Le ‘Napoléon’ d’Abel Gance, un célèbre inconnu

« Il ne s’agit pas ici de morale, ni de politique, mais d’art. »

Abel Gance

Quels films de la période muette ont-ils fait l’objet de commentaires et de polémiques aussi durables que Napoléon vu par Abel Gance’ (1927) ? Birth of a Nation’ de Griffith, peut-être, et pour de toutes autres raisons. Célèbre donc le film de Gance ? Cependant, à propos du chef d’œuvre reconstruit et restauré sous la direction de Georges Mourier, Frédéric Bonnaud nous promet « un film plutôt que sa légende » (voir Napoléon vu par Abel Gance’, La Table ronde/Cinémathèque française, 2024, p.40). Autant dire, un film différent de celui que nous avions en mémoire.

Un quart de siècle après la mémorable restauration de Kevin Brownlow, et au terme de quinze années d’une aventure collective sans précédent dans l’histoire de la Cinémathèque française, le public de 2024 est invité à venir juger sur pièce un film que nul n’a jamais vu depuis 1927 : la « Grande version » (dite aussi version Apollo) d’une durée de 7 heures et dotée d’un accompagnement musical inédit du au talent de Simon Cloquet-Laffolye et des musiciens des orchestres de Radio France.

 

Première restauration entièrement numérique

Pour autant, ce n’est pas tant dans la durée nouvelle du film, ni dans sa construction et son rythme externes qu’il convient, nous semble-t-il, de rechercher prioritairement l’intérêt de ce Napoléon’. Ces données-là nous étaient pour partie déjà connues et les restaurations successives de Kevin Brownlow et Bambi Ballard leur avaient déjà rendu justice. Mais en partie seulement. Ainsi, la cadence de projection de la nouvelle restauration a été intégralement rétablie à 18 images/seconde, ce qui n’était auparavant le cas que pour les épisodes de Brienne. Le film y trouve une fluidité nouvelle. On découvrira par exemple l’effet produit sur le public par le chant de La Marseillaise enfin synchronisé avec les lèvres des acteurs.

En outre, si les quatre-vingt-dix minutes supplémentaires de la nouvelle restauration ne présentent qu’à la marge la découverte de séquences inédites, elles n’en existent pas moins, à commencer par les fortes images de guerre civile inaugurant le Siège de Toulon qui clôt la première partie du film, exigeant un minutieux travail de reconstruction.

La restauration s’efforce également de respecter la dimension expérimentale qu’Abel Gance a voulu donner à son œuvre et qui transparaît dans maintes séquences emblématiques : Brienne, La Marseillaise aux Cordeliers, La double tempête, Les Ombres de la Convention, le célèbre triple écran du départ de l’Armée d’Italie…

Première restauration entièrement numérique, respectant l’intégrité du montage voulu par son auteur, la nouvelle version s’est enfin efforcée de résoudre de nombreuses difficultés insolubles avec les seules techniques argentiques : charte colorimétrique, cadre de projection, restitution authentique des teintes d’origine, etc.

Combiner ensemble tous ces éléments suffit déjà à proposer au public un film différent de celui qu’il peut avoir en mémoire.

Sublime symphonie visuelle

Mais de quoi nait l’émotion cinématographique, autrement dit la poésie de l’écran ? Ce qu’offre à voir la « Grande version » de Napoléon’ entraine le spectateur bien au-delà de l’anecdote narrative et le plonge dans le mystère de ce que Gance appelait sa « musique de lumière », et son ami Epstein « l’idée d’entre les images ».

Dans ses grandes œuvres de la période précédente, comme J’accuse !’ ou La Roue’, Gance travaille ses thèmes et ses motifs sous forme d’à-plats, les juxtaposant plus qu’il ne les combine. Avec Napoléon’, et singulièrement dans la version « Apollo », pleinement maître de son art, il atteint une nouvelle dimension, d’une virtuosité étourdissante. Rien n’échappe à Gance et rien ne lui indiffère. Jusqu’à la dernière minute, il rectifie le montage de tel passage.

Conçu comme une gigantesque symphonie visuelle, Napoléon’ expose, juxtapose, combine et tisse ensemble thèmes et instruments que sont ses opérateurs, ses acteurs, ses figurants, ses paysages et ses décors, jusqu’à ses cartons de sous-titres, ici rétablis ou recréés grâce au modèle de la copie nitrate que la Cinémathèque de Corse a bien voulu mettre à notre disposition.

La même science, le même génie combinatoire sont appliqués aux caractères et aux sentiments, qu’il s’agisse des figures historiques traitées ici avec une magnifique liberté – Napoléon et Joséphine, bien sûr, mais tout autant Paoli, Marat, Robespierre, Danton ou Saint-Just – ou des personnages fictifs qui les contrepointent, au premier rang desquels Tristan Fleury et sa fille Violine, sans oublier la grande et admirable armée des figurants…

Aucune séquence de Napoléon’ qui ne soit tissée de drame et de comédie mêlés, d’un sens du rythme – d’une musique donc – qui projette le spectateur hors du temps diégétique de l’action dans une sublime symphonie visuelle que la nouvelle partition de Simon Cloquet-Laffolye réhausse encore. L’épisode corse et celui du siège de Toulon, véritables films dans le film, rétablis ici dans l’intégrité de leur valeur cinématographique, sont emblématiques du travail accompli sur la restauration de la « Grande version ».

Paroxysmes ou apothéoses, les triptyques valurent au film son triomphe à l’Opéra de Paris, mais seul le second, celui de l’Armée d’Italie, a survécu, celui de la double tempête ne subsistant plus que dans sa version mono-écran. Tel un retable renaissant, le déploiement sur le triple écran d’une dramaturgie symboliste mêlant l’horizontal – la conquête de l’Italie – et le vertical – les multiples surimpressions des figures de Bonaparte, de Joséphine, de l’Aigle pas encore impérial, du globe terrestre et des ‘mendiants de la Gloire’ – constitue l’épilogue obligé de cette « Grande version ».

Comme l’écrivit Gance, c’est bien d’art dont il est ici question.

Dans la « proclamation » qu’il adressait le 4 juin 1924 à tous ses collaborateurs présents et futurs, Abel Gance concluait : « Au public de nous dire aujourd’hui si le but a été atteint ». Nous ne saurions mieux dire !

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