Le pouvoir militaro-pastoral : gouverner par la conquête

« La pacification matérielle n’est pas votre tâche propre, la véritable pacification devant être celle des esprits et des cœurs, plus longue à obtenir peut-être, mais seule définitive ».

« Guide de l’Officier des Affaires Algériennes », 19571 Guide l’officier des Affaires algériennes, Paris, Imprimerie G. Lang, 1957 [ANOM – SAS / Doc 1].

Je voudrais dans cette communication vous restituer une lecture transversale de mon travail de thèse2 Voir Théophile Lavault, « La Fabrique de l’étrange intérieur. Généalogie d’une gouvernementalité coloniale », thèse de doctorat de philosophie politique soutenue le 29 novembre 2019 sous la direction de Judith Revel, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. depuis un motif qui le traverse : celui de la conquête. Ce thème sera ici développé non pas seulement du point de vue du geste historique de conquête, mais aussi comme matrice de reconduction de certains des rapports de domination qui traversent notre contemporain.

La conquête revêt en elle-même deux dimensions : celle de conquérir – c’est l’acte de conquête et sa matérialisation historique – et celle d’être conquis, comme résultat direct et durable de la conquête. La conquête va donc venir qualifier à la fois la guerre d’expansion ou de possession et, dans le même temps, son issue victorieuse. La conquête produit en cela une binarité irréductible entre la figure du conquérant et celle du conquis, du vainqueur et du vaincu, du colonisateur et du colonisé. À regarder la question de la conquête d’un point de vue étymologique, on retrouve d’abord ce terme dans le latin conquiro qui renvoie à l’idée d’explorer, de chercher de tous côtés, avec l’idée donc d’une exploration qui pourrait aussi être une exploration scientifique et qui ne renverrait pas nécessairement à l’engagement d’un rapport de domination. C’est seulement à partir du Moyen-Âge, avec le terme cunquerre (1100) que cette idée de conquête contient le principe de se rendre maître par la force des armes, et donc d’engager un rapport de domination par une prise de possession par la force.

Associée à une multiplicité de rapports sociaux – dans le schéma de la « conquête des femmes », de la « conquête du pouvoir », de la « conquête des droits », de la « conquête libérale du marché », de la « conquête des électeurs », etc. – le motif de la conquête dépasse manifestement le seul champ du pouvoir colonial ou militaire. On voit bien que cette question se manifeste par une sorte d’omniprésence à la fois discrète et pourtant régulièrement reconvoquée dans nos imaginaires collectifs occidentaux ; ce qui doit nous inviter à un travail de clarification conceptuelle. Pour cela, une première distinction s’impose entre les notions de colonisation et de conquête. Il semble en effet régner une certaine confusion du point de vue du sens commun. Tantôt, on fait de la conquête le geste qui prélude à l’entreprise coloniale, celui qui en conditionnerait l’exercice. Tantôt, lorsque l’on définit le terme de colonisation en se référant à la matérialité de l’évènement historique, la conquête est davantage regardée comme la matrice générale qui en déterminerait l’organisation. On peut aussi s’interroger sur les effets de différenciation qui se jouent à l’échelle des valeurs morales engagées sur ce terrain. Si un consensus, bien que fragile, est aujourd’hui établi pour condamner moralement l’entreprise coloniale, il semble a contrario beaucoup moins évident de condamner moralement le geste de conquête tant il traverse sous différentes formes notre actualité politique.

Cette introduction généraliste doit nous conduire à présent à un problème qui sera traité sous un prisme généalogique beaucoup plus serré et depuis lequel seront analysées des pratiques de de gouvernement historiquement attachées à la conquête coloniale de l’Afrique du Nord. C’est en ce point que je me permettrai de dépasser le cadre de ma propre discipline, car ce travail est avant tout parti d’une exploration dans les archives policières, militaires et coloniales – qui m’a mené de la préfecture de police de Paris en plein guerre d’indépendance algérienne jusqu’aux premières années de la conquête de l’Algérie –. Bien que Benjamin Stora présentait ici à raison l’exploration napoléonienne de l’Egypte en 1898 comme une sorte d’acte inaugural du colonialisme moderne, il me semble que l’histoire de la conquête de l’Algérie représente une matrice déterminante en ce qu’elle constitue une tentative unique de fonder une colonie de peuplement dans laquelle il s’agit d’impliquer directement la population française, et pas simplement son administration, dans l’œuvre coloniale. De ce point de vue, la compréhension des mécanismes entre colonisés et colonisateurs qui s’y constituent semble essentielle pour l’écriture d’une histoire de la gouvernementalité coloniale.

