Table ronde : Religions et laïcités

Cardinal Bustillo, évêque de Corse, Chems-Eddine Hafiz, Recteur de la Grande Mosquée de Paris, Philippe Guglielmi, ancien Grand Maître du Grand Orient de France. (Débats animés par Sébastien Quenot et Jean-Guy Talamoni).

9 octobre 2024

Monsieur Jean-Guy TALAMONI :

Bonjour à toutes et à tous. Nous remercions le président de l’université qui est venu saluer nos invités, nous rendre visite et assister à nos travaux, notamment à cette table ronde. Nous saluons également les collègues, le personnel et les étudiants de l’université qui sont présents à ce colloque. Nous allons commencer cette table ronde qui réunit Monseigneur Bustillo, Cardinal, évêque de Corse, M. Philippe Guglielmi qui est l’un des anciens grands maîtres du Grand Orient de France et M. Chems-Eddine HAFIZ, Recteur de la Grande Mosquée de Paris qui est avec nous en visioconférence. Merci, monsieur le Recteur, de participer à cette table ronde. Je précise que nous avions également invité le Grand-rabbin de France, mais malheureusement il n’était pas disponible et il s’en excuse. Bien entendu, nous souhaitions que cette confession soit également représentée au plus haut niveau à cette table ronde. Ce sera pour une autre occasion, n’en doutons pas. Avec Sébastien, nous allons animer ce débat. Nous avons tout d’abord quelques questions à poser pour engager la discussion. Nous allons commencer par un tour de table de deux minutes par intervenant, pour introduire le débat. Que vous inspire ce sujet ? « Religions » au pluriel et « laïcités » au pluriel. Commençons par Monsieur le Cardinal…

Monsieur François BUSTILLO :

Tout d’abord, permettez-moi de vous dire un grand merci pour l’invitation. Permettez-moi aussi de féliciter l’université. Vous avez préparé cette rencontre. Le mot qui m’inspire le plus à partir de ce que vous venez de dire, c’est le terme « opportunité ». Je crois qu’il est opportun, aujourd’hui, de faire dialoguer les croyants et la société.

Il est opportun, pourquoi ? Parce que quand il y a dialogue – dialogos – quand on fait circuler la parole entre des instances différentes, quand il y a dialogue, quand il y a rencontre, quand on parle et on s’exprime – parce que vous le savez très bien, les parents des fondamentalismes sont l’ignorance et la peur – donc quand on parle, quand on discute, quand on échange, même quand on n’a pas les mêmes idées, c’est une manière de lutter concrètement, clairement, contre l’ignorance et la peur. Donc on facilite une vie sociale équilibrée, pacifique, heureuse.

Monsieur Jean-Guy TALAMONI :

Le Recteur HAFIZ, vous-même, si vous voulez bien vous prêter au même exercice : en deux ou trois minutes, comment concevez-vous ce sujet, « religions et laïcités » ?

Monsieur Chems-Eddine HAFIZ :

Merci d’abord pour votre invitation et je voudrais vous dire que je suis vraiment désolé de ne pas être avec vous en présentiel. J’avais tout organisé pour être avec vous. Depuis hier, malheureusement, de petits soucis de santé m’ont contraint à annuler mon déplacement en Corse et, comme vous le disiez pour l’absence du Grand-rabbin de France, Haïm Korsia, j’espère qu’il y aura d’autres occasions. En tous cas, je tenais à remercier les organisateurs, je tenais à remercier l’université de pouvoir aborder effectivement un sujet aussi sensible, religions au pluriel et laïcités. Moi, je voudrais tout de suite vous dire que, en ce qui concerne les musulmans que nous sommes en France, pour nous, la laïcité est vraiment l’espace commun dans lequel notre fraternité en tant que citoyens français s’exprime. Pour moi, la laïcité, vraiment – selon la loi de 1905 – il faut l’utiliser, la renforcer et s’épanouir en elle. Je le dis tous les jours à mes imams et je les incite à en parler. Nous avons également besoin, en tant que musulmans, de l’expliquer en langue arabe parce que, en langue arabe, nos adversaires, les adversaires voire les ennemis de la laïcité, ont tendance à interpréter la notion de laïcité comme étant de l’athéisme, c’est-à-dire le refus de toute religion. Les réactions émanant de certains pays musulmans aux déclarations françaises prouvent, à l’évidence, qu’il y a un vrai déficit de traduction rigoureuse du français à l’arabe des idées françaises. Et c’est pour cela que, très rapidement, je voudrais mettre le focus sur un certain nombre de grands penseurs musulmans qui avaient déjà, dès le XIXe siècle, proposé l’instauration de la loi sur la laïcité dans l’espace arabo-musulman. Je donne un exemple : le syrien al-Kawakibi qui a été le premier penseur musulman à prôner un système de séparation entre l’État et les religions. Il y a également un théologien égyptien Ali Abderraziq qui a été professeur à l’Université islamique al-Azhar et, à ce titre-là, je pense que, de tels penseurs musulmans devraient être mieux connus en France pour qu’on comprenne que l’Islam, en tant que religion, n’est pas contre la laïcité, bien au contraire, et que l’Islam c’est véritablement une religion qui peut… et qui l’a prouvé notamment pendant la pandémie du COVID, qui s’est adapté extrêmement bien dans l’espace français. À ce titre-là, c’est vraiment ma première déclaration parce que malheureusement, souvent, il y a une confusion, un divorce affiché entre Islam et laïcité.

Monsieur Jean-Guy TALAMONI :

Merci, M. le Recteur. Alors, Philippe Guglielmi, sur le même sujet ?

Monsieur Philippe GUGLIELMI :

Tout d’abord merci Jean-Guy et Sébastien, merci Monsieur le Président de l’université. Je salue Son Éminence le Cardinal Bustillo et puis bien sûr les autres intervenants et vous, mesdames et messieurs, chers amis. Salute à tutti. Eh bien, écoutez, tout d’abord, moi je retiens le mot de M. le Cardinal sur la question du dialogue. Ce dialogue va avoir lieu. Je conçois la laïcité… C’est très bien d’ailleurs d’avoir mis « « religions » et « laïcités » au pluriel parce qu’évidemment, il y a diverses versions de la laïcité. Forcément, puisque le mot « laïcité » est quasiment intraduisible dans beaucoup de pays dans le monde, dans beaucoup de langues.

Alors, on sait ce que ça veut dire en France, je ne sais pas si ça se dit comme ça en italien, mais, finalement, en Chine par exemple – plus d’un milliard d’habitants – ce mot n’existe pas, comme ça ne doit pas exister non plus dans d’autres pays avec plusieurs centaines de millions d’habitants. La laïcité telle que je la conçois… – je vous le dis tout de suite – je ne défendrai pas une laïcité à la française puisque, pour moi, la laïcité ne comporte pas d’adjectif : elle ne comporte pas de suffixe, de préfixe. C’est la laïcité telle que je la conçois puisque je m’exprimerai essentiellement en tant que Président d’honneur de l’association Laïcité et libertés. Le fait que j’ai été grand maître, c’était il y a 30 ans. Je m’exprimerai en mon nom personnel puisque dans le Grand Orient de France qui est l’obédience la plus importante d’Europe continentale avec 60 000 membres, je crains qu’il y ait 60 000 interprétations de la laïcité, donc je n’ai pas à parler en leur nom, bien évidemment, mais j’exprimerai la manière dont je la vois moi-même. Je crois que ce mot de dialogue employé par M. le Cardinal est tout à fait adapté au débat qu’on doit avoir aujourd’hui. Un dialogue, ça sous-entend la courtoisie donc vous vous doutez bien qu’on ne va pas en manquer. J’ai eu le plaisir hier soir de passer deux heures avec M. le Cardinal donc vous comprenez bien que les relations personnelles… Ensuite, vous savez, quand vous êtes au rez-de-chaussée du Grand Orient de France, 16 rue Cadet à Paris, eh bien vous avez une phrase en lettres d’or, une phrase de Saint-Exupéry qui dit : « Frère, lorsque tu diffères de moi, bien loin de me léser, tu m’enrichis ». Tout le débat est là, merci.

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Monsieur Jean-Guy TALAMONI :

Merci, Philippe Guglielmi. Sébastien Quenot pour la question suivante.

Monsieur Sébastien QUENOT :

Philippe, vous évoquez votre attachement à une laïcité qui semble – vous l’exprimez au singulier – qui semble peut-être être un totem. On évoque souvent la loi de séparation de l’Église et de l’État en France, de 1905, que vous devez connaître, en ce qui vous concerne. Cette loi aujourd’hui – M. le Recteur, vous avez évoqué le besoin de renforcer la laïcité – peut-être évoquez-vous le besoin de la faire évoluer : en quel sens faudrait-il la faire évoluer ? Moi j’envisage deux pistes qui animent en tous cas le débat public, qui concerne aussi nos étudiants qui se destinent aux métiers de l’enseignement. C’est une vieille rengaine, c’est la question de l’enseignement des faits religieux à l’école : c’était déjà l’objet d’un rapport de Régis Debray en 2004 qui expliquait qu’en fait, justement, c’est l’ignorance du fait religieux, l’ignorance de ces grands récits qui peut provoquer, disons, un certain de nombre de radicalismes, de mauvaises interprétations et un certain nombre de conflits. Est-ce que, justement, l’école – y compris l’école publique – devrait s’intéresser davantage à l’enseignement des faits religieux ? Je me souviens, il y a quelques années, nous étions au Château de Versailles avec José Tomasi qui était professeur d’arts plastiques à l’université et il disait que nous étions devenus analphabètes face à ces tableaux, qu’auparavant justement on communiquait par les peintures, par un certain nombre de symboles qu’aujourd’hui nous n’étions plus capables de lire. Ça, ça procède de l’éducation artistique, mais aussi de l’éducation au fait religieux que la France, notamment, a peut-être laissé tomber. Autre piste, peut-être, qui anime le débat public concernant une révision de cette loi : c’est celle du financement des cultes. Il est aujourd’hui interdit par cette loi de financer les cultes par de l’argent public.

Alors nous savons qu’il y a des problèmes de dettes, nous savons qu’il y a aussi une question qui peut se poser sur l’origine du financement, notamment du culte musulman, par des fonds étrangers avec une certaine opacité. Il y a des questions qui peuvent se poser quant à ces usages. De l’autre côté, l’Église catholique en appelle régulièrement au Denier du culte, aux fidèles pour la financer, pour soutenir – notamment en ce qui concerne le diocèse de Corse – le financement des études en tous cas, de nos six séminaristes. Donc quelles seraient vos propositions… Pourquoi faudrait-il maintenir cette loi qui est aussi sanctifiée par différents bords politiques, ou bien faudrait-il la réformer et en quel sens ?

Monsieur Jean-Guy TALAMONI :

Le Recteur ?

