’on peut effectivement donner à nouveau. C’est très intéressant, mais il a écrit aussi d’autres choses intéressantes en dehors de cet ouvrage… Sur cette question complexe qui vient d’être posée par Wanda Mastor, Benjamin Stora ?
M. Benjamin STORA,
C’est une longue intervention passionnante. Et pas simplement une question. Je ne suis plus en activité, je suis à la retraite, je vais avoir 72 ans. Et j’ai peu de contacts désormais avec l’université, les étudiants, les doctorants. Je suis un peu au courant par ce que je peux lire dans la presse et en faisant des conférences, comme celle d’aujourd’hui d’ailleurs, qui m’apprennent beaucoup. Sur les questions que vous soulevez, en vrac, le problème des élites, leur responsabilité, il y avait un penseur algérien, pas connu en France, qui s’appelait Malek Bennabi, et qui se demandait « dans le fond pourquoi avons-nous été colonisables ? » C’est à dire le fait d’aller chercher à l’intérieur de notre société les faiblesses et les failles qui ont permis aux colonisateurs de pénétrer en nous. Et ce questionnement-là, il le faisait dans les années 1950. C’est un vieux questionnement dans les sociétés anciennement colonisées qui se sont posé le problème de pourquoi il y avait cette faiblesse. Est-ce que c’était en rapport avec la faiblesse des forces productives que nous avions ? Est-ce que c’était le problème de la religion ? Est-ce que c’était le problème du système parental ? Est-ce que c’était le problème des rapports inégalitaires entre hommes et femmes ? Est-ce que c’était l’état d’archaïsme de notre société ?
Bref, toute une série de questions se posent à propos de la faiblesse qui a permis la colonisation. Cette faiblesse, obtenue par la force des armes, se comprend aussi par l’acceptation des élites d’un certain nombre de conditions imposées par le colonisateur. C’est un chantier de recherche absolument énorme. Et il faut avoir un grand courage pour ouvrir ce champ de recherche parce que malheureusement, très souvent, on présente une version binaire du colonisé victime et du colonisateur agresseur, sans voir précisément qu’il y a eu à un moment donné des colonisés qui ont accepté le système colonial. Vous savez, il y a un très bon livre qui vient de sortir sur la colonisation de l’Afrique de l’Ouest. C’est l’œuvre d’une jeune femme ayant écrit sur la façon dont la France, avec 80 hommes, avait colonisé un territoire grand comme la France en Afrique. C’est une histoire qu’il faut absolument aborder.
Sur le problème des mensonges de l’Algérie et de ce livre dont vous parlez… À l’époque où ce livre avait été fait, parce que je vois ce que vous voulez dire, c’est pour ça que j’en avais accepté la préface, c’était pour essayer de s’attaquer à une sorte de tabou qui était le fait que les pieds-noirs étaient tous partis d’un coup d’Algérie et qu’il n’y avait plus personne qui était resté sur place. Et donc l’auteur, Pierre Daum a fait une enquête pour montrer qu’au contraire, il y avait environ 200 000 Européens qui étaient restés en Algérie. Et donc à l’époque, cela me paraissait tout à fait important de signaler cela. Mais en fait, ces 200 000 qui sont restés, ils sont tous partis, in fine. C’est-à-dire qu’ils n’ont pas pu rester dans la société algérienne. Ils sont partis, notamment, après le coup d’État de Boumediene de 1965. Ils sont partis au moment du conflit israélo-palestinien. Je pense en particulier à ce qui restait de la communauté juive d’Algérie, qui est partie définitivement à partir de 1967. Il y a eu la nationalisation du pétrole et du gaz en 1971. Et puis surtout, ce qu’on appelle la loi sur la confiscation des biens qui a été faite dans les années 60.
Et donc, on a effectivement des gens qui ont tenté l’aventure, qui sont restés, parce que l’Algérie c’était leur pays. Ils n’ont pas pu y rester. Et cette question-là renvoie aux crises, aux difficultés et aux échecs des indépendances. Parce que c’est une question très importante qui explique aussi – je n’en ai pas parlé, c’est un tort – le refoulement de la question coloniale en France. Les échecs, en grande partie nés de la décolonisation, n’ont pas permis d’aborder la réalité de ce qu’avait été le système colonial lui-même. Et donc, il faut aussi s’interroger sur le rapport qui existe entre colonisation, décolonisation, post colonisation et décolonialisme. Il y a tout un ensemble, tout un chaînon d’interrogations qui ne sont pas identiques les unes par rapport aux autres, mais dont il faut tracer la ligne presque souterraine de conduite.
Mme Wanda MASTOR,
Merci beaucoup.