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[1] Guide l’officier des Affaires algériennes...

Guide l’officier des Affaires algériennes, Paris, Imprimerie G. Lang, 1957 [ANOM – SAS / Doc 1].

[2] Voir Théophile Lavault, « La Fabrique...

Voir Théophile Lavault, « La Fabrique de l’étrange intérieur. Généalogie d’une gouvernementalité coloniale », thèse de doctorat de philosophie politique soutenue le 29 novembre 2019 sous la direction de Judith Revel, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.

De la conquête à la pacification


En 1830, la conquête du territoire algérien – et sans revenir ici, ni sur les motifs politiques de l’opération militaire ni sur les opportunités pour l’Etat français de s’engager dans cette entreprise – s’accompagne de pratiques de conquête des populations. On va retrouver dans le discours de l’époque une inversion sémantique inhérente à l’entreprise coloniale à partir de laquelle conquérir par la force ne serait pas, pour le colon, faire la guerre, mais au contraire « pacifier ». Le pouvoir colonial dissout ainsi le rapport de force pourtant irréductible que constitue le fait de conquête dans un discours de la pacification, c’est à dire d’une action par laquelle cesserait l’état de violence endémique propre à des populations « barbares » ou « non-civilisées ». La colonisation ne serait donc pas un acte de guerre, mais un acte d’établissement de la paix. Or, cette dissolution de la violence contenue dans le principe de pacification va se reconduire dans toutes les étapes de la colonisation et bien au-delà de l’acte de conquête lui-même.

Tout l’enjeu des premières années de conquête consiste donc pour les autorités coloniales à « pacifier » les territoires conquis à partir d’une administration des populations confiée au pouvoir militaire, et qui s’inscrit dans un projet général de « civilisation ». Le premier dispositif que j’évoquerai pour parler de cette conquête des populations est celui des Bureaux arabes. À l’initiative du Général Bugeaud – rendu célèbre par sa doctrine de la tabula rasa –, ces services vont constituer à partir de 1844 la première forme d’administration des habitants des territoires nouvellement « pacifiés ». Il s’agit en outre de poursuivre les désastres matériels et humains de la conquête militaire par la déstructuration de l’ensemble de l’organisation sociale algérienne visant à fonder une société nouvelle à l’image d’une France « moderne » et « civilisée ».

Ces services s’articulent autour d’une figure personnifiée et totalisante du pouvoir colonial : l’officier-administrateur, qui réunit entre ses mains les pouvoirs civil, policier, judiciaire, militaire et administratif couplés à l’exercice de missions d’instruction ou d’assistances sociale et sanitaire. C’est ainsi que les dépeint le juriste Victor Fouché en 1848 :

« Composés d’hommes versés dans la langue arabe, connaissant les mœurs et les usages des populations placées sous leur direction, il permet de tenir au courant des besoins et des menées de ces populations, de les guider, de les conseiller, de leur donner une direction et répandre parmi elles tous les sentiments que nous avons tant d’intérêts à propager. »3 V. Foucher, Les Bureaux arabes en Algérie, Paris, Librairie internationale de l’agriculture et de la colonisation, 1858, p.17.

Cette citation renvoie à deux dimensions fondamentales du geste de conquête : les officiers des Bureaux arabes produisent à la fois des renseignements stratégiques et policiers destinés à être communiqués à une administration centralisée et un savoir situé, d’ordre ethnographique, sur les populations placées sous leur autorité. Ces régimes de production de savoirs gouvernementaux, dont rendent notamment compte les productions monographiques des officiers, doivent être replacées dans leur historicité. En 1848, si la sociologie ne connaît pas d’existence institutionnelle, on voit néanmoins s’amorcer au cours du XIXe siècle une production d’un ensemble d’outils analytiques qui vont accompagner tout le processus d’institutionnalisation des sciences sociales. Un certain nombre de ces officiers étaient saint-simoniens, formés pour la plupart à l’Ecole polytechnique où Saint-Simon finit sa carrière4 Voir V. Monteil, « Les bureaux arabes au Maghreb (1833-1961) », in Esprit, « Nouvelle série », n°300 (II), novembre 1961, p. 580 ; 595.. Il ne faut donc pas minimiser la part d’utopie sociale dans les imaginaires qui soutenaient l’action de ces hommes portés par le mirage d’une régénération des possibles de l’autre côté de la Méditerranée.