Monsieur Chems-Eddine HAFIZ :

Merci de me poser cette question parce que, quand je dis « renforcer la laïcité », ça ne veut pas dire forcément la modifier, la faire évoluer. Il y a, bien évidemment, un certain nombre de points qui sont nécessaires aujourd’hui pour une meilleure compréhension de la laïcité. Vous avez donné deux pistes. Moi je trouve que l’une peut se faire avec l’autre. D’abord, comme vous l’avez dit, à l’époque, Régis Debray avait parlé d’un enseignement du fait religieux. Moi je pense qu’il est très important aujourd’hui de mieux faire connaître au niveau de l’école ce fait religieux. C’est quoi ? C’est quoi l’histoire des différentes religions ? Qu’est-ce qu’elles peuvent apporter dans la société ? Parce que la laïcité, ce n’est pas la négation de la religion, c’est la neutralité de l’État. L’État, aujourd’hui, doit d’abord considérer les différentes religions de manière égale. Il n’y a pas une religion au-dessus des autres religions, nous sommes à égalité : il y a une équidistance de l’État par rapport à toutes les religions. En même temps, effectivement, l’État ne reconnaît ni ne subventionne aucun culte et je considère, en tant que Recteur de la Grande Mosquée de Paris, que c’est quelque chose qui nous va absolument. Vous avez parlé d’un certain nombre de financements du culte musulman qui sont peut-être opaques, mais je crois que depuis la loi de 2021 sur le renforcement des règles, des principes de la République, il y a des dispositions qui sont prises aujourd’hui pour notamment qu’il y ait un contrôle de l’argent qui viendrait de l’étranger parce que, là aussi, je voulais apporter une précision, c’est qu’il y a deux types de financements qui viennent de l’étranger. Il y a des financements qui sont effectivement opaques. Nous ne connaissons pas l’origine des dons, nous n’avons aucune traçabilité et, depuis la loi de 2021, les différentes mosquées et associations musulmanes qui reçoivent de l’argent de l’étranger doivent pouvoir montrer qu’il y a une traçabilité et connaître l’origine des fonds. Concernant la Grande Mosquée de Paris, elle a fait l’objet d’une aide qui vient de l’État algérien et qui date de 1982 : c’est un accord entre les deux États parce que, historiquement, la Grande Mosquée de Paris a été inaugurée en 1926… Déjà, je rappelle qu’en 1920 il y a eu une loi qui a prévu un financement de 500 000 francs de l’époque pour la construction de la Mosquée de Paris. Alors, est-ce que c’était une entorse à la loi de 1905 ? Entre 1905 et 1920, 15 ans après, le législateur va lui-même tordre le cou à une loi qui interdit le financement par l’État d’un culte ? Il y a eu, à ce moment-là, une entente sur le plan juridique puisque, à l’époque, l’association que je préside aujourd’hui et qui est la propriétaire de la Grande Mosquée de Paris, c’est la Société des habous – les habous, ce sont « les biens de mainmorte », en langue arabe – la Société des habous c’est le sein de l’Islam qui est l’association propriétaire de la Grande Mosquée de Paris. Effectivement, elle avait déposé les statuts en 1919 à Alger, Alger qui était un département français dans lequel la loi de 1905 ne s’appliquait pas.

Donc voilà un subterfuge juridique qui a été utilisé pour permettre à l’époque aux autorités de concrétiser un projet qui venait pratiquement de la fin de la Première Guerre mondiale où beaucoup de musulmans sont tombés au champ d’honneur, ont fait le sacrifice suprême pour la France. Et les autorités ont considéré qu’il fallait construire une mosquée à Paris, dans un des plus beaux quartiers : le Quartier latin, juste à côté du Jardin des plantes où il y a toutes les plus grandes institutions, où il y a Notre-Dame de Paris. Et Son Éminence ne sera pas courroucée par la déclaration qu’avait faite à l’époque le Maréchal Lyautey, je la cite de mémoire, où il disait que lorsque le minaret de la Grande Mosquée de Paris s’érigera dans les cieux de l’Île-de-France, les tours de Notre-Dame ne seront point jalouses, car une prière supplémentaire sera faite. Je crois que, pour un maréchal – militaire, donc – qui fait une telle déclaration, c’était en 1921, au moment de la pose de la première pierre pour la réalisation de la Grande Mosquée de Paris… le maréchal Lyautey avait fait cette déclaration que je trouve aujourd’hui encore d’actualité. La laïcité peut être vécue de manière harmonieuse parce que c’est le creuset commun de notre citoyenneté. C’est cela qui, pour moi, est le plus important. Et pour les autres pistes que Sébastien a évoquées, moi je pense qu’effectivement c’est pour une meilleure connaissance. Son Éminence a parlé tout à l’heure de l’ignorance qui engendre la peur. Averroès avait fait cette déclaration en disant qu’il y a des murs qui se construisent pour communautariser les uns et les autres et que nous devons, nous, en tant que responsables de religions, absolument briser ces murs pour faire en sorte que le dialogue interreligieux soit une réalité. Et même dans les moments les plus difficiles, nous pouvons continuer à échanger parce que nous devons donner l’exemple.

Monsieur Jean-Guy TALAMONI :

Merci. Philippe Guglielmi, sur la même question…

Monsieur Philippe GUGLIELMI :

Bien sûr. Tout d’abord, je voudrais saluer M. le Recteur de la Grande Mosquée de Paris. Sur la question de la création de la Grande Mosquée de Paris, c’est effectivement en reconnaissance du sacrifice des soldats musulmans qui sont morts au service de la France pendant la Première Guerre mondiale que le maréchal Lyautey a écrit cela et je lui donne raison. D’ailleurs, il faisait preuve souvent, lui aussi, d’ouverture d’esprit, puisqu’il disait : « Quand j’entends des talons qui claquent, j’entends les esprits qui se ferment ». Alors venant d’un maréchal qui a l’habitude de diriger ses officiers… Et c’est un colonel à la retraite qui vous le dit ! Plus spécialement, concernant ce financement, le Grand Orient de France a été l’un des financiers à l’époque puisqu’il y a eu une souscription nationale parallèlement au financement dont, M. le Recteur, vous avez parlé, qui a été lancée. Et donc, ce bel édifice – puisque j’ai eu l’occasion de le visiter avec votre prédécesseur – a été érigé à la fois par les financements dont vous avez parlés et par une souscription nationale.

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Monsieur Jean-Guy TALAMONI :

Merci. Alors, Monseigneur Bustillo, sur la même question…

Monsieur François BUSTILLO :

Oui, je crois effectivement que la laïcité, je ne sais pas s’il faut la renforcer, mais il faut surtout la vivre. Pour éclairer, on part de l’évangile qui est d’une compatibilité, je dirais même d’une normalité, avec la laïcité. Quand on cite Matthieu 22.21, vous connaissez sans doute, « Donnez à Dieu, ce qui est à Dieu, à César ce qui est à César » : à chacun sa place. Mais je n’oublie pas que, dans l’Histoire, dans l’histoire de la construction d’une séparation heureuse, il y a eu parfois des obstacles. J’insiste, je dis bien le terme « séparation ».

Quand on prend la traduction biblique, la Genèse, au moment de la Création, Dieu, qu’est-ce qu’il fait ? Il sépare la terre, l’eau, la lumière, les ténèbres : un principe de séparation. Et quand on prend Matthieu 25, donc le discours eschatologique, là aussi, Dieu sépare : les uns à droite, les autres à gauche. On ne peut pas faire des extrapolations rapides et politiques ou idéologiques. Dans le principe des séparations, il y a une mise en ordre et la séparation n’est pas la division. Je crois que, effectivement, quand on dit la laïcité d’une manière heureuse, chacun a sa place. On n’est pas là pour dominer l’autre ou s’imposer à l’autre, mais pour vivre chacun à sa place. Dans l’Histoire, évidemment on cite beaucoup la loi de 1905, mais là c’est le franciscain qui vous parle, je n’oublie pas ce passage que je trouve savoureux : au XIIIe siècle, un laïc franciscain, le roi saint Louis, roi de France – Louis IX – quand il parle avec le pape il lui dit « écoutez, Très Saint-Père, pour tout ce qui regarde l’Église, vous vous en occupez, pour les affaires de mon royaume, je m’en occupe ». Donc il y a une manière de dire « nous faisons partie d’une famille, mais nous avons des responsabilités différentes ». En ce qui concerne le financement, depuis un siècle, dans l’Église catholique, nous avons ce qu’on appelle le Denier de l’Église. C’est un terme un peu compliqué, pas très adapté, difficile, qui ne donne pas beaucoup de résultats. C’est quoi le Denier de l’Église ? C’est solliciter la communauté catholique comme une responsabilité, je dirais même une coresponsabilité dans laquelle tous les membres de la famille contribuent aux biens de la famille. Si demain vous demandez un baptême ou un mariage, un enterrement : les micros ne marchent pas, l’électricité ne marche pas, le curé n’a pas de voiture, il va arriver en retard. Il y a des questions matérielles, mais nous avons besoin aussi de soutien matériel pour faire vivre l’Église. Le but, je vous le dis très simplement et je pense que c’est pareil pour nos frères musulmans et juifs et pour tout le monde, le but n’est pas d’avoir de l’argent. Si, nous, on sollicite au moment de la campagne – et vous l’avez dit – pour les séminaristes, pour la vie de l’Église, ce n’est pas pour avoir de l’argent. Mon but, le but de ma vie, ce n’est pas d’avoir de l’argent. Je ne vais pas dire aux catholiques « écoutez, donnez-moi de l’argent, j’ai besoin d’argent ». Je ne pars pas en vacances à Tahiti après. Le but, c’est d’avoir de l’argent pour l’utiliser parce que l’argent des catholiques, ce n’est pas l’argent de l’évêque et des curés. C’est l’argent de tous. Donc quand on frappe à la porte et qu’on sollicite la générosité, c’est pour tous. Pour moi, personnellement, quand je vois les fidèles de Corse, c’est l’argent des Corses, donc c’est l’argent pour tous les Corses. Donc, tu demandes une célébration, tu as le droit, mais, nous, on va mettre cet argent au service de nos célébrations et du bon fonctionnement de l’Église de Corse. Je vous raconte une anecdote sympathique. Une fois, une dame m’a dit : « je vais donner pour le Denier de l’Église, je mets le chèque à quel nom ? ». Il est vrai que nous avons des termes qui ne sont pas très drôles et plutôt exotiques. Alors je lui ai dit : « Vous mettez Association diocésaine ». Déjà un mot très compliqué. Elle me donne le chèque, elle part, je n’ai pas regardé. Elle avait mis, en trois mots : « Association Dieu c’est zen ». Je me suis dit qu’effectivement, notre terminologie n’est pas très adaptée ! Mais voilà, aujourd’hui en Corse, nous avons trouvé une terminologie autre et donc on met « Église de Corse ».

Monsieur Jean-Guy TALAMONI :

Merci. Philippe, vous avez demandé la parole…

Monsieur Philippe GUGLIELMI :

Je voudrais revenir, à la suite des propos du Recteur de la Grande Mosquée, sur la loi de 1905. La loi de 1905, je ne suis pas de ceux qui sont partisans de la réviser, d’y rajouter quelque chose, ce qui a été fait plusieurs fois depuis 1905 et pas toujours de manière très heureuse. La loi de 1905, comme son nom l’indique, c’est la loi. C’est une loi de compromis après un conflit très dur – heureusement que ces temps sont dépassés – entre l’Église et la République.

