- La création du FLNC en 1976, l’affirmation d’un modèle algérien?
Afin de cerner les contours du processus d’identification de la situation corse à la situation algérienne, je présenterai d’abord des textes écrits à la fin des années 1990, au début des années 2000. Trois livres attirent l’attention. Il s’agit d’Indépendantiste corse. Mémoires d’un franc-tireur[20], un récit autobiographique de Pantaléon Alessandri, de Journal de bord d’un nationaliste corse[21], une reconstruction a posteriori des années d’expérience d’un autre militant, Pierrot Poggioli et enfin d’Intra muros[22], un recueil de textes publié dans le journal U Ribombu, rédigés en prison par Jean-Michel Rossi. Les trois auteurs sont des militants indépendantistes. Ils ont participé à la première génération qui anima le FLNC à partir de 1976. Chacun est entré en conflit à une date différente et pour des raisons différentes avec la direction ou une partie de la direction de l’organisation politico-militaire au sein de laquelle il a occupé des responsabilités. De façon concordante, ils énoncent trois variantes d’un même récit. Ils ont été étudiants à l’Université de Nice. Ils y ont milité dans des organisations nationalistes. Ils témoignent avoir lu alors les livres d’un certain Yves Courrière sur la Guerre d’Algérie. Cette lecture semble les avoir particulièrement marqués. Par exemple pour Pantaléon Alessandri: « J’avais tout lu sur la guerre d’Algérie et particulièrement les quatre volumes que lui avait consacré Yves Courrière. Aujourd’hui encore, j’en connais certains épisodes par cœur »[23].
Pour Pierrot Poggioli: « Le sigle FLN me semble sujet à polémique. Certes de 1973 à 1974, le livre le plus lu par les étudiants de Nice était La Guerre d’Algérie d’Yves Courriere[24], mais les relations de la Corse avec l’Algérie sont trop charnelles du fait de l’implication de nombreuses familles corses dans le drame algérien »[25].
Il ne s’agit pas d’une lecture anodine. La série de livres apparaît comme l’ouverture sur un univers de références communes pour ses lecteurs. Constatant l’insistance sur cette référence, j’ai alors lu les ouvrages d’Y. Courrière. Si l’œuvre commence à être publiée en 1967, il semble que ce sont les quatre épais livres de poche édités en 1974 qui soient la porte virtuelle vers l’indépendance politique que les étudiants lisaient tandis que d’autres étudiants de la même génération découvraient Le seigneur des anneaux afin d’échapper par une autre voie à la grisaille de la société de consommation qu’analysait Jean Baudrillard. J’ai aussi consulté des exemplaires d’une série de 112 magazines illustrés, Historia magazine, la guerre d’Algérie, mise en vente dans cette période. Rédigeant alors une thèse de doctorat sur les graffitis bombés en Corse depuis l’apparition de la bombe de peinture, mon but était d’identifier la place que la pose de graffiti occupait dans le conflit décrit. Je découvrais dans quelle mesure la Guerre d’Algérie avait été une guerre de graffitis. Il ressortait de l’analyse que pour les habitants de la Corse des années 1970 différentes expériences de la Guerre d’Algérie cohabitaient et donnaient des graffitis divers. Les principales étaient les personnes ayant foulé le sol algérien parmi lesquelles les rapatriés au nombre de 17 000 dont une proportion non négligeable avait des attaches familiales en Corse. On trouvait aussi, sans exhaustivité possible, les appelés du contingent, les militaires d’active, les harkis, les travailleurs immigrés d’origine algérienne, des activistes de l’OAS.
Il apparaissait une énigme. Les fondateurs du FLNC en 1976 construisent le nom de leur organisation de façon explicite pour tout le monde en relation avec la Guerre d’Algérie. Ils affirment ainsi on ne peut plus clairement qu’ils forment un FLN à la mode de la Corse. Le paradoxe est que nombre d’entre eux pour une question liée à l’âge n’ont jamais mis les pieds en Algérie. Ils n’ont donc pas une expérience directe de la Guerre d’Algérie. Ce qu’ils partagent, comme cadre de références, c’est le livre d’Yves Courrière.