L’action des Bureaux arabes rassemble un répertoire de pratiques gouvernementales articulées autour du discours de « l’action civilisatrice ». Ils déploient un ensemble de technologies qui participent à l’édification d’un dispositif civilisationnel. Par mon travail d’archives, alors que je partais plutôt du postulat que « l’œuvre civilisatrice » constituait un discours de justification de l’action coloniale, j’ai pu me rendre compte qu’au-delà de sa dimension discursive, elle avait conduit à la production d’une toute une gouvernementalité proprement coloniale. Cela doit, me semble-t-il, être souligné, car on pourrait sinon être tenté de penser la justification de l’action coloniale par le thème civilisateur, comme une forme de relégitimation morale de la conquête. Or, la mission de civilisation, dans la manière dont elle est conçue et théorisée et depuis l’universalisme qu’elle transporte – puisque c’est aussi la question de la légitimité de la colonisation au travers de la pensée des Lumières qui se joue ici –, porte en elle les germes de la domination coloniale. L’action civilisatrice constitue une matrice épistémologique fondamentale en ce qu’elle fonctionne avant tout sur le refus de reconnaître aux populations dominées la capacité de se connaître elles-mêmes. Il y a, contenu dans l’idée d’« œuvre civilisatrice », le postulat que le savoir moderne et l’apparition des sciences de l’homme, donneraient au colonisateur la légitimité politique de connaître « l’indigène » mieux que lui-même n’en serait capable, et donc la légitimité de pouvoir déterminer verticalement ce qui serait « bon » pour lui. On voit donc bien comment cette dimension épistémologique structure la domination coloniale jusque dans ses dispositifs les plus concrets.

L’encadrement des populations par les Bureaux arabes renvoie exactement à ce que Michel Foucault décrivait dans son analyse relationnelle du savoir et du pouvoir. Cela illustre précisément la manière dont certains régimes de savoir vont déterminer les pratiques de pouvoir exercées par ces officiers coloniaux et comment, dans le même temps, se joue une sorte de circularité entre des régimes de savoir qui déterminent des pratiques de pouvoir, dont l’exercice fait émerger des nouveaux régimes de savoir. On ne peut donc pas réduire l’action de ces officiers à un cadre juridico-légal. Ce qui se joue, c’est une réelle expérimentation politique, où la concentration des pouvoirs entre les mains d’un officier qui est à la fois juge, policier, militaire, assistant social et instituteur, oblige à une adaptation des formes de gouvernement qui vont se réajuster au fur à mesure de leur exercice dans une sorte de pragmatique coloniale du pouvoir.

Il est important de relever ici le phénomène de personnification qui se joue dans ce dispositif. Si l’on regarde en effet l’organisation du pouvoir militaire à travers les Bureaux arabes, par ces officiers sociaux tout-puissants, on s’aperçoit qu’il s’agit d’un rapport très personnifié. Il y a une forme d’incarnation du pouvoir qui est très loin de l’image d’un pouvoir et d’une administration modernes qui se définirait par une sorte d’anonymat. Cette personnification vient ainsi agir sur deux formes d’action relatives au geste de conquête. D’une part, il s’agit de ce qu’on a pu qualifier de doctrines du « contact » et, d’une autre part, de doctrines de la « confiance ». Le contact renvoie à la manière dont l’action administrative va permettre de produire des situations de face-à-face entre l’incarnation personnifiée du pouvoir colonial et les populations colonisées et la confiance, qui renvoie à tout un imaginaire de la dévotion, à l’image d’un officier qui se donnerait corps et âme à sa mission, avec toute la force de son abnégation en permettant ainsi de construire un lien affectif de dépendance entre l’officier et la population qu’il administre.

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[3] V. Foucher, Les Bureaux arabes en Algérie...

V. Foucher, Les Bureaux arabes en Algérie, Paris, Librairie internationale de l’agriculture et de la colonisation, 1858, p.17.

[4] Voir V. Monteil, « Les bureaux arabes...

Voir V. Monteil, « Les bureaux arabes au Maghreb (1833-1961) », in Esprit, « Nouvelle série », n°300 (II), novembre 1961, p. 580 ; 595.