Cette loi est une loi de compromis qui était dans le prolongement d’ecclésiastiques éclairés, le Cardinal Lavigerie qui a réussi, à la fin du XIXe siècle, à mettre la paix entre la République et l’Église. Pourquoi ? Parce que – pas uniquement l’Église, mais plutôt les milieux conservateurs, on dirait plutôt aujourd’hui les milieux d’extrême droite – qualifiaient la République de « gueuse » à l’époque : « la Gueuse ». Le Cardinal de Lavigerie a dit : « ce n’est pas comme ça qu’on va procéder, nous sommes dans la République », et donc, partant de là, la paix s’est instaurée, rapidement mise en péril par la question des inventaires. Je rejoins un peu ce que disait hier Jean-Guy Talamoni dans une autre intervention, le débat de la laïcité est né essentiellement à l’intérieur même de l’Église catholique romaine. Je dirais même que la notion de séparation dont M. le Cardinal a parlé précédemment, on la retrouve lors du baptême de Clovis, à Reims lorsque l’évêque saint Rémi dit à Clovis : « dépose tes amulettes » – ça devait être le signe des grands chefs – aux pieds de l’Église avant de rentrer dans la zone sacrée. Ça voulait dire qu’il ne lui disait pas de les détruire, il lui disait de les déposer parce qu’il y avait une séparation entre la notion d’État et la notion de religion même si, bien sûr, à l’époque, il était question aussi d’inféoder, d’une certaine façon, Clovis. Mais cela montre bien cette séparation-là. L’autre jour, nous parlions de l’État de droit qui est une notion de séparation aussi, la force de l’État. Moi, je suis pour l’État de droit, pour le respecter, mais il faudrait aussi que l’État de droit se respectât lui-même. Je ne voudrais pas faire une déclaration politique, la seule chose que je dirai sur la Corse : je pense que les détenus, qu’ils soient politiques, qu’ils soient de droit commun, en application de la loi, doivent revenir en Corse, c’est tout. Je ne fais pas d’autre commentaire. Je dis cela comme l’expression de ma pensée profonde et en termes d’humanisme, pas en termes politiques. Je ne suis dans aucun parti. Alors, sur la loi de 1905, tous ces atermoiements et retouches qui ont eu lieu… J’avais un ami qui s’appelait Christian Jelen, trop tôt disparu, qui était journaliste au Point et qui a écrit un ouvrage remarquable que je vous conseille si vous le trouvez, « Les casseurs de la République », dans lequel il dit – alors là je vais me faire des amis, j’ai des amis au Conseil d’État – « Le Conseil d’État communautarise la République ». Alors, pas toujours : il y a des conseillers d’État qui sont de grands républicains. Moi, je n’ai rien contre les communautés. Les Corses, par exemple, on aime bien se réunir… la communauté chrétienne, les différentes communautés… J’ai tout contre le communautarisme parce que le communautarisme déséquilibre la République. C’est lorsqu’une communauté… et on a parlé en particulier de certains excès sur des questions vestimentaires en Corse. Lorsqu’une communauté veut imposer sa loi communautaire aux autres, là il y a le déséquilibre de la République. Donc je suis pour les communautés et contre le communautarisme.

Monsieur Sébastien QUENOT :

Monseigneur Bustillo, vous avez évoqué dans votre propos la notion de dialogue. Hier soir, dans une émission, Joann Sfar regrettait que les confessions juives – l’émission portait sur le conflit au Moyen-Orient – il regrettait le déficit intellectuel au sein des différentes obédiences, des différentes confessions de façon à ce que l’on puisse mener un dialogue justement interreligieux de qualité. Il disait que nous n’avions en tous cas pas les armes. Ce n’est pas de lui, il citait une personne dont il ne voulait pas donner le nom d’ailleurs. Mais certains auteurs, certains théologiens, certains chercheurs en sociologie des religions, notamment Olivier Roy, évoquent aussi la sainte ignorance et disent aussi que ces conflits apparaissent sur le terreau – c’est ce que vous avez dit – sur le terreau de l’ignorance. Vous avez face à vous de futurs enseignants. Que peut justement l’école et en l’occurrence l’école publique ? Que peuvent aussi et quel est le discours de vos écoles, des écoles catholiques tout comme les écoles musulmanes qui connaissent à la fois une croissance importante pour différentes raisons ? Ces deux écoles, ces deux écoles privées ? Et en même temps, certaines sont parfois l’objet de polémiques, quant à un certain élitisme, quant à un discours plutôt intégriste que l’on reproche à vos deux écoles. Que peut l’école en général ? Que peut l’école publique ? Et quels sont les discours qui sont tenus au sein des écoles catholiques et musulmanes ?

Monsieur Jean-Guy TALAMONI :

Monseigneur Bustillo.

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Monsieur François BUSTILLO :

D’abord, je le disais tout à l’heure, je suis très honoré d’être avec vous dans ces lieux, cette université, un lieu de formation intellectuelle, un lieu d’éducation. Si on voit des conflits, des tensions dans le monde, c’est souvent parce qu’il y a beaucoup d’ignorance, beaucoup de peur et moi je pense qu’on ne peut pas déléguer la gestion de l’humanité aux seuls politiques et au seul monde financier. Il faut qu’il y ait des réalités autres, d’où l’importance de l’interreligieux, de l’interculturel et d’autres domaines. Je pense au monde du sport : le sport fédère. Il y a deux mondes, des réalités, la philosophie, la pensée. On a besoin dans une société en crise… On est en crise, ce n’est pas nouveau, on est en crise de la naissance jusqu’à la mort, c’est le propre de la vie. Mais on évolue et on grandit grâce aux crises justement. Je crois que la formation des consciences et des intelligences nous permet de devenir libres. Pour moi, la plus grande et la plus noble attitude de l’être humain c’est la liberté parce qu’il y a tellement de conditionnement, de manipulation, de domination, qu’à la fin notre liberté – c’est la spécificité de l’être humain – notre liberté n’est plus libérée. Il y en a besoin, de liberté, autrement on va dire ce que l’autre pense, ce que l’autre dit, ce que l’autre veut que je dise. Quand on forme les intelligences et les consciences à la liberté, il faut former aussi la société à la tolérance et au respect. Moi je le dis : aujourd’hui quand je vois les réseaux sociaux et les médias, si tu dis quelque chose, tu vas voir un tsunami de personnes qui sont contre. « Je suis contre », « je ne suis pas d’accord », OK, mais c’est naturel de ne pas être d’accord ou d’être contre, mais faut-il faire pour autant des polémiques ? Je pense qu’aujourd’hui, il faut viser plutôt le domaine symbolique au sens étymologique du terme, plutôt que les polémiques.

Qu’il y ait des différences, des divergences, pour moi c’est normal. Je peux être d’accord, je peux être en désaccord et pourtant l’autre ne devient pas mon ennemi. Pour moi c’est normal. Je crois que l’université, la formation, les écoles doivent créer un terrain pour favoriser la confiance dans les différences et les divergences. L’autre n’est pas un fardeau, mais un cadeau et s’il pense différemment de moi, eh bien tant mieux : on évolue, ça va nous permettre d’échanger, ça va nous permettre aussi de rentrer dans une logique de respect et c’est là qu’on va.

Monsieur Jean-Guy TALAMONI :

Philippe Guglielmi ou le Recteur ?

Monsieur Chems-Eddine HAFIZ :

Oui, merci, Votre Éminence. Moi je voudrais simplement rappeler les propos de l’ancien Grand Maître du Grand Orient de France, Philippe Guglielmi, qui avait déclaré qu’au rez-de-chaussée de la principale obédience maçonnique il y a une phrase de Saint-Exupéry. Je crois qu’il est important aujourd’hui de rappeler le mot « bienveillance ». La bienveillance aujourd’hui est nécessaire, car elle permet d’écouter l’autre, d’essayer de comprendre sa position même si nous sommes opposés, même si nous n’avons pas les mêmes idées, nous devons d’abord nous écouter, nous devons nous respecter et nous devons nous mettre à la place de l’autre pour essayer de comprendre dans quelle position il est. Il est vrai qu’aujourd’hui en France, nous avons vécu, après le 7 octobre 2023, une vraie scission entre juifs et musulmans. Je le dis tout de go, c’est important. Je trouve – je l’ai écrit à plusieurs reprises – qu’il est dommage que pour différentes raisons, notamment politiques, les juifs et les musulmans se soient tournés le dos parce qu’il y a eu, après le 7 octobre, une vraie fracture, un vrai trauma, qui a fait que les juifs et les musulmans se sont retrouvés face à face en s’opposant. Je rejoins Son Éminence lorsqu’il remercie l’université parce que l’université est un espace laïque dans lequel aujourd’hui nous sommes en train, nous, responsables religieux, de parler de ces questions utiles. Vous avez raison, Votre Éminence, on ne peut pas simplement aujourd’hui confier à la finance la gestion de l’humanité sur des questions simplement matérielles. Et je vois depuis le 7 octobre 2023, qu’est-ce qui a fonctionné en réalité ? Vous avez parlé du sport, Votre Éminence. Moi je voudrais notamment évoquer une organisation qui était l’aumônerie. L’aumônerie qui se trouvait au village olympique, où il y avait toutes les religions : bien évidemment les grandes religions, mais aussi le bouddhisme, l’hindouisme, d’autres religions pas plus minoritaires, mais qui ont peut-être moins d’adeptes se sont retrouvées dans un lieu au village olympique et on a vu cette fraternité qui a permis au village olympique de se retrouver dans un lieu de spiritualité. Il y a également un deuxième élément qui est très important : Sciences-Po a lancé depuis quelques années une formation qui s’appelle Emouna. Cette formation qui permet à des étudiants d’aller à la rencontre des religions a permis, avec le 7 octobre 2023, de maintenir cette relation entre nous tous.