Donc, au début des années 1970, des étudiants savent que de 1945 à 1954, des Indochinois ont connu un conflit qui a débouché en neuf ans à l’indépendance. Ils savent que de 1954 à 1962, des Algériens ont connu un conflit qui a débouché en huit ans sur l’indépendance. Comme on peut se transmettre un manuel de maniement d’explosif, ils se transmettent les livres d’Yves Courrière. Le but manifeste est de connaître un conflit qui débouchera rapidement (9, 8, 7, pourquoi pas 6 ans?) sur l’indépendance. Un médecin autonomiste, Max Simeoni, pour contester cette méthode comparative utilisa en ce temps l’image de la panacée dans un article de l’hebdomadaire Arritti. Mais, la référence à l’Algérie est-elle apparue avec la naissance du FLN corse?
- 1964. L’UNEC prend congé des partis politiques
En Mai 1958, la question qui se pose, pour beaucoup, en Corse, est de savoir si on va ou non rejoindre le camp des putschistes d’Alger. Lors d’une journée d’étude consacrée à l’Université de Corse à ces événements en 2018[26] à laquelle j’ai assisté, Jean Baggioni, un témoin d’alors qui allait ensuite diriger l’exécutif de la Collectivité de Corse expliquait avec quel enthousiasme lié à sa jeunesse, à ses idées de droite, il accueillit et accompagna dans une modeste part la prise de pouvoir dans l’île par des parachutistes en rébellion contre le pouvoir républicain.
En 1964, la jeunesse corse s’exprime d’une manière diamétralement opposée. Reprenons le journal Demain la Corse-Revue d’action régionale touristique, économique culturelle[27] daté de mai. Il ne s’agit pas des journaux L’union corse-l’avenir analysés par Francis Pomponi[28] dans Le Mémorial des Corses pour décrire ces années marquées par la montée de l’expression des idées régionalistes. Notons au passage que le titre du paragraphe du Mémorial choisit l’année 1966 comme césure. On peut rejeter cette interprétation puisque c’est deux ans auparavant que l’UNEC, le syndicat étudiant corse, se pose de façon explicite en contestataire par rapport à la « colonisation » que subit la Corse. Dans un communiqué, on lit en titre que le syndicat « se met en congé des partis politiques ». En illustration, est placée une photographie noir et blanc du président du syndicat, Dominique Alfonsi. Dans le court texte on lit entre autre: « Réclament l’application à la Corse d’un statut spécial adapté à sa personnalité propre et à ses réalités géographiques, économiques, ethniques, historiques ». Puis « s’indignent devant la politique de colonisation pratiquée actuellement dans l’île, au profit d’intérêts étrangers, au détriment des insulaires écartés du patrimoine ».
La mise en page du magazine attire ici notre attention. La page suivante, simultanément visible au communiqué de l’UNEC, représente une photographie de la croix du souvenir de Ponte Novu. L’image est accompagnée d’extraits de poèmes liés au combat. En cette période gaullienne, dix ans avant que Ghjustizia paolina et le FPCL se présentent comme « les héritiers de Pascal Paoli »[29], cinq ans avant le bicentenaire de 1769, alors que c’est trente ans plus tard qu’apparaît le syndicat étudiant Ghjuventu paolina, on pouvait comprendre par sous-entendu: dans la continuité du combat de Ponte Novu dont ils se souviennent, en précurseurs des mobilisations et organisations futures, les étudiants corses communiquent.
Dans un numéro publié aussi en ce début 1964[30], on retrouve le même procédé de communication d’un message politique par la mise en page : une prise de position du président du syndicat étudiant sur la politique de l’Etat en Corse dans la Vallée du Niolu, est accompagné d’un texte sur les martyrs du Niolu de 1774. Ainsi par connotations dans le climat de l’immédiate fin de la Guerre d’Algérie des étudiants corses dénonçaient la « colonisation » qu’ils observaient dans l’île. Ils accompagnaient leur discours d’évocations culturelles qui sentaient la poudre: la bataille de Ponte Novu ou l’insurrection de 1774. Comme cela a pu être observé quatre ans plus tard pour Mai 68[31], le modèle algérien était ici de l’ordre du sous-entendu ou du non-dit, pour le moment.
Occultée car interprétée de façon réductrice par l’équipe des rédacteurs du Mémorial des Corses et différente de l’action de ses successeurs de la CSC qui n’ont cessé de se présenter depuis des décennies dans les médias ou dans des autobiographies comme « les jeunes », la prise de conscience anticolonialiste de l’UNEC apparaît aujourd’hui comme une étape fondamentale dans l’histoire politique de la Corse.