Le pouvoir militaro-pastoral ou la conquête des âmes


Ces pratiques participent à la consolidation du « dispositif civilisationnel », c’est-à-dire d’un ensemble stratégique de savoirs et de pratiques de pouvoir dirigé vers une conquête des « âmes », une réforme des consciences qui puisse faire entrer en adéquation l’« esprit » du peuple colonisé et les exigences occidentales de la modernité. De ces croisements, naît la figure singulière de l’officier-social, incarnant une forme pastorale moderne où le salut n’est plus dirigé vers la vie d’un au-delà, mais vers une entrée dans la modernité rendue possible par la tutelle coloniale. Un pastoralisme pacificateur inséparable d’une omniprésence de la guerre qui apparaît à la fois comme fondement, moteur et condition du maintien de l’ordre colonial. La position de médiation qu’incarne l’officier social renvoie à une action davantage tournée vers « les corps et les esprits » que vers un territoire à gouverner. Il y a, d’un côté, une société colonisatrice sur laquelle s’exercent un certain nombre d’interventions gouvernementales de type libéral à partir d’une appropriation primitive du territoire par le fait de conquête et, de l’autre, une société colonisée déterritorialisée, entendue ici non pas au sens identitaire du terme, mais en ce que le processus colonial d’expropriation des terres entraîne une privation des fondements historiques et sociaux de son activité productrice. Si l’on peut qualifier le pouvoir des officiers sociaux des colonies de « pouvoir pastoral », c’est bien parce qu’il ne vise pas l’« unité supérieure » à laquelle renverraient les concepts de nation ou de société civile, mais s’exerce sur « ceux-là mêmes » qui subissent cette déterritorialisation.

Si les derniers Bureaux arabes ferment leur porte à la fin des années 1880, conséquence du passage en Algérie d’un gouvernement militaire vers un pouvoir civil5 Voir J. Frémeaux, Les bureaux arabes dans l’Algérie de la conquête, Paris, éd. Denoël, 1993., on retrouve néanmoins ailleurs des formes de reconduction de l’esprit de conquête que ces services incarnaient. Parmi elles, l’exemple du Maréchal Lyautey est particulièrement significatif. Issu lui aussi de Saint-Cyr, Lyautey mène au début de sa carrière militaire une vie paisible d’officier de garnison à Saint-Germain-en-Laye, avant que son régiment ne soit transféré en Algérie en 1880. Prélude de son engagement colonial, ce passage en Algérie est, pour Lyautey, marqué à la fois par la découverte d’une société coloniale qu’il jugeait stérile et artificielle et par une curiosité grandissante pour la société arabe. Paul Rabinow relate que « Lyautey passait régulièrement ses matinées au “Bureau arabe” pour y écouter récits, plaintes et commérages. Rendre visite aux caïds et autres chefs locaux devint pour lui un plaisir et un enseignement toujours renouvelés ». Sa critique du mode d’administration coloniale algérien est pourtant sans appel et cible particulièrement le problème de la « décomposition sociale » générée par la colonisation française : « toutes les forces sociales étant dissoutes, il ne restait aux Français que poussière à gouverner »6 Voir P. Rabinow, Une France si moderne. Naissance du social 1800-1950, Paris, éd. Buchet Chastel, trad. F. Martinet et O. Bonis, 2006 [1989], pp. 183-186..

Dans un texte publié anonymement en 1891 dans La Revue des deux mondes, « Du rôle social de l’officier dans le service militaire universel », Lyautey livre une conception singulière de la fonction militaire. Commenté à de multiples reprises dans la pléiade d’ouvrages consacrés à Lyautey7 Voir notamment A. Maurois, Lyautey, Paris, éd. Plon, 1931 ; P. Rabinow, Une France si moderne, op.cit.; R. Girardet, La société militaire dans la France contemporaine (1815-1939), Paris, éd. Plon, 1953., ce texte présente une vision moderne de l’officier militaire présenté, à en reprendre les mots de l’historien nationaliste Raoul Girardet, comme « agent social appelé par la confiance de la patrie moins encore à préparer pour la lutte le bras de tous ses enfants, qu’à discipliner leurs esprits, à former leurs âmes, à tremper leurs cœurs »8 R. Girardet, op. cit., p. 280.. Ce mélange de catholicisme social, de culture militaire de l’autorité et de hiérarchisation proprement aristocratique trouve une nouvelle résonnance, une nouvelle vitalité dans l’« aventure coloniale » dans laquelle Lyautey s’engage finalement en faisant évoluer le « rôle social » de l’officier vers son « rôle colonial »9 Voir H. Lyautey, Le rôle colonial de l’armée, Paris, éd. Armand Colin, 1900.. La politique marocaine de Lyautey, alors qu’il est nommé premier résident général du Protectorat au Maroc à partir de 1912, va constituer pour lui une occasion inédite d’expérimenter une nouvelle doctrine de gouvernement colonial avec la création, notamment, du service des Affaires indigènes (A.I.).