En ce qui concerne l’aumônerie au village olympique pendant les Jeux Olympiques, à la fois les Jeux Olympiques et les Paralympiques… Moi-même, je me suis déplacé et j’ai été reçu par le Grand-rabbin Moché Lewin et nous avons déambulé dans tout le village olympique ensemble. Et je peux vous dire que le fait qu’on soit tous les deux présents sur le site a mis du baume au cœur à de nombreux sportifs qui ont vu à travers cette déambulation dans le village olympique d’un Grand-rabbin et du Recteur de la Grande Mosquée de Paris… Ça a vraiment été très important. Et je le dis aujourd’hui puisqu’on parle de l’école, j’ai réussi à organiser avec le rabbinat des rencontres dans les écoles, dans des classes de collégiens, des rencontres entre imams et rabbins. La première réaction des enfants c’était de dire « Wow, vous vous parlez, l’imam et le rabbin ? Nous on pensait que vous étiez en guerre » ! Vous imaginez la radicalité à laquelle on arrive avec le 7 octobre ? Et nous devons, nous, aujourd’hui, faire ce travail. Et l’école, qui est un espace républicain, qui est un espace d’éducation, d’instruction, est essentielle. Je rappellerai simplement et je mettrai ma casquette de religieux pour dire que, dans la religion musulmane, celui qui enseigne, celui qui transmet le savoir, c’est quelqu’un qui est, sur le plan hiérarchique, installé juste à côté du prophète de l’Islam. Et c’est important aujourd’hui de rappeler qu’à l’école de la République, l’enseignant, c’est quelqu’un qui doit être presque sacralisé. On est en train de le répéter, il y a des élèves, souvent de culture arabo-musulmane, qui n’acceptent pas un certain nombre de matières, un certain nombre d’enseignements. Eh bien, je suis désolé, il ne faut pas fléchir sur ces questions. Les programmes de l’Éducation nationale sont des programmes qui sont travaillés en amont, qui sont vraiment le creuset de la République et nous devons faire en sorte que tous nos enfants, quelle que soit notre confession, aillent à l’école, suivre ces programmes. Il ne faut pas céder à des pressions venant d’un certain nombre de groupes fondamentalistes. Je le dis comme je le pense parce que c’est important… Les musulmans sont des citoyens à part entière. La religion musulmane, comme je vous l’ai dit, s’adapte totalement à la République et aux règles de la République. Il n’y a pas d’antagonisme, il n’y a pas d’opposition entre les règles de l’Islam et les lois de la République. Ceux qui disent cela, c’est qu’ils ont des intentions, des arrière-pensées qu’il faut que nous combattions tous. Mais aujourd’hui… Je vais vous dire, je parle avec mon cœur, c’est pour ça que j’aurais voulu être en présentiel. Je suis aujourd’hui celui qui, pendant le premier prêche du 13 octobre, a rappelé que le prophète de l’Islam, Muhammad, Sallallahu alayhi wa sallam, avait déclaré qu’en cas de conflit armé, il fallait tout faire pour protéger les civils. Quels que soient ces civils, un conflit armé ne doit avoir aucune incidence. Il y a une déclaration d’un autre prophète de l’Islam qui dit « Même un arbre pendant un conflit armé ne doit pas être abîmé ». C’est important dans la religion musulmane et de nombreux califes par la suite ont rappelé cette éthique musulmane : pendant les conflits armés, nous ne devons à aucun moment toucher à des victimes civiles. Le 13 octobre, à la Grande Mosquée de Paris, nous avons organisé une prière, ce qu’on appelle la prière de l’absent et je l’ai dit, je l’ai répété, les imams ont tous déclaré cela en disant que nous faisions une prière de l’absent pour toutes les victimes, quelle que soit leur confession. Et à ce titre-là, nous avons été vilipendés, attaqués, stigmatisés. Je suis devenu le pire des antisémites et je suis devenu un islamiste qui fait de la taqîya. Il faut qu’on fasse attention aux mots parce la taqîya c’est la dissimulation… Effectivement, tout à l’heure l’ancien Grand Maître Philippe Guglielmi disait que le Conseil d’État était en train de communautariser la société.

Aujourd’hui, vous avez une idéologie juridique qui est en train de s’installer pour réduire l’Islam et considérer les musulmans comme les ennemis de la République. Et moi je m’inscris en faux contre de tels comportements parce que la laïcité ne doit pas devenir un instrument de guerre contre les musulmans. Et j’ai eu l’honneur et le privilège d’être reçu par Sa Sainteté le pape en février 2022 et il me parlait de laïcisme. Et il me disait : « Comment vous faites pour vivre en tant que musulmans en France puisque vous êtes en permanence attaqués ? » Alors j’étais interloqué, j’ai dit à Sa Sainteté : « Nous sommes musulmans et nous sommes des citoyens qui vivons harmonieusement avec les autres membres de la société française ». C’est vrai qu’aujourd’hui on essaye d’instrumentaliser la laïcité pour faire taire toute expression musulmane. Lorsque moi je m’exprime en mettant en cause un certain nombre d’intellectuels aujourd’hui… Lorsque le ministre de l’Intérieur parle de la civilisation judéo-chrétienne, c’est-à-dire qu’il exclut les musulmans… Quand il parle d’immigration, il parle des musulmans alors qu’un ministre de l’Intérieur, ministre chargé des cultes, il doit d’abord et avant tout en tant qu’homme d’État participer à la cohésion sociale. Ce n’est pas aujourd’hui, en tant que ministre de l’Intérieur, à lui de pointer du doigt une communauté qui a montré son amour pour la France, qui a sacrifié sa vie… Nous avons la Grande Mosquée de Paris, on oublie que pendant la Deuxième Guerre mondiale, elle a organisé le sauvetage des Juifs. Elle l’a organisé de façon presque institutionnelle puisqu’il y a un imam de la Grande Mosquée de Paris qui a été déporté à Auschwitz  : Abdelkader Mesli, je vous invite – puisqu’il y a des étudiants – à faire la recherche. Abdelkader Mesli, Recteur de la Grande Mosquée de Paris, délivrait l’attestation de conversion en tant que musulman à tous les Juifs qui étaient interpellés dans les rues de Paris au moment où les nazis occupaient la ville. Eh bien, ces Juifs sauvaient leur vie en montrant cette attestation. Nous avons tendance à l’oublier. En 1967, pendant la Guerre des Six Jours, un de mes prédécesseurs, le Recteur Hamza Boubakeur, avait déclaré que ce n’était pas une guerre de religion qui se passait au Moyen-Orient mais une guerre de territoire. Mais tout ça, on l’a oublié parce que le 7 octobre est passé par là. Et je crois qu’aujourd’hui il faut raison garder, faire la distinction entre les musulmans : 99 % des musulmans vivent en paix dans ce pays. Il y a une fraction extrêmement active qui a un dessein politique, qui fait de l’Islam un instrument politique pour mener une guerre contre l’État français, et ça c’est inadmissible. Mais nous mettre tous dans le même sac, c’est ce qui arrive aujourd’hui.

Monsieur Jean-Guy TALAMONI :

Merci, M. le Recteur. On a senti une émotion dans vos propos et cela est bien compréhensible. En fait, nous étions partis de l’enseignement et l’enseignement, c’est effectivement essentiel : c’est la connaissance qui, dans le monde, devrait en principe ouvrir sur la compréhension humaine. Je profite d’ailleurs de l’occasion pour signaler à ceux qui l’ignorent qu’à l’Université de Corse, depuis 1995, il y a un enseignement de droit musulman, et cela est évidemment d’autant plus utile que nous avons un grand nombre de musulmans qui nous ont rejoints depuis les années 60 sur la terre de Corse. Est-ce que nous avons à peu près épuisé cette question de l’enseignement, de la connaissance ? À peu près, car elle n’est jamais épuisée… Philippe Guglielmi ?

 

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Monsieur Philippe GUGLIELMI :

Écoutez, d’abord, je voudrais qu’on se rassure : je ne connais pas – en tout cas pour ce qui concerne le Grand Orient de France – quelqu’un qui demande que la laïcité opprime qui que ce soit puisque, pour nous, nos membres sont libres de croire ou de ne pas croire. Donc la vision de la laïcité qu’on peut avoir, ce n’est pas une vision punitive, c’est une laïcité tolérante, même si je ne veux pas d’adjectif, je l’ai dit tout à l’heure. En ce qui concerne l’école, pour nous, l’école de la République doit être sanctuarisée.

Elle doit être sanctuarisée et les phénomènes qui se passent actuellement – on le voit – du voile dans l’école, pas spécifiquement le voile… il y a une loi qui dit que les signes religieux ostentatoires sont interdits dans l’espace de l’école, terminé. D’ailleurs M. le ministre de l’Intérieur a dit qu’il mettait en doute l’État de droit. Alors on est mal partis… Surtout quand je dis qu’il faudrait quand même que l’État lui-même respectât ses propres lois. Voilà, on ne peut pas, dans l’espace de l’école, laisser s’introduire une influence qui se placerait au-dessus des principes de la République. Encore une fois, la laïcité ce n’est pas la négation de la foi, c’est un point important. Je voudrais revenir sur la notion de dialogue. Il y avait une citation d’Hanan Achrawi, ministre palestinienne il y a une quarantaine d’années, des temps heureux où le Hamas n’existait pas, et elle essayait de dialoguer avec un ministre israélien, Abba Eban. J’avais vu cela à la télévision : on voyait deux personnes qui avaient envie de se parler, mais qui, au nom de leur État, ne le pouvaient pas. Et Hanan Achrawi a eu ces mots que j’ai retenus : « Mais comment, avec qui voulez-vous faire la paix si ce n’est avec votre ennemi ? ». Donc c’est ça le début d’un dialogue et l’école de la République, elle est là… Alors certains disent – c’est un peu extrême – elle est là pour aider les enfants à se passer de maître, les maîtres sont là pour enseigner aux enfants à se passer de maîtres. Donc voilà, moi je suis pour le respect de la loi de 1905 sans ajout. Elle est déjà bien amochée, souvent, parce que, encore une fois, elle a répondu à une période de tension. À la suite de cette loi, il y a eu quand même une période de grand calme et il est vrai que ce calme est perturbé depuis quelques années. Alors, bien sûr, mon propos ne s’oppose pas à celui de M. le Recteur de la Grande Mosquée de Paris auquel je voudrais rendre hommage parce que, sur beaucoup de son intervention, je peux y souscrire à 97,5 % et je ne trouve pas les 2,5 % qui restent puisque c’est un appel à la fraternité, c’est un appel au dialogue et ça, je crois qu’ici, ceux qui sont à cette tribune, comme beaucoup qui sont dans la salle, vous souscrivez à ce genre de mot d’ordre. Enfin, un mot d’ordre… (rires).

Monsieur Jean-Guy TALAMONI :

Merci. Monseigneur Bustillo…

Monsieur François BUSTILLO :

J’ajoute également, puisque nous sommes dans un lieu de formation, d’éducation, de transmission : je crois que l’être humain a besoin, certes, du savoir, mais je crois que dans nos sociétés on insiste beaucoup sur les savoirs, l’avoir, le pouvoir, le faire. Il y a un domaine qu’il faut soigner surtout avec la jeunesse, en tous cas à mon avis, c’est le domaine de l’être. Qui soigne l’être ? Parce que le but de la vie, c’est d’être heureux. Et je pense que là, justement, il y a dans une laïcité heureuse, les politiques, ils vont faire leur boulot, dans le milieu des finances aussi, mais dans le domaine de la culture, de la pensée, dans le domaine de la spiritualité, on peut tous apporter quelque chose d’important. M. le Recteur a parlé tout à l’heure – et j’ai trouvé ça très bien – de la bienveillance. Je pense que notre société, elle manque de bienveillance. On est durs, intransigeants et parfois sans pitié. Moi je le rappelle avec humour, quand on va à la messe, quand on commence la messe la première chose qu’on dit « Seigneur, prends pitié » et souvent dans le milieu des réseaux sociaux, parfois médiatiques, on est sans pitié, durs, intransigeants et on manque de bienveillance. Et, vous êtes l’avenir, vous, les jeunes. Je ne dis pas qu’il faut être mielleux et naïfs, mais je crois qu’il est compatible d’avoir une formation et une intelligence solides accompagnées d’une bienveillance solide pour un monde meilleur. Je crois que notre société rêve d’un monde meilleur. On le disait hier avec humour avec l’ancien Grand Maître, avec Philippe : nous, dans l’Église, on a été très mauvais en communication – on l’est encore. Et souvent on dit, pour les vocations, on dit « Allez, venez à l’église, on a besoin de vous, on est vieux, il n’y a que des mémés, on est pauvres ». On fait pitié en fait. Et alors, je pense qu’effectivement, au lieu de faire pleurer, l’Église, les religions, la pensée doivent faire rêver.