En 1971 est publié Main basse sur une île[32], dont une communication du colloque présente les caractéristiques. Notons rapidement que la colonisation y est présentée dès la première page comme « le fait majeur de l’histoire de l’île »[33]. Aussi, le titre même du deuxième chapitre est « une colonie à part entière »[34]. Dans la voie corse au socialisme qui est proposée, la politique incarnée par le socialiste Robert Lacoste en Algérie est rejetée[35] en bloc. En avril 1976, un mois avant l’apparition du FLNC, un numéro des Temps modernes joint à cinq articles consacrés à la Corse, la reproduction de textes qui jouèrent alors un rôle de balises. En 1973, dans A chjama di u Castellare[36], on lit dans un texte qui appelle à la décolonisation : « l’heure est venue d’en finir avec deux siècles de colonialisme ». La même année, dans son discours de Beyrouth, à propos des « boues rouges », José Stromboni lance « la Corse est une poubelle parce qu’une colonie »[37]. Rappelons que durant cette année 1973, les revendications des étudiants nationalistes réunis à Nice dans le syndicat la CSC portent sur le « droit à la décolonisation »[38] de l’île.
Dans ce même numéro des Temps modernes[39], où le philosophe José Gil[40] critique « la colonisation qui a entamé, sinon brisé des structures fondamentales de la société corse », dans l’article « A l’écoute de la Corse », on peut lire « ces réactions me rappellent le temps où l’on s’indignait que l’Algérie qui n’était pas une colonie, mais trois départements français, ait une telle ingratitude ». Donc, la référence algérienne pour justifier une prise de position politique contre les autorités en Corse est née avant le FLNC.
[20] Alessandri Pantaléon, Indépendantiste corse. Mémoires d’un franc-tireur, Paris, Calmann Levy, 2002.
[21] Poggioli Pierrot, Journal de bord d’un nationaliste corse, Paris, Editions de l’aube, 1996.
[22] Rossi Jean-Michel, Intra muros. Ecrits de prison sur la Corse et le Monde, Bastia, Editions U Ribombu, 1995.
[23] Alessandri Pantaléon, op. cit., p. 46.
[24] Courrière Yves, La Guerre d’Algérie, Paris, Fayard, 1970.
[25] Poggioli Pierrot, op.cit., p. 21.
[26] Baggioni Jean, « Avoir 20 ans en mai 1958 », Etudes corses, Mai 1958 en Corse, n°83, 2019, pp. 37-48.
[27] Demain la Corse-Revue d’action régionale touristique, économique culturelle, mai 1964.
[28] Pomponi Francis, « D’un néo-régionalisme à l’autonomisme (1966-1973) », in Pomponi Francis (sous la dir.), Le Mémorial des Corses, Ajaccio, Editions Le Mémorial des Corses, 1982, Tome 5, p. 252.
[29] Dottelonde Pierre, Histoire de la revendication corse (1959-1974), Thèse de 3e cycle, Fondation nationale des sciences politiques, IEP de Paris, 1984, Volume 1, p. 530.
[30] Demain la Corse-Revue d’action régionale touristique, économique culturelle, février 1964, pp. 6-7.
[31] Mouralis Bernard, « Travail de mémoire dans Elise ou la vraie vie de Claire Etcherelli », in Bonnet Véronique (sous la dir.), Conflits de mémoire, Paris, Khartala, 2004, p. 254.
[32] FRC, Main basse sur une île, Paris, Jérôme Martineau, 1971.
[33] Ibid., p. 11.
[34] Ibid., pp.17-40.
[35] Ibid., p. 129.
[36] Les Temps modernes, «A chjama di u Castellare», , avril 1976, n°367, Annexes 1, pp. 1660-1661.
[37] Stromboni José, «Déclaration à la conférence méditerranéenne contre la pollution», Les Temps modernes, avril 1976, n°367, Annexes 1, pp. 1661-1663.
[38] Dottelonde Pierre, Histoire de la revendication corse (1959-1974), Thèse de 3e cycle, Fondation nationale des sciences politiques, IEP de Paris, 1984, Voume 1, p. 536.
[39] Colombel Jeannette, «A l’écoute de la Corse», Les Temps modernes, avril 1976, n°367, p. 1676.
[40] Gil José, «La puissance d’un peuple», Les Temps modernes, avril 1976, n°367, p. 1689.