Comparable sur plusieurs aspects au dispositif des Bureaux arabes, les Affaires indigènes sont pensées comme l’application directe de la doctrine lyautéenne à partir d’une place centrale donnée à la figure de l’officier-administrateur. Fort des enseignements tirés de ses expériences tonkinoises et malgaches, Lyautey veut s’appuyer sur le modèle du Bureau arabe tout en le libéralisant, c’est-à-dire passer d’un modèle disciplinaire « à la Bugeaud » à un modèle de promotion de l’initiative individuelle : « C’est la tradition du maréchal Bugeaud, mais modifiée sur un point essentiel. Il ne s’agit plus ici de « villages militaires », où tous les travaux de la vie rurale ou de la vie domestique étaient réglés au son du tambour : ceux-ci, au contraire, ont le stimulant de l’initiative, de l’intérêt personnel et de la responsabilité individuelle »10 Ibid., p. 23-24.. C’est ce qui a pu faire dire à Rabinow qu’en Algérie, « Bugeaud avait créé des communautés où la vie civile était militarisée dans ses moindres détails. Lyautey proposait l’inverse : civiliser la vie militaire »11 P. Rabinow, op. cit., p. 261.. Ce passage du disciplinaire au pastoral représente une rupture épistémologique importante du point de vue des rationalités de gouvernement. Au modèle militaire de la discipline, d’un dressage des corps et des comportements « indigènes » se substitue un modèle militaire que l’on pourrait qualifier de libéral dans le sens où il se fonde non plus sur une ingérence directe par la création ex-nihilo d’une administration coloniale, mais sur le principe largement emprunté aux doctrines théoriques de Chailley-Bert et Harmand et aux enseignements pratiques de De Lanessan et Gallieni d’une administration non plus directe, mais de « contrôle ».

La fonction néo-pastorale ou militaro-pastorale va donc s’incarner dans l’architecture politique du protectorat à partir notamment de la figure de l’officier des Affaires indigènes, qui agit bien comme la retraduction coloniale de « l’officier social ». C’est ce qu’a pu affirmer par exemple le lieutenant-colonel Huot, directeur des Affaires indigènes, lors d’une conférence prononcée le 27 février 1922 en présence de Lyautey. L’officier des Affaires indigènes, affirme Huot doit fonder son action sur les principes chers à Lyautey de « générosité » et de « sympathie » :

« L’officier de renseignement devra donc, tout d’abord, gagner la confiance et le cœur de ses indigènes, et les aimer lui-même. (…) Il devra déployer une activité inlassable pour connaître ses gens, déterminer leurs besoins, écouter leurs doléances et y remédier, avoir, en toutes circonstances, de la clairvoyance et du jugement, un commandement ferme, calme et juste, être surtout d’une dignité morale parfaite. »12 L.-C. Huot, « L’œuvre sociale de la France au Maroc. Politique de Protectorat » (conférence donnée au Musée social le 27 février 1922), in Le Musée Social, 29e année, n°4, avril 1922, p. 143.

On voit donc clairement reparaître ici les motifs principaux du thème pastoral, qui devant la complexité et la « hauteur » de la tâche à accomplir, constitue pour Huot un véritable  « art » de gouverner13 Idem. où l’officier, mû par l’abnégation, se transforme en véritable « apôtre » de la civilisation :

« La vie des soldats du Maroc est faite de sacrifices constants et d’abnégation ! Au lendemain des victoires qu’ils remportent, ils vont prendre par la main les insoumis de la veille, et ils les ramènent dans le chemin de la vérité. De guerriers qu’ils étaient la veille, ils se transforment en apôtres, voilà leur véritable récompense. »14 Ibid., p. 146.