Moi je n’oublie pas – et je prêche un peu pour ma paroisse – que l’Église catholique a fait rêver pendant longtemps et après, on a oublié. Quand on voit les cathédrales – ce n’est pas que pour l’Église catholique, on le voit pour les autres religions aussi – les cathédrales, les grégoriens, la peinture, la musique, la sculpture, les missions… Ça fait rêver. Si, aujourd’hui, nous, on fait pleurer, c’est qu’on a un problème. Et là on a besoin de conversions et de revenir – j’insiste – sur la bienveillance, c’est-à-dire l’essentiel. Le cœur de l’Évangile pour moi, c’est souvent quand on nous dit « oui, l’Église catholique, les croisades, les prêtres pédophiles… », OK. On va me sortir les cinq plaies, d’accord. Il y a des pages sombres, mais il y a aussi des pages lumineuses, mais c’est à partir de l’Histoire et de ce qu’on en a vu, même de mauvais, d’écrire de nouvelles pages où on met en valeur – et pour moi, le cœur de l’Évangile et le sens de ma vie d’homme d’Église – c’est l’amour. Si on ne s’inscrit pas dans une logique d’amour et de bienveillance, c’est qu’on rentre dans l’idéologie. Vous savez le mouvement idée/idéal/idéologie doit bien se construire. Des idées, on en a tous, vous et moi. Après, on passe de l’idée à l’idéal. L’idéal est magnifique, il transporte, mais on peut tomber dans l’idéologie et l’idéologie n’a pas de cœur. Et à partir de l’idéologie, on a le fondamentalisme, les intransigeances et toutes les duretés que nous voyons dans notre monde. Merci.

Monsieur Jean-Guy TALAMONI :

Merci, merci beaucoup. Alors, d’une certaine manière c’est un prolongement de ces échanges : le pape François a écrit récemment une lettre sur l’importance de la littérature dans la formation, qui a été présentée par un professeur au Collège de France, William Marx. Ce texte est un soutien important pour ceux qui tentent d’enseigner la littérature – personnellement, c’est la matière que j’enseigne dans cette maison – et c’est, non pas de la connaissance en général qu’il s’agit-là, mais véritablement de la littérature. J’aurais aimé demander d’abord au Cardinal et puis ensuite aux deux autres participants à la table ronde comment ils voient non seulement l’importance de la littérature dans la formation, mais également le lien entre la littérature et les différentes confessions ou familles de pensée qui sont représentées ici. M. le Cardinal, cette lettre du pape François ?

Monsieur François BUSTILLO :

D’abord je trouve qu’il est opportun de mettre en valeur la littérature, le fait d’écrire, de traduire la pensée par l’écriture. Notre société a besoin d’une pensée riche et diversifiée. Alors, le pape, on est habitués à le voir : il va nous parler de spiritualité, il va nous parler peut-être de morale, il va demander la paix quand il y a des conflits. On est habitués. On est moins habitués à voir le pape qui dit « Écoutez, la littérature, la formation, la transmission par l’écriture, par la pensée… ». Notre société en a besoin parce qu’aujourd’hui – je pense qu’il l’a fait dans cet esprit – notre pensée va très vite. Et ça peut, pardonnez-moi la rapidité de mes propos, un peu dans le style de Facebook : j’aime, je n’aime pas, je suis d’accord, je ne suis pas d’accord, j’aime, je déteste. C’est un peu rapide et, à la fin, il y a un déficit de l’élaboration de la pensée. Et le fait de donner des éléments et des arguments réfléchis, on prend le temps, on n’est pas dans l’émotion, on n’est pas dans la réaction sans réflexion : on prend le temps. Et je crois que le pape a raison et moi j’ai été très heureux de voir qu’il a dit « N’oublions pas notre patrimoine ». Il appartient au passé, mais il appartient aussi au présent et il doit bâtir l’avenir. Par la culture, la littérature, l’écriture, la pensée, on enrichit l’humanité et l’humanité a besoin de réflexion, l’humanité, notre humanité, surtout l’Occident, à une époque où tout va très vite, à une époque frénétique, nous avons besoin de nous poser, de nous reposer, pour que notre réflexion soit ajustée. Donc c’est très juste, très bienvenu à notre époque, voilà, l’idée, l’intuition et l’audace du pape François pour dire « Oui, la littérature, oui, il faut réfléchir, oui, il faut que la pensée ait toute sa place ».

Monsieur Jean-Guy TALAMONI :

Merci. M. le Recteur, vous vouliez réagir, je crois, vous avez fait signe, sur cette question.

 

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Monsieur Chems-Eddine HAFIZ :

Oui, d’abord, je dois avouer que j’ai un faible pour Sa Sainteté. D’abord il a vraiment parlé de fraternité humaine, il est allé signer cette belle déclaration avec deux grands responsables musulmans, le grand imam de l’Université d’Al-Azhar avec le responsable chiite Al-Sistani. Donc, déjà, je vous ai dit qu’il m’avait reçu en audience privée, nous devions rester 20 minutes, nous sommes restés une heure et demie ensemble et le fait qu’il parle de littérature… Je rappelle que, dans notre religion, lorsque l’ange Gabriel est apparu devant le prophète de l’Islam, c’était au VIIème siècle, il lui a dit « Iqra ». Ça veut dire en arabe « lis ». Donc le premier verset coranique parle de la lecture, de l’écriture. Il y a même un hadith qui dit : « Va chercher le savoir, même en Chine si c’est nécessaire ». Et moi, quand je suis arrivée à la tête de la Grande Mosquée de Paris, ça va faire bientôt cinq ans, la première des choses que j’ai faites, mais qui a mis un peu de temps, c’est de mettre en place un prix littéraire de la Grande Mosquée de Paris. Nous en sommes aujourd’hui à la troisième édition : la semaine dernière, nous avons remis aux lauréats un prix pour la partie « essai » et un autre pour la partie « roman ». Et il faut reconnaître que dès la première édition, nous avons eu une vraie appétence de la part des maisons d’édition. Nous avons été un peu victime de notre succès parce que nous avons reçu à peu près – les membres du jury – une quarantaine de livres, ce qui fait des lectures extrêmement intenses pour pouvoir répondre aux engagements que nous avions pris, pour pouvoir voter et désigner les lauréats. Donc c’est une très belle opération que je mène à la Grande Mosquée de Paris parce que la lecture, l’écriture… La civilisation musulmane, pendant 14 siècles, y a participé de manière très active… Ces musulmans qui ont rapporté en Occident la grande pensée grecque. Les écrits étaient quelque chose d’essentiel. La première bibliothèque organisée a été à Bagdad. Il y a eu ce qu’on a appelé la Maison de la Sagesse où tous les intellectuels se retrouvaient, de toutes confessions, pour parler des sujets d’actualité. Le Français est considéré comme celui qui lit le plus dans le monde. Quand vous faites les statistiques, vous vous rendez compte que… Enfin, à Paris, dans le métro, je suis tellement, à la limite mal élevé, que j’essaye de voir ce que les gens lisent, j’essaye de voir le titre du livre. Quand je vois un jeune lire sur l’Empire romain, sur des sujets qui ne sont pas toujours des sujets faciles, aujourd’hui où on est dans TikTok… Cela dure 30 secondes… Et quand vous allez dans le métro, dans le bus… Vous alliez dans les librairies pendant la période du COVID, l’industrie du livre a été la plus prospère. Donc je crois qu’aujourd’hui il est important de continuer à travailler cela. Et ça, également, dans le cadre du dialogue interreligieux. On a vu l’Église catholique, au moment du Concile Vatican II… Ils se sont intéressés aux autres religions, bien évidemment d’abord pour régler le contentieux qu’ils avaient avec les juifs, mais en même temps avec les musulmans, et on a vu que l’écrit a permis effectivement de briser des murs à la fois de méconnaissance, de mésentente, voire même d’une certaine forme de ressentiment à l’égard de l’autre. Donc aujourd’hui, nous sommes dans une université, c’est le temple du savoir et il est important de parler de la littérature comme étant véritablement un lien qui pourrait faire en sorte que la fraternité soit encore plus importante, parce que la littérature nous permet de vivre plusieurs vies, de vivre des moments intenses lorsque nous sommes accaparés par une lecture. Si vous permettez, si je ne suis pas trop long, tout à l’heure, j’avais demandé la parole, pour dire également que la laïcité… Tout à l’heure, Philippe Guglielmi disait que la laïcité, ce n’est pas la négation de la religion. Moi, je vais vous donner un exemple où on voit que les religions ont une certaine importance. Lorsque le président de la République Emmanuel Macron a lancé le débat sur la fin de vie, je crois que les religions… Alors, on n’a pas fait front commun contre cette notion, mais nous avons apporté des éléments qui étaient essentiels, chaque religion. C’était d’abord la chaleur humaine.

On s’est rendu compte que le médecin avait une relation avec le patient… qu’il était complètement seul face à la maladie, face aux soins, et nous avons, nous, parlé des aumôniers dans les hôpitaux, disant qu’il fallait renforcer une présence pour pouvoir accompagner. Nous, dans notre religion, les quelques recommandations que nous faisons, c’est de visiter les malades, même si on ne les connaît pas. C’est important parce que la personne qui est dans une fragilité de santé se trouve seule. Le fait d’aller la soutenir permet peut-être de voir la fin de vie comme étant autre chose qu’une épreuve à surmonter. On nous a appris, nous, en tant que musulmans, dès notre possibilité de discernement, que nous devons penser à la mort quotidiennement parce qu’à n’importe quel moment Dieu peut décider de nous ôter la vie. Je crois que cet exemple permet de montrer que les religions font partie de la société française, participent à des débats de société… C’est important aujourd’hui que les religions puissent s’exprimer et il ne faut surtout pas les déprécier.

Monsieur Jean-Guy TALAMONI :

Merci, M. le Recteur. Philippe Guglielmi, et ensuite la parole à la salle.

