Fonctions esthétiques et sociales de la chanson

L’analyse de ces deux chansons permet d’identifier différentes fonctions, esthétiques et sociales que je vais à présent développer.

Déploration et lamentation

On relève dans le texte des chansons des exemples significatifs :

Français

Arabe phonétique

Oh mon œil pleure avec beaucoup de larmes

Ya A’yn Nuh’i Bi-eddumu’ ikhiya

Notre leader est mort

A’la Za’imanā Farhāt Rāḥ’ Rziya

Pleure et lamente toi

ebki w nawah’

On n’entend que les pleurs/ lamentation

Mā Tesma’ Ken et-Taghrīd

L’utilisation de répétitions dans les lamentations revêt une importance capitale, car elle crée une familiarité avec le deuil, facilitant ainsi son acceptation et sa compréhension. La répétition de phrases, de mots ou d’images permet d’intégrer leur signification en profondeur, de les imprimer dans notre compréhension émotionnelle de la situation. Cette approche peut également nous aider à faire la paix avec notre perte et à l’accepter plus facilement.

Dans les deux chansons, on remarque une insistance sur l’appel aux pleurs qui incite les auditeurs à pleurer et à se lamenter pour exprimer leur douleur et leur chagrin en utilisant des termes comme : Ebkī, nūhi Bi-eddumu’, et-Taghrīd. Mélodiquement, on peut également observer une focalisation sur la répartition des parties chantées, surtout dans la première chanson, en répétant l’isikhbar et le mawal trois fois. Ces répétitions en début de chaque partie permettent d’engendrer un processus mélodico-rythmique qui met en évidence la volonté du compositeur à se lamenter par la zokra et le chant. Ainsi, il donne une nouvelle fonction à l’instrument mélodique, la zokra : un outil de lamentation. Cette improvisation ad libitum répétée, de la zokra et du chanteur, renforce l’aspect mélancolique de la première chanson, suscite une réponse émotionnelle chez les auditeurs et crée une atmosphère distinctive susceptible de les émouvoir profondément.

On constate donc une fonction de la déploration et de la lamentation, utilisée pour créer une connexion émotionnelle avec les auditeurs, en leur permettant de partager les sentiments du compositeur et de se sentir impliqués dans la situation décrite dans les chansons.

Supplication envers Dieu

Une des règles de l’Islam est le consentement à la volonté de Dieu. Dans la deuxièmechanson, le poète insiste essentiellement sur l’acceptation du sort et du destin de Hached en rappelant plusieurs fois « Notre seigneur a décidé ».

Français

Arabe phonétique

Il a donné son jugement

Hkom qaddar

Ils ont tué Hached

Qatlu Hashad

On ne discute pas du destin

l-qudrah ma feehaash ‘inaad

Un nouveau jugement divin est arrivé

Ja hukm ejdid

La terre l’a appelé

Torba nadatu

Son heure est venue et sa vie était courte

Wafa’ ajlu l-‘umr eqsaar

Le sentiment d’impuissance contre ce sort a poussé le poète à s’adresser à Dieu en le priant pour venger la mort de Farhat Hached. Il le supplie d’infliger les châtiments les plus sévères contre ces assassins, pour qu’ils brûlent et qu’ils soient torturés. Cela met en évidence le fort sentiment d’impuissance et de colère qui a pu être ressenti à cette époque.

Dans les deux chansons, le poète a emprunté plusieurs termes du lexique religieux musulman pour désigner les assassins de Hached et les décrire, comme :

Français

Arabe phonétique

Corrompus 

Ness Fossed 

Peuple des Romains

Qum Errwama 

Gredins 

el-awghad 

Mécréants 

el-koffar 

Licencieux 

el-foojar 

Des mécréants-chrétiens

kofra ness nasranya 

Dans la culture populaire, d’après l’ensemble des personnes interrogées, tous ceux qui n’étaient pas musulmans étaient considérés comme mécréants, alors que dans l’Islam, les chrétiens et les juifs sont considérés comme « gens du Livre » ou « ahl al-kitâb ». Le poète, en utilisant un vocabulaire religieux, insiste sur l’aspect religieux du crime et considère la mort de Hached comme un acte de martyre pour Dieu. Devant un sentiment d’impuissance contre ce drame, le poète s’agrippe à dieu et le prit pour qu’il les punisse et leurs inflige les plus durs des châtiments.

Incitation à la résistance et à la rébellion

Dans le premier couplet de la deuxième chanson, Whichi chante :

Français

Arabe phonétique

Les truands

qum el azfet

Ils veulent que le peuple vive en esclaves

yh’ebbu el-umma ta’ish a’bid    

Et la nation est réveillée

w el-umma h’yet

Nous voulons vivre libres (des maîtres)

nh’ebbu lkolna na’ishu syad

Affrontons les gredins

nsoddu lawghad

Refusons la tyrannie

ma nh’bboush el-istebdad

On remarque l’utilisation dans la première chanson d’un mot emprunté à l’arabe standard, الاستبداد (al-Istebded), qui signifie « tyrannie ». Ce mot a été intégré dans le lexique dialectal tunisien grâce aux discours des dirigeants du mouvement de résistance nationale de l’époque, qui nourrissaient leur langage de termes de l’arabe littéraire.