La pastorale apparaît comme un motif central de ces nouvelles gouvernementalités coloniales. Une pastorale retraduite dans les termes d’une rationalité militaire où l’officier devient le berger du troupeau « indigène », guide de sa destinée jusqu’à son salut incarné par son entrée dans la modernité. Dans ses cours au Collège de France de 1977-1978, Sécurité, territoire, population, Foucault analyse durant plusieurs leçons15  Leçons du 8 février au 8 mars 1978 ; M. Foucault, Sécurité, territoire, population. Cours au Collège de France. 1977-1978, Paris, éd. Seuil-Gallimard, 2004. la forme du pouvoir pastoral à partir de ses manifestations dans l’Orient préchrétien et notamment chez les Hébreux, puis traite de ses transformations dans la tradition chrétienne et la manière dont il conditionna largement l’apparition de la notion moderne de gouvernement par sa retraduction au sein d’institutions non plus religieuses, mais politiques. On retrouve ainsi chez Lyautey la réappropriation de ce motif, qui émerge avec la naissance au XIXe siècle du « social » comme champ spécifique d’intervention. L’officier administrateur incarne alors la confluence entre la tradition chrétienne de « conduite des âmes » et la tradition militaire d’obéissance et de culte de l’autorité. Néanmoins, il serait inexact de faire de l’obéissance un principe exclusivement militaire, tant il renvoie aussi, affirme Foucault, à une tradition chrétienne proprement pastorale de « renonciation définitive à toute volonté propre »16 Ibid.,p. 181.. La pratique du commandement ne serait alors plus l’œuvre d’un pouvoir arbitraire, mais, comme dans l’organisation hiérarchique militaire, elle serait avant tout subordonnée par un principe d’obéissance à un ordre supérieur.

« Dans cette pratique de l’obéissance chrétienne, celui-là même qui commande, en l’occurrence le pasteur, qu’il soit abbé ou qu’il soit évêque, ne doit pas commander, bien sûr, pour commander, mais doit commander uniquement parce qu’on lui a donné l’ordre de commander »17 Ibid., p. 182.. Cette influence réciproque, presque symbiotique, entre le pastoralisme chrétien et le commandement militaire constitue ainsi un modèle de gouvernementalité qui va s’incarner à travers la figure de l’officier des Affaires indigènes. Foucault décrit le pastoralisme comme un pouvoir qui s’exerce à la fois sur une multiplicité tout en fonctionnant à partir d’un principe d’individualisation. Dès lors la conduite des âmes vise au salut de la communauté, du troupeau, mais, précise Foucault, seulement « dans la mesure où cette conduite des âmes implique une intervention, et une intervention permanente dans la conduite quotidienne, dans la gestion des vies, mais aussi dans les biens, les richesses, les choses »18 Ibid., p. 157.. La fonction pastorale est avant tout une fonction d’intermédiation au service d’une fonction supérieure, d’un « but »19 Ibid., p. 133. à atteindre. En cela l’organisation hiérarchique du pouvoir pastoral fait du pasteur un passeur voué à la propre abnégation de son ego, à une dévotion entière dans la réalisation de ce but, et qui fonde son autorité sur ce principe téléologique même. Cette autorité se manifeste alors dans une action à la fois de surveillance de la totalité du troupeau et de contrôle, c’est-à-dire de mise en place d’une série de tactiques tournées entièrement vers ce but, ce salut. Si le prêtre tire son autorité de la médiation qu’il prétend incarner dans la relation des hommes à Dieu, l’officier colonial représente une recodification matérialiste du thème chrétien du salut dans les termes d’un progrès civilisationnel.

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[5] Voir J. Frémeaux, Les bureaux arabes...

Voir J. Frémeaux, Les bureaux arabes dans l’Algérie de la conquête, Paris, éd. Denoël, 1993.

[6] Voir P. Rabinow, Une France si moderne...

Voir P. Rabinow, Une France si moderne. Naissance du social 1800-1950, Paris, éd. Buchet Chastel, trad. F. Martinet et O. Bonis, 2006 [1989], pp. 183-186.

[7] Voir notamment A. Maurois, Lyautey...

Voir notamment A. Maurois, Lyautey, Paris, éd. Plon, 1931 ; P. Rabinow, Une France si moderne, op.cit. ;
R. Girardet, La société militaire dans la France contemporaine (1815-1939), Paris, éd. Plon, 1953.

[8] R. Girardet, op. cit., p. 280.

Matthews A. Ojo, Folaranmi T. Lateju. "Christian–muslim conflicts and interfaith bridge‐building efforts in Nigeria." The Review of Faith & International Affairs 8.1, 2010, pp. 31-38.

[9] Voir H. Lyautey, Le rôle colonial de l’armée...

Voir H. Lyautey, Le rôle colonial de l’armée, Paris, éd. Armand Colin, 1900.

[10] Ibid., p. 23-24.

Le conseil participe aux discussions de Camp David en 2000 sur le statut de Jérusalem Anthony O'Mahony, Emma Loosley (eds.) Eastern Christianity in the Modern Middle East. Vol. 20. London, Routledge, 2010 p. 98.

[11] P. Rabinow, op. cit., p. 261.