Monsieur Philippe GUGLIELMI :

Oui, pour moi, bien sûr, la littérature, c’est le livre. Alors la Franc-Maçonnerie, ce n’est pas une religion, mais au moins, ce qu’on a de proche avec les trois religions du Livre, c’est justement cette notion de l’écrit. Moi, par exemple, dans les réunions que nous pouvons faire dans les loges, je me méfie toujours quand je vois celui qui va parler qui arrive avec un ordinateur à la main. Je fais comme tout le monde, je me sers des nouvelles technologies, mais quand on sort une feuille de papier de la poche, ça m’inspire confiance tout de suite. Si, en plus, c’est écrit à la main et pas le fruit de l’ordinateur, ça me convient encore mieux. L’écrit c’est très important. Au Grand Orient de France, nous avons, avec d’autres obédiences, plusieurs salons du livre chaque année – nous venons de terminer celui de Nantes – salons du livre maçonnique, dans lesquels s’expriment aussi des écrivains qui sont religieux. On ne bannit pas certains livres, il suffit de demander à venir, on loue un stand pour la personne qui le demande à moins qu’il s’agisse de théories… Faire tourner les guéridons… Mais donc : salon du livre de Nantes, salon du livre de Bordeaux prochainement, salon du livre de Lyon… Tout cela n’existait pas avant parce que cette littérature spécifique était peu pratiquée. Aujourd’hui, il y a énormément d’ouvrages qui sortent dans les bonnes librairies. Vous les sélectionnerez vous-même, je vous le conseille. Rien ne vaut l’écrit, bien évidemment. Par rapport aux religions du Livre, certains en maçonnerie interprètent. Alors on va nous dire « c’est la Bible » pour certains, d’autres disent « la croyance en Dieu est obligatoire ». Ils ont oublié de préciser lequel, même si je pense qu’il n’y en a qu’un seul, mais chacun doit penser qu’il n’y en a qu’un seul. Donc il y a une certaine confusion qui s’installe et quand Son Éminence le Cardinal Bustillo disait : « On peut aussi parler de philosophie », c’est de sa part une grande ouverture parce que la philosophie, c’est libre. Généralement les religieux n’aimaient pas trop qu’on ait cette liberté. D’ailleurs, dans le grand conflit sur les écrits de la constitution, je reste dans le thème, d’Anderson de 1723, qui sont le creuset même de la Maçonnerie, tous les malheurs de la Maçonnerie vis-à-vis de l’Église catholique romaine viennent de là, parce que c’était le produit d’un écrit qui venait d’un pays qui était protestant, qui donnait un peu des leçons à tout le monde – et ça continue d’ailleurs – et que ça a été très mal pris par Rome. Franchement, je le comprends, à l’époque. D’ailleurs, ça n’a eu aucun effet en France puisque que les protestants… La Saint-Barthélemy était loin, la révocation de l’édit de Nantes aussi. La Maçonnerie ne s’est pas tournée vers le protestantisme par exemple.

Donc, le débat sur la laïcité – j’en viens là et je termine – c’était surtout un débat à l’intérieur même de l’Église catholique qui s’interrogeait par rapport à ces phénomènes. Voilà, donc l’importance du livre, là c’étaient les constitutions d’Anderson, pour d’autres il y a une espèce de travestissement : on met un livre avec des pages blanches à l’intérieur. C’est quand même un symbole aussi : comme ça on n’invoque pas un dieu. Sur la Révolution française par exemple, les écrits de Robespierre : alors on en veut à toutes les religions mais on crée la religion de l’Être suprême. Voilà le n’importe quoi.

Monsieur Jean-Guy TALAMONI :

Merci, Philippe Guglielmi. Alors, la parole à la salle… Il y a déjà quelqu’un qui a demandé et obtenu la parole. Vous l’avez.

 

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Intervenant en salle (Jean-Paul Luciani) :

Merci à Jean-Guy Talamoni d’avoir organisé cette rencontre. Alors j’ai deux questions à poser : une question au Cardinal Bustillo et une question au Recteur. Une observation pour le Recteur : vous avez parlé d’Averroès et il voulait – Averroès – que la raison triomphe de la foi, en tous cas qu’on écoute d’abord la raison et puis la foi. Il a fini chassé par les siens et protégé par la communauté juive. Ce que je pense, c’est que, malheureusement, l’Islam est la seule confession qui refuse la sécularisation. Les protestants ont eu une réforme, les catholiques Vatican II, les juifs avec l’État d’Israël prouvent qu’on peut être homosexuel à Tel-Aviv sans être jeté du cinquième étage. Et je pense, moi, que la laïcité, c’est le droit d’emmerder Dieu comme le dit Richard Malka, c’est-à-dire qu’on peut emmerder Dieu, mais on ne doit pas insulter les croyants. C’est ça la règle. J’ai juste une observation à faire, je l’avais notée pour les étudiants : le 21 février 1989, Cat Stevens, le chanteur – il est encore en vie, il se fait appeler aujourd’hui Yusuf Islam – face aux étudiants londoniens de l’université de Kingston, évoque la fatwa qui appelle à exécuter Salman Rushdie. Il dit : « Il doit être tué, le Coran le dit clairement : si quelqu’un diffame le Prophète, alors il doit mourir ». On est loin de l’attitude du peintre Raphaël qui, au XVIe siècle, admirait Averroès et l’avait placé dans une œuvre qui s’appelle « L’école d’Athènes ». Je demanderai, bien sûr, au Recteur de me répondre et je le remercie parce qu’il combat âprement l’antisémitisme, ça, il faut le dire. Monseigneur Bustillo, j’ai une question à vous poser. Vous savez, les vieux, en Corse, ils disaient « Le maître à l’école, le curé à l’église ». Qu’est-ce que vous entendez par laïcité corse ? La laïcité, c’est la laïcité…

Monsieur Jean-Guy TALAMONI :

Alors, la question qui a été posée au Recteur en premier lieu et puis ensuite la question au Cardinal sur la notion de laïcité corse. M. le Recteur ?

Monsieur Chems-Eddine HAFIZ :

Alors, il y a, au-delà des différentes remarques, une question… Je crois qu’il y a plusieurs questions. Tout d’abord, bien évidemment, vous avez bien situé la pensée d’Averroès. Averroès et Maïmonide ont montré l’intelligence des religions – à la fois musulmane et juive – et puis c’étaient deux hommes exceptionnels qui se sont entraidés, qui ont traversé des épreuves extrêmement compliquées, mais, aujourd’hui, Averroès reste une référence pour le monde musulman contemporain : cette Andalousie qui, à l’époque, avait montré l’épanouissement de la religion musulmane en même temps avec la laïcité parce que c’étaient des choses qui, déjà, commençaient à s’organiser. Je crois qu’il faut que nous puissions nous-mêmes nous référer à ce type de penseurs parce qu’Averroès, Avicenne, de nombreux penseurs musulmans… Je disais tout à l’heure qu’il fallait mieux faire connaître un certain nombre de penseurs, ne serait-ce qu’au moment de ce qu’on a appelé la Nahda, c’est-à-dire l’éveil, ou lorsqu’on parle de Sayyid Jamāl al-Dīn al-Afghani. Ce sont de nombreux penseurs qui ont eu pour particularité de passer par l’université française et c’est pour cela que je me bats en tant qu’Islam de France, pour montrer que l’Islam est une religion qui n’a pas peur de l’Occident, qui doit, en tout état de cause, adapter son discours religieux. J’ai lancé depuis maintenant deux ans un grand débat sur l’adaptation du discours religieux musulman en Occident et j’avais posé la question en disant qu’il y a aujourd’hui des points de friction entre la communauté musulmane et le reste de la communauté nationale. Nous les avons relevés : c’est la question du voile, c’est la question de l’abaya qui, aujourd’hui, peut-être, empoisonne les relations entre la composante musulmane de France et le reste de la communauté. Mais quand vous dites que l’Islam refuse la sécularisation, de quel Islam parlons-nous ? Dans les pays musulmans, là je vous rejoins, oui. Puisque vous semblez bien connaître le monde musulman, vous savez que le terme « eilmania », la traduction du mot français de laïcité, est considérée dans les pays musulmans comme quelque chose qui est de l’athéisme. Et on le dit, on le répète, dans les discours politiques des islamistes qui vous disent « Il ne faut pas aller voter parce que vous allez voter pour des mécréants. Vous ne pouvez pas participer à des élections présidentielles parce qu’Emmanuel Macron, ce n’est pas qu’il soit d’une autre croyance, mais c’est un mécréant ». Voilà les messages extrêmement réducteurs qui font que la communauté musulmane en France se trouve coincée entre deux extrêmes et que moi j’essaye, un tant soit peu, de la faire sortir de cet étau qui est en train de l’étouffer. Mais, je le dis, je le répète, et je l’assène tous les jours : aujourd’hui la laïcité est une chance pour l’Islam, nous devons absolument vivre cette sécularisation parce qu’elle nous a mis sur un piédestal. Alors, pour de temps en temps forcer le trait et pour montrer qu’il ne peut pas y avoir une religion supérieure à une autre ici en France, je rappelle ceci : en tant que Recteur de la Grande Mosquée de Paris, j’ai été élu par mes pairs. C’est une association qui relève de la loi de 1901 et j’ai été élu Recteur de la Grande Mosquée de Paris en 2020. Mais si nous devions rester dans un système où la France est la fille aînée de l’Église – je l’ai répété plusieurs fois à Monseigneur Ulrich –, c’est Monseigneur Ulrich, archevêque de Paris, qui m’aurait nommé à la tête de la Grande Mosquée de Paris. Donc aujourd’hui, cette laïcité nous permet de débattre, de faire un certain nombre de choses, de faire entendre notre voix. Donc oui, il y a un vrai problème dans les pays musulmans où je crois que l’islamisme est en train de se développer rapidement. C’est pour cela que je pense qu’en France, nous avons aujourd’hui les universités, nous avons un système de pensée qui nous permet peut-être, à un moment ou à un autre, non pas de réformer l’Islam, parce que ce n’est pas ça le but, mais – comme je l’ai dit – d’adapter le mot, je l’ai pris de l’arabe « takyif », c’est « adapter notre religieux ». Moi je ne renie en rien ma foi.

Les cinq grands principes, les piliers de l’Islam, pour moi, en tant que Recteur de la Grande Mosquée de Paris, sont des obligations religieuses. Pour le reste, nous vivons comme les autres citoyens avec notre vie intime et avec notre vie publique et je crois que c’est ça qu’il faut faire passer comme message. Dire « l’Islam » de manière générale… Il faut arrêter de nous introduire tous dans ce système d’islamisme. Comme je vous l’ai dit, je suis moi-même considéré comme un islamiste.