Tandis que la première chanson se présentait plutôt comme une documentation de faits historiques et de chants de lamentation, la deuxième chanson adopte un ton plus révolté et militant, insistant sur la nécessité de la rébellion et de l’affrontement pour refuser l’esclavage du colonisateur. Le poète exprime la volonté de tout le peuple tunisien (en utilisant le pronom « nous » à la première personne du pluriel) de se libérer de l’oppression coloniale et affirme que la nation est prête à se battre pour une vie meilleure, marquée par la dignité et l’égalité. Le couplet se conclut sur un appel à l’insurrection, mettant ainsi en évidence la détermination du peuple tunisien à se libérer de l’oppression coloniale.

La documentation historique alternative

Pour témoigner et documenter des faits historiques, en retraçant avec des détails précis l’assassinat de Farhat Hached, mentionnant les tueurs et évoquant l’annonce de sa mort à la radio avec l’heure et le jour, ainsi que l’enterrement, dans le but de les imprimer dans la mémoire collective.

Son corps a été transporté jusqu’à l’archipel Kerkennah par frégate, tandis que sa famille a pris le chemin terrestre dans une simple voiture personnelle. Le 6 décembre 1952, seuls les proches de la famille ont été autorisés à assister à l’enterrement, ils l’ont enterré près de la maison familiale, en refusant de l’enterrer au cimetière du village d’El-A’abbassia selon la volonté du Cheikh de Kerkennah (représentant du bey).

Français

Arabe phonétique

Enveloppé du drapeau de la Tunisie

Ala a’lam Tūnis ki Ṣbaḥ‘ Mlawah’

Son enterrement était au centre d’El-Abbassia

Jet dafntu fi khiyar al-‘Abbasia

Dans les deux chansons, on remarque deux versions différentes de l’horaire de l’assassinat de Hached. Dans la première chanson, la version des faits indique que Hached a quitté sa maison à midi et que la nouvelle de son assassinat a été entendue l’après-midi

Français

Arabe phonétique

Ils ont dit (à la radio) qu’il était sorti de sa maison à midi

Qalou ah khraj nosf ennhar men dara

Après avoir salué tous ses enfants

Men baa’d ma wadda’ jemia’ sghara

On a reçu l’info sur son assassinat l’après-midi

Jana el khebar a’lih dhyega a’chia

La deuxième chanson dit qu’ils ont reçu la nouvelle de sa mort un vendredi à midi :

Français

Arabe phonétique

La nouvelle de son décès est arrivée

Ja khbar emmatah   

Un vendredi à midi

nhar joma’a fi nosf ennhar

Il est possible que midi soit l’heure qui a le plus marqué les esprits ou qui soit restée ancrée dans les mémoires, que ce soit comme heure de l’exécution ou de la réception de la nouvelle de l’assassinat de Hached. Bien que la version officielle indique que Hached a quitté sa maison à 7 heures du matin et a été assassiné vers 7 heures et demie, la chanson présente une heure différente. Lorsqu’il a été interrogé sur cette différence entre la version officielle et celle citée par le poète Rabeh Ezzeddine, Saaid Jaber a insisté sur l’exactitude des informations évoquées par le poète.

En effet, Farhat Hached avait reçu des menaces de mort et, après le dépôt d’une bombe devant sa maison, avait demandé à sa femme de partir chez ses oncles à la ville de Sousse. Cependant, sa femme avait refusé et avait insisté pour rester, ce qui lui a permis de voir son mari pour la dernière fois ce matin-là.

Dans un autre contexte, la chanson a joué un rôle important dans l’archipel dans les années 80. La demande de la chanson dans les mariages de Kerkennah représentait un acte de provocation et de protestation contre le gouvernement de Bourguiba, qui avait opprimé et emprisonné de nombreux syndicalistes. Lors de la grève générale décrétée par l’UGTT le 26 janvier 1978, le sang tunisien a coulé à flots, surtout à Tunis, par les armes tunisiennes, et l’état d’urgence a été décrété. Cette journée est désormais appelée le « jeudi noir ».

Enfin, les chansons peuvent également être considérées comme une forme de documentation historique alternative. Elles permettent de conserver la mémoire collective de l’événement, offrant une perspective unique sur l’histoire et la culture de la région. Ces chansons peuvent également être utilisées pour transmettre des messages de résistance et de rébellion, encourageant les auditeurs à lutter contre l’oppression et à défendre leurs droits.

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