Miroslav Volf, Ghazi bin Muhammad, Melissa Yarrington (eds.), A Common Word: Muslims and Christians on Loving God and Neighbor, Grand Rapids-Cambridge, 2010.

[12] L.-C. Huot, « L’œuvre sociale de la France...

L.-C. Huot, « L’œuvre sociale de la France au Maroc. Politique de Protectorat » (conférence donnée au Musée social le 27 février 1922), in Le Musée Social, 29e année, n°4, avril 1922, p. 143.

[13] Idem.

WAM. 27 août 2003. President’s Office issue statement.

[14] Ibid., p. 146.

Steven Stalinsky, The Think Tank of the Arab League: The Zayed International Centre for Coordination and Follow-Up Closes – Part III, September 11, 2003. https://www.memri.org/reports/think-tank-arab-league-zayed-international-centre-coordination-and-follow-closes-%E2%80%93-part-iii Consulté le 25 août 2024.

[15]  Leçons du 8 février au 8 mars 1978 ; M...

Leçons du 8 février au 8 mars 1978 ; M. Foucault, Sécurité, territoire, population. Cours au Collège de France. 1977-1978, Paris, éd. Seuil-Gallimard, 2004.

[16] Ibid.,p. 181.

WAM 25 décembre 2006. Muslim-Christian interfaith ties in UAE are distinguished.

[17] Ibid., p. 182.

WAM 20 novembre 2007. Catholic Committee for Interfaith Dialogue Praises Khalifa.

[18] Ibid., p. 157.

WAM 26 novembre 2007. Christian leaders ask for Muslim forgiveness.

[19] Ibid., p. 133.

WAM. 26 mars 2009. Nahyan to attend inter-faith dialogue Thursday.

Reconduire la conquête


Le déclenchement de la guerre d’indépendance algérienne avec l’offensive du FLN à l’automne 1954, suivi quelques mois plus tard par la promulgation de la loi sur l’Etat d’urgence, va constituer une occasion pour le pouvoir colonial d’Algérie de renouer avec la vieille tradition des Bureaux arabes. C’est dans le cadre de la politique de pacification élaboré par Jacques Soustelle que sont ainsi créées les Sections administratives spécialisées (S.A.S.). Parmi les historiennes et historiens, on qualifie aujourd’hui la guerre d’indépendance algérienne de « guerre de conquête », comparable aux premières heures de la colonisation. C’est bien ce qu’affirme Raphaëlle Branche lorsqu’elle écrit à propos du conflit algérien que « c’est moins la loi qui guide la guerre, que la guerre qui dicte sa loi. […] Des échos de la guerre de conquête, ajoute-t-elle, résonnent dans ces premières années de « maintien de l’ordre » »20  R. Branche, La torture et l’armée pendant la guerre d’Algérie (1954-1962), Paris, éd. Gallimard, 2001, p. 22.. Il y a dans l’idée de conquête une force tactique qui s’inscrit elle-même dans la projection d’une finalité politique plus lointaine. Cette conquête de l’ordre tend à rendre alors particulièrement visibles, à côté des mécanismes de répression, certains mécanismes de régulation, de façonnement, de transformation des sujets à gouverner. L’esprit guerrier de conquête se « civilise », se réactualise dans les fictions politiques qui soutiennent les gouvernementalités coloniales. Maintenir l’ordre renvoie à une capacité projective inhérente à l’exercice du pouvoir, à l’élaboration d’une fiction qui se fait moteur de l’action et non pas au quelconque maintien d’un ordre qui constituerait une réalité tangible, passée ou présente. Il n’y a, pour le pouvoir, pas d’ordre à maintenir, mais bien un ordre à construire.

La menace qui émerge avec la naissance du FLN apparaît comme quelque chose qui touche aux acquis mêmes de la conquête. Ce n’est plus une menace qui relèverait pour les populations colonisées d’un « refus naturel » de la soumission au moment de la conquête. Ce qu’il y a de menaçant dans l’action du FLN, c’est d’abord qu’elle est interne à la société colonisée et qu’elle s’appuie sur les conséquences matérielles et morales d’un siècle de domination coloniale, de sous-administration des populations et d’un régime de citoyenneté ségrégationniste; ce qu’il y a de menaçant c’est une prétention, proprement « nationale », d’affirmation d’une rivalité qui se construit dans un face à face avec l’exercice même du pouvoir colonial. Dans ce rapport de rivalité s’instaure un double mouvement de conquête de la population : d’un côté une conquête dissidente pour le FLN, et de l’autre une conquête nécessaire à la survie de l’État colonial.