Monsieur Jean-Guy TALAMONI :

Merci, M. le Recteur. La question qui était posée au Cardinal…

Monsieur François BUSTILLO :

Merci. Oui, je suis d’accord avec vous, vous avez raison. Quand on dit laïcité – Philippe l’a dit au tout début – la laïcité, c’est la laïcité, point. Je suis d’accord. Or, il y a une manière d’incarner la laïcité dans ces contextes particuliers et dans une réalité où il y a une histoire particulière. Quand je pense à la laïcité et que je dis « corse », ce n’est pas adapté, mais, venant d’ailleurs, moi je me retrouve… Sébastien l’a dit tout à l’heure, j’ai béni un bateau, ça ne pose aucun problème, un avion. On me demande de faire le coup d’envoi du match à l’ACA, je le fais et après on me dit : « Pourquoi vous êtes allé à l’ACA ? Vous devez venir au Sporting ». Et je me retrouve moi, je suis un homme d’Église et je me retrouve dans des lieux qui ne sont pas les miens, c’est-à-dire l’église, la cathédrale ou ailleurs… Je suis invité et ma présence ne suscite pas de polémique particulière. Pour moi c’est nouveau, c’est original et j’en profite. Je me dis que, peut-être, c’est une manière juste de vivre la laïcité où même quelqu’un qui n’a pas ma pensée ou mon idée ou quelqu’un qui n’est pas de mon système peut s’exprimer sans pour cela blesser la mentalité commune. C’est pour ça que quand je dis « à la Corse », je vois mes confrères du continent. C’est très compliqué. Il y a des gens qui ne sont invités nulle part dans tout ce qui est institutionnel. Certains, en tous cas. Tu n’as pas le droit d’aller à un match… Tu ne vas pas aller comme moi au match de volley… On dit « Tiens, le Cardinal est avec nous, on va gagner ». Moi, je vais être assis. Il y a quelque chose d’assez simple, je dirais familial, qui nous permet d’être là. Moi je fais partie de la famille. OK, j’ai mes responsabilités, celle d’un homme de l’Église, mais je ne veux pas donner de leçons aux autres. Et après, ce que j’ai transmis, j’essaye de le transmettre depuis trois ans, c’est que je peux être un homme d’Église sans arrogance et sans complexe. Et comme je vis au milieu de la société, je reste à ma place. Je ne vais pas dire à un match « Il faut aller à la messe le dimanche », je ne vais rentrer dans ce domaine-là, mais je peux… – puisqu’on me demande des coups d’envoi, ça arrive – je le fais avec reconnaissance et avec discrétion. Donc c’est pour ça que le terme n’est pas très juste, « à la corse », mais moi je pense que peut-être la Corse incarne une manière de vivre la laïcité, une manière, un style, une modalité de vivre corse. C’est pour ça que je trouve que c’est un laboratoire qui pourrait s’exporter aussi ailleurs pour qu’il y ait moins de crispations et moins de doutes.

Monsieur Jean-Guy TALAMONI :

Merci, M. le Cardinal. Alors, c’est le moment des questions. Une deuxième question ? Oui ?

Intervenante en salle :

Je voudrais demander au Recteur si, dans la langue arabe, la place de la laïcité pourrait changer, trouver dans la langue arabe d’aujourd’hui une autre façon de dire la laïcité.

Monsieur Jean-Guy TALAMONI :

Le Recteur, vous avez entendu la question ? Une autre manière…

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Monsieur Chems-Eddine HAFIZ :

Oui, j’ai entendu. Vous savez la laïcité dans les pays musulmans c’est comme la prose pour Molière. Il y en a qui utilisent la laïcité pratiquement sans le savoir, et dans tous les pays musulmans, et depuis l’avènement de l’Islam. Le Prophète de l’Islam lui-même a migré de La Mecque vers Médine, et quand il arrive à Médine il va établir ce qu’on a appelé la charte de Médine : c’était une charte tout à fait laïque puisqu’il a dit aux citoyens de Médine « Retrouvons-nous ensemble pour défendre les intérêts des citoyens de Médine sans tenir compte de nos religions ». Vous savez, la question de la laïcité, pour moi, c’est également dans les pays musulmans, la place de la femme parce que la femme est le curseur de la société, quelle que soit la société. Nous pouvons constater en examinant les quatorze siècles de l’Islam que lorsque la civilisation musulmane était à son apogée, c’était parce que la femme avait une présence dans tous les domaines de compétence de la vie. Ce n’était pas uniquement ce qui est réservé à la femme en général, quelques mètres carrés d’une cuisine et élever les enfants. Et on voit que la civilisation musulmane, lorsqu’elle se refermait sur elle-même, se recroquevillait sur elle-même, c’était au moment où la femme disparaissait de l’espace public. Donc, pour moi, laïcité et statut de la femme sont pratiquement les deux faces d’une même pièce parce que dans les pays musulmans, lorsque la femme joue un rôle social, joue un rôle économique, joue un rôle financier dans la société musulmane, eh bien la société travaille sur la laïcité. Vous savez, dans la plupart des pays musulmans – quand je parle des pays musulmans, on peut parler des pays du Maghreb, on peut parler de l’Égypte, de la Syrie, de l’Irak – vous savez, la laïcité était une notion qui était non seulement connue, mais utilisée. Malheureusement, les mouvements islamistes qui ont pris le dessus en Égypte notamment ont fait que, oui, la laïcité, on a essayé de la faire disparaître. Mais aujourd’hui, moi je suis d’origine algérienne, la laïcité existe parce que oui, il y a un Ministère des Affaires Religieuses pour gérer le statut des imams, des mosquées, etc., mais dans les juridictions, vous avez des codes qui s’éloignent beaucoup de l’Islam. Il y a eu le Code de la famille de 1984 qui a donné un coup de frein, mais vous voyez, au Maroc, la Moudawana, toutes ces tentatives de pouvoir vivre la laïcité, je crois que c’est important. Encore une fois, je reviens à ce que me disait Sa Sainteté le pape : aujourd’hui, je crois qu’il est incongru qu’on puisse s’imaginer diriger un pays à travers une seule religion, à travers des religions. Aujourd’hui, la séparation de l’État et des religions est plus que nécessaire. Alors c’est vrai que la laïcité dans les pays musulmans se vit beaucoup plus difficilement qu’ici en France, mais il y a des expressions, des principes subséquents à la laïcité qui existent. Tout à l’heure Son Éminence parlait de la liberté, je crois que la liberté d’expression, je crois que la liberté tout court, la liberté de se déplacer, font partie des éléments de la laïcité, et je crois que ce n’est pas parfait, mais nous ne devons pas enfermer les pays musulmans dans les ténèbres en disant qu’ils n’ont rien compris. Il y a des époques, il y a des partis laïques qui se sont érigés, qui essayent de participer à la vie de la société musulmane de manière générale. Donc il ne faut pas désespérer, mais en même temps nous, ici en France, les musulmans de France, nous devons donner l’exemple, nous devons montrer que nous aimons le pays dans lequel nous vivons et qu’en tant que musulmans nous sommes totalement épanouis dans cette laïcité. Il ne faut pas faire en sorte qu’il y ait un affrontement entre la religion et la laïcité et c’est à partir de ce moment-là que les pays musulmans comprendront que la laïcité n’est pas un ennemi de la religion, bien au contraire.

Monsieur Jean-Guy TALAMONI :

Merci, M. le Recteur. D’autres questions ? Oui ?

Intervenant en salle (Petru Antone Tomasi) :

Bonjour, merci d’abord aux organisateurs et à l’ensemble des participants. Moi j’aurais une question qui s’adresse à l’ensemble des intervenants, à la fois ceux représentant les cultes, mais également à Philippe Guglielmi. Au risque de l’oxymore, j’aimerais les entendre sur la question du message politique des religions. C’est vrai, son Éminence a rappelé Matthieu, évangile chapitre 22, « Rendre à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu ». Néanmoins, l’Église, les cultes de façon générale interviennent dans le débat politique et ont eu l’occasion de s’exprimer, y compris sur les affaires qui relèvent de César, c’est-à-dire de l’État y compris, pour reprendre votre expression, de façon constructive. Je pense notamment par le passé aux grandes encycliques papales autour de la doctrine sociale de l’Église, Rerum novarum, Quadragesimo anno, plus récemment sur les questions écologiques, l’encyclique Laudato Si’ du pape François. Je parle de la religion catholique que je connais certainement un peu mieux, mais je présume que c’est le cas des autres cultes, et pourtant lorsque le pape François par exemple ou d’autres représentants des cultes s’expriment sur ces sujets, une certaine conception de la laïcité se fait plutôt critique au sens négatif du terme. Ce n’est pas une sphère qui devrait être celle des religions. Souvent, on parle du pape François comme étant un pape très politique – on a dit la même chose d’autres responsables de l’Église, je crois, d’ailleurs, il y a quelque temps –, donc j’aimerais bien avoir le point de vue à la fois des représentants des cultes, mais également du Grand Orient, en tous cas aujourd’hui pas en cette qualité, mais de l’ancien Grand Maître du Grand Orient sur le message politique des religions dans une société laïque, dans une société laïciste.

Monsieur Jean-Guy TALAMONI :

Bon, ça, c’est un tout un programme ! Alors, le Cardinal…

Monsieur François BUSTILLO :

Merci beaucoup. Oui, en effet, je pense que la mission de l’homme d’Église n’est pas de rentrer directement dans la gestion des affaires de l’État ou dans les affaires politiques ordinaires. Par contre, là où, à mon avis, on confond, c’est qu’un évêque, le pape et l’homme d’Église ne peuvent pas être indifférents à la vie de la société. Après, il y a la forme, il y a l’opportunité, le moment de le faire, mais si on voit certaines choses, on se prononce. Notre prononciation, notre manière de dire les choses n’est pas dogmatique ni politique au sens propre. Je ne vais pas dire à quelqu’un « il faut que tu fasses comme ça, moi je suis un évêque, tu dois ». Non, mais il est juste et responsable dans une société comme la nôtre de contribuer avec sa pensée et sa responsabilité au bien commun de tous les citoyens. Je ne suis pas compétent dans le domaine économique, je ne suis pas compétent dans d’autres domaines, mais quand je vois certaines situations, moi je vais apporter ma pensée, ma vision. Mais le but, ce n’est pas de polluer les débats, mais, si possible, d’apporter une sérénité et une profondeur au débat. Après, je sais qu’il est toujours compliqué de s’exprimer parce que si on ne dit rien, on dit : « Tiens, il pense à ses mémés et à ses grenouilles de bénitier et c’est bon ». Si on agit, on dit : « Il est trop politique ». Alors au milieu la vertu disait Aristote. Je pense qu’il est légitime de s’exprimer sur des affaires qui concernent la vie sociale, si le but n’est pas de prendre la place du politique, mais de contribuer avec lui avec une pensée, une réflexion à une amélioration d’une situation.