M. Jean Guy TALAMONI,
Merci. Il reste quelques minutes seulement à passer avec Benjamin Stora, puisque nous avions prévu que le débat se poursuivrait jusqu’à 11h00. Mais tout à l’heure, Benjamin Stora nous avait tendu la perche, en quelque sorte, sur la question des Corses dans l’empire colonial. Et je pense qu’il serait bon de l’entendre sur cette question. Si quelqu’un a une question particulière à poser plus urgente ? Sinon, j’aimerais quand même que nous puissions l’entendre à ce sujet, même si Benjamin Stora » l’a dit, il n’est pas spécialiste de la question. Mais évidemment, il a certainement rencontré au cours de ses recherches beaucoup de Corses…
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M. Benjamin STORA,
Sur les Corses dans l’empire colonial… Vous savez, comme je l’ai déjà dit, je ne suis pas spécialiste, mais vous avez raison, il faut en parler. La question de la construction de l’empire est liée aussi, dans le Premier Empire, dans l’empire avant l’empire du XIXᵉ, aux conquêtes impériales de Napoléon Bonaparte. Je veux dire que l’expédition de Bonaparte en Égypte est très importante en 1798, parce qu’elle ouvre la colonisation. Bonaparte en Égypte, c’est le premier acte d’une colonisation contemporaine, « moderne » de cette époque-là. La présence, la personnalité de Bonaparte, qui est Corse comme chacun sait, a joué un rôle dans la fabrication du nationalisme français. Et il est tout à fait, j’allais presque dire classique, légitime, de trouver un certain nombre de Corses par admiration, par le fait quand même qu’il y avait cette aventure qui commençait, qui démarrait, dans laquelle ils ont pu s’investir, à laquelle ils ont pu s’identifier aussi. Et puis, j’en ai parlé rapidement, s’arracher pour certains d’entre eux, lorsque, par exemple, la conquête de l’Algérie a commencé, s’arracher aussi à la misère sociale comme les Italiens, comme les Siciliens, comme les Maltais qui sont venus en Algérie à la même époque que les Corses et ils appartiennent au même univers, à l’univers méditerranéen.
La différence, c’est que les Corses étaient français alors que les autres étaient des étrangers – qui deviendront Français par le décret de 1889. Et ils vont faire une grande carrière dans l’administration coloniale française. Une grande carrière parce que dans le fond, c’est un moyen social d’existence. C’est une fidélité à l’époque. Il ne faut pas faire d’anachronismes. Parce qu’à l’époque, ils ont le sentiment d’appartenance nationale à la France et à son histoire qui est très fort. Par conséquent, il y a tous ces aspects qui se combinent et il faudra du temps et de la décantation pour s’apercevoir, bien sûr, qu’eux aussi vont s’interroger, pour certains d’entre eux – la preuve, la rencontre d’aujourd’hui –, aussi sur le rapport à une colonisation sur un plan culturel, social, linguistique qui touche leur propre pays, l’île de la Corse. Par conséquent, il y a une forme de décantation idéologique qui, c’est ce que je disais tout à l’heure, peut être longue, qui n’est pas instantanée.
Je veux dire que le processus de décolonisation, par exemple des années cinquante, soixante, a touché de plein fouet bien sûr l’Afrique du Nord, l’Afrique noire, etc., mais il n’a pas touché de la même manière le Premier Empire français colonial, par exemple dans les Antilles. C’est à dire la Guyane, la Martinique, la Guadeloupe, qui aujourd’hui se reposent la question de l’esclavage lié au système colonial, c’est-à-dire du rapport à la France. Eux se reposent cette question. Donc, il y a une temporalité décalée dans l’histoire où tout ne marche pas au même pas. Par exemple, les Kabyles de 1920, ce ne sont pas les Kabyles de 1980, c’est à dire 60 ans plus tard. Parce qu’en 1920, ils ont le sentiment de se rattacher à la fabrication d’une idée nationale en construction, alors qu’en 1980, 2000, ils ont la volonté de construire leur propre idée culturelle, qui leur appartient en propre, toujours dans un cadre national. Donc, il y a un décalage dans les temporalités et tout le risque pour les historiens, c’est de sombrer dans l’anachronisme, penser que tout est égal à tout, que tout ce qui s’est passé au XVIIIᵉ siècle sur les corps, sur les idées, est semblable à ce qui se passe aujourd’hui au XXIᵉ siècle. Non, ce n’est pas exactement la même chose. Ce ne sont pas les mêmes histoires, même si des continuités profondes existent. Il faut les regarder et les examiner en tant que telles. Je vous remercie.
M. Jean Guy TALAMONI,
Merci. Merci beaucoup. S’il n’y a pas d’autres questions… Je regarde la salle. Il me reste à vous remercier, cher Benjamin Stora, très chaleureusement, pour cette participation qui a été éclairante pour nous, qui va aussi nous donner un certain nombre de thèmes de débat pour les heures qui viennent et pour demain. Merci. Vous avez peut-être quelque chose à ajouter…
M. Benjamin STORA,
Non, je vous remercie infiniment pour l’invitation, puisque là je vois qu’il est déjà 11h05. Je vous laisse à vos travaux, à la poursuite. Et je vous remercie beaucoup.
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