Monsieur Jean-Guy TALAMONI :

Merci, c’était très clair. Alors Philippe Guglielmi…

 

Monsieur Philippe GUGLIELMI :

Alors, vous savez, chez les francs-maçons, au Grand Orient, il y a une chose qui est importante c’est la liberté absolue de conscience. On est toujours sur le même thème, dans lequel on peut mettre la liberté de croire ou de ne pas croire et donc le respect de la foi pour ceux qui en partagent une. Donc, dans cette expression, je serais mal placé pour faire des reproches si les représentants des religions s’exprimaient dans le monde public alors que le Grand Orient n’arrête pas de le faire. Je dirais même qu’il est plus facile de nous critiquer : alors oui, les francs-maçons, ils mènent tout, ils sont derrière tout, etc. Je vous dirais même qu’il y a un débat à l’intérieur de l’obédience : « Le Grand Maître s’est exprimé, mais il a parlé en notre nom, mais de quel droit ? ». Oui, il a le droit de parler en notre nom parce qu’il est élu, c’est tout. Mais ça ne veut pas dire qu’il doit intervenir dans l’espace public, de manière agressive, si un représentant de religion s’est exprimé et je rejoins ce que disait notre ami Jean-Paul Luciani tout à l’heure. Si on insultait un ecclésiastique, en particulier Son Éminence François Bustillo, je serais le premier à le défendre s’il en avait besoin, je crois qu’il n’a pas besoin qu’on le défende, mais je serais le premier parce que ce n’est pas comme ça qu’on doit procéder bien évidemment. Donc je ne peux pas critiquer l’expression de tel ou tel si elle se fait de manière courtoise, sur le fondement de l’idée avec la recherche du sens, etc. Sur un autre sujet, tout à l’heure, le Cardinal parlait de l’être, le problème des hommes et des femmes dans notre société c’est que souvent le paraître prend plus d’importance que l’être et là, je vais faire plaisir à Monseigneur Bustillo en citant saint François d’Assises qui disait : « C’est en s’oubliant que l’on se trouve ». Je crois qu’il faut qu’on s’oublie un peu parfois pour regarder le monde qui nous entoure, les hommes et les femmes.

Monsieur Jean-Guy TALAMONI :

Merci, Philippe Guglielmi. Alors, M. le Recteur, sur le même sujet…

 

Page 8

Monsieur Chems-Eddine HAFIZ :

Alors, bien évidemment, je fais miennes les idées qui ont été développées à la fois par le Cardinal et puis par Philippe Guglielmi, mais moi j’aimerais aller un peu à contre-courant parce que, dans le monde musulman, effectivement, ce n’est pas notre objectif de nous exprimer sur les questions de l’État, sur les questions de société. Moi je suis Recteur de la Grande Mosquée de Paris, mon rôle est de faire en sorte que, lorsque le croyant musulman vient à la mosquée, il trouve un lieu digne qui lui permette d’adorer son Créateur dans de bonnes conditions sans poser de problème aux voisins ni à lui-même. Mais je voudrais dire que depuis maintenant une vingtaine d’années, vous pouvez allumer la télévision, vous pouvez aller dans un certain nombre de librairies, tout le monde est devenu théologien, tout le monde est devenu imam. Vous avez des candidats à la présidence de la République qui se sont érigés muftis de la République : ils ont asséné leurs propres vérités en disant que l’Islam n’est pas compatible avec la religion, « moi je vous cite, tel verset, tel verset », enfin des choses inimaginables… Donc il a fallu réagir. Et c’est pour cela que nous nous sommes retrouvés dans le débat public, un peu contraints et forcés parce qu’un certain nombre de personnes, de personnalités politiques qui avaient des desseins d’ordre électoraliste se sont érigées en grands muftis de la République et j’ai trouvé ça insupportable, tout simplement parce qu’on parcourt un livre comme le Coran et on se dit grand interprétateur des versets coraniques : « Le Coran est antisémite », « Le Coran est anti-occident », « le Coran, c’est un code civil, il impose ses règles », « Vous ne pouvez pas vivre avec les musulmans », etc. Ça a été la litanie pendant de nombreuses années dans les débats publics, ça a été des programmes politiques qui étaient axés sur « L’Islam n’est pas compatible avec la République » alors que tous les sondages montrent que lorsque les Français sont questionnés, la question de l’Islam arrive au point 10 ou au point 20. Ce sont d’autres problèmes qui passent avant.

Donc il a fallu réagir, il a fallu s’exprimer. Lorsque Michel Houellebecq fait des déclarations en disant que les musulmans sont tous des voleurs, vous ne voulez pas qu’on réagisse ? Moi, quand je suis intervenu, quand je me suis exprimé sur les propos de Michel Houellebecq, certains grands penseurs ont déclaré « Tiens, le Recteur de la Grande Mosquée de Paris veut bâillonner la liberté d’expression ». Récemment encore, lorsque Philippe Val déclarait de manière extrêmement agressive que l’Islam et les musulmans ne devaient pas rester en France, lorsqu’un candidat à la présidence de la République a demandé à ce que les cinq millions, les six millions de musulmans soient éloignés de la France, comment vous voulez réagir ? Ce n’est pas nous qui avons été dans le débat public et qui avons voulu violer la laïcité, ce sont les hommes politiques qui étaient avides de pouvoir et voulaient absolument aller titiller la sensibilité des Français sur ces questions. Eh bien, il a fallu qu’on réagisse. Des fois, il a fallu qu’on réagisse violemment parce que la violence des propos… Après le 7 octobre, il y a un avocat connu à Paris qui a déclaré que les six millions de musulmans étaient tous des ouvriers et qu’ils avaient donc accès à des armes pour pouvoir tuer les juifs. Comment vous voulez réagir à de tels propos ? C’est affligeant, la façon dont on a traité l’Islam et les musulmans et dont ils sont traités aujourd’hui depuis maintenant une quinzaine d’années, où on essaye de montrer que le musulman n’est pas un citoyen comme les autres. Eh bien il a fallu réagir et moi je suis preneur pour que je ne m’exprime plus de tout publiquement. Mais en même temps, il faut que les gardiens de la laïcité puissent, à un moment donné, siffler la fin du match. Puisque Son Éminence disait qu’il avait participé à l’ouverture de matchs de volleyball, moi je dis qu’à un moment donné l’arbitre, l’État, doit demander la fin du match. Aujourd’hui c’est une liberté totale : vous prenez des chaînes de télévision qui du matin jusqu’au soir passent leur temps à vomir sur les musulmans. Imaginez un gamin de 12 ans qui n’a aucun autre pays que la France, qui n’est pas né ailleurs, qui se sent français, quand il entend de telles déclarations sur sa propre communauté, qu’en est-il de sa citoyenneté ?

Monsieur Jean-Guy TALAMONI :

Merci beaucoup M. le Recteur, pour cette émotion, pas seulement pour ces explications et cette prise de position, mais pour cette émotion aussi. Alors, il y avait, je crois, une autre question…

Intervenante en salle (Denisa Craciún) :

Vous avez parlé de littérature, j’aimerais bien savoir, parce que j’ai eu beaucoup de plaisir à vous écouter, j’aimerais savoir quel est l’écrivain ou le poète qui a influencé votre façon de penser, votre façon d’être. Je suis bien curieuse…

Monsieur Jean-Guy TALAMONI :

Très bonne question. C’est une question qui appelle une réponse. M. le Cardinal ?

Monsieur François BUSTILLO :

Évidemment la Bible, ça a marqué l’Histoire, mais après j’aime beaucoup de philosophes qui m’ont toujours accompagné, Dostoïevski aussi…

Monsieur Jean-Guy TALAMONI :

Philippe Guglielmi ?

Monsieur Philippe GUGLIELMI :

Alors en ce qui me concerne, je voudrais vous rassurer, ce ne sont pas les constitutions Anderson de 1723 qui m’ont inspiré. Beaucoup d’ouvrages m’ont inspiré. Par contre, je me suis beaucoup intéressé à un moment donné à Silvio Pellico qui était un écrivain italien important dans la constitution de l’État italien, dont les écrits lui ont d’ailleurs valu d’être interné, condamné aux travaux forcés à la fois à la prison de Spielberg – par les Autrichiens à l’époque. Donc voilà, c’était plutôt de ce côté-là que, au départ, je me suis intéressé à la culture méditerranéenne et bien sûr, toujours à la Corse, je vous le dis tout de suite ! Plus récemment, parce ça m’était assez facile, c’était mon ami qui a été cité tout à l’heure, Rinatu Coti dont Vincent Stagnara disait – il disait ça il y a 30 ans déjà – qu’il avait l’œuvre littéraire la plus importante en français et en corse de l’Après-Guerre. Et c’est vrai, il a écrit énormément d’ouvrage Rinatu Coti, ça a été l’un des acteurs du Riacquistu que moi j’ai connu dans un mouvement où j’étais. La réappropriation du patrimoine intellectuel, philosophique et initiatique et la révision aussi de l’Histoire, dont je parle avec Son Éminence, c’est dans ce cadre-là. Voilà, je ne vais pas arrêter si je continue à vous parler de Rinatu Coti.

Monsieur Jean-Guy Talamoni :

Le Recteur, alors, un poète, un écrivain, un romancier ?

Monsieur Chems-Eddine HAFIZ :

Alors moi, personnellement, je parlerai de Nour Malowé à qui on a décerné le prix littéraire de cette troisième édition pour son roman « Le printemps reviendra ». C’est un livre vraiment captivant sur le statut des femmes en Afghanistan et je trouve, comme je le disais tout à l’heure, que la femme est un curseur. Moi j’ai repris une expression d’Aragon : pour moi, la femme c’est l’avenir de l’Islam. Je crois que notre religion pourra devenir une religion égale à celles des deux autres grandes religions du Livre, le judaïsme et le christianisme, lorsque le statut de la femme sera considéré comme l’égal de celui de l’homme. Je terminerai par un verset coranique qui dit que l’homme et la femme sont des âmes et que devant leur Créateur ils sont égaux. Malheureusement, le système patriarcal est passé par là et à la mort du prophète de l’Islam, Muhammad, Sallallahu alayhi wa sallam, le système patriarcal a enfermé la femme et je crois que pendant 14 siècles, elle est restée encore enfermée et c’est à nous aujourd’hui, ici, en France de montrer que la femme est l’égale de l’homme, qu’il y a une égalité hommes-femmes totale et, aujourd’hui, c’est mon combat quotidien. Donc je vous invite vraiment à lire ce livre extraordinaire sur le statut des femmes.

Monsieur Jean-Guy TALAMONI :

Merci, merci beaucoup. Alors, je crois qu’on ne pouvait pas rêver de meilleure conclusion que cet échange sur la littérature, la littérature que le pape François a évoquée dans un texte récent, et c’est indiscutable : la littérature forme à la sensibilité, à la complexité, à l’humanité, et je pense que c’est une satisfaction pour un certain nombre d’entre nous de conclure ce débat en évoquant ce beau sujet. Alors, il nous reste, avec Sébastien, avec les autres organisateurs du colloque à remercier, notamment les doctorants et les ingénieurs qui rendent possible tout cela y compris sur le plan technique, ce n’est pas toujours facile. Nous remercions aussi, bien entendu, toutes celles et ceux qui nous ont fait l’amitié et le plaisir de venir échanger ou assister à ces échanges. Enfin, nous remercions chaleureusement M. le Recteur, Philippe Guglielmi et M. le Cardinal. Vi ringraziemu assai assai, je traduis pour M. le Recteur parce que les autres ont compris, y compris bien sûr notre Cardinal qui connaît à présent parfaitement la langue corse. Je viens de dire, M. le Recteur, que nous vous remercions beaucoup. Voilà : vi ringraziemu à tutti.

Alors, à 13h30, le colloque se poursuit. Merci.

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