Le 1er février 1955, Pierre Mendès-France, Président du Conseil, fait nommer Jacques Soustelle gouverneur général d’Algérie. Spécialiste des civilisations précolombiennes, ancien élève de l’anthropologue Paul Rivet – avec qui il dirigea le Musée de l’Homme –, militant antifasciste sous le Front populaire, puis résistant au sein des Forces françaises libres, Soustelle fut également un partisan invétéré de l’Algérie française21 Voir R. Denis, « Jacques Soustelle, de l’ethnologie à la politique », in Revue d’histoire moderne et contemporaine, T. 43-1, janvier-mars 1996, pp. 137-150.. Soustelle impose le mot d’ordre de « reprise en main de la population » né du constat de l’état de sous administration dans lequel elle se trouverait : « une réalité dont il faut prendre conscience en toute objectivité (…) est celle d’une rupture de contact presque totale entre les deux communautés qui vivent sur le territoire (…) Reprendre le contact perdu, et cela au sens le plus large du terme, est donc une mission de salut public. La reprise en main des populations aujourd’hui repliées sur elles-mêmes, leur retour à une obédience normale sera le résultat, à la fois du témoignage d’autorité, de prestige et de puissance que nous saurons porter auprès d’elles, et de la compréhension, du service et de la protection qu’il nous appartient de leur donner »22 « Notice provisoire sur le service des Affaires Algériennes », Gouvernement général de l’Algérie, décembre 1955, p. 7 [ANOM – SAS / Doc 1]..

Le modèle de « pacification » s’organise à partir d’un quadrillage serré des territoires des Aurès et de la Grande Kabylie, puis de l’ensemble de la région du Constantinois. C’est dans ce contexte que le général Parlange, officier détaché des Affaires indigènes du Maroc, est nommé « commandant civil et militaire » le 1er mai 195523 R. Branche, op. cit., p. 41.. Soustelle lui-même dit de lui que son « expérience des questions de pacification, sa profonde connaissance du milieu berbère, son autorité combinée avec une sympathique bonhomie, allaient lui permettre de redresser la situation dans l’Aurès »24 J. Soustelle, Aimée et souffrante Algérie, Paris, éd. Plon, 1956, p. 95.. A travers cette nomination, Soustelle veut donc réintroduire les gouvernementalités élaborées dans le cadre de l’action des Bureaux arabes et des Affaires indigènes marocaines comme composantes essentielles des stratégies de contre-insurrection :

« Une quinzaine d’Officiers des Affaires indigènes du Maroc – ou des Affaires Sahariennes d’Algérie – sont d’abord envoyés dans l’Aurès. D’autres sont détachés peu après, en renfort, dans les Communes mixtes les plus démunies, soit pour être adjoints aux chefs de commune, soit pour créer des « antennes avancées » de celles-ci dans les douars éloignés. Ces antennes, multipliées, deviennent les « Sections Administratives Spécialisées » (SAS). Des officiers supérieurs sont ensuite détachés dans les préfectures et les sous-préfectures pour coordonner l’action des précédents. »25 Guide l’officier des Affaires algériennes, Paris, Imprimerie G. Lang, 1957 [ANOM – SAS / Doc 1].

Ce qui représentait dans un premier temps une expérimentation localisée, correspondant à une application régionale de la loi sur l’état d’urgence, est finalement généralisé par Soustelle avec la création par arrêté du 26 septembre 195526 J.O.A. du 30 septembre 1955, n°78. du service des Affaires algériennes. Rédigé de façon très sommaire, cet arrêté prévoit en son article 4 que « les officiers des Affaires Algériennes sont destinés à assurer toutes les missions d’encadrement et de renforcement des personnels et des unités administratives et des collectivités locales » et, en son article 5, que « le Service des Affaires Algériennes relève du directeur du cabinet militaire du gouverneur général ». Cette norme juridique si simplement édictée ne saurait pourtant dissimuler l’élaboration de gouvernementalités complexes. L’« emprise » de l’officier est pensée comme un appui stratégique pour renverser la menace indépendantiste sur son propre terrain. Si la doctrine dans laquelle s’inscrit l’action des SAS s’articule autour du principe d’« administration indirecte », comme soutien aux autorités locales, les multiples carences du pouvoir colonial conduisent en de nombreuses situations l’officier SAS à se substituer entièrement aux différents administrateurs locaux, là où ils existaient, et d’assurer, en outre, une mission d’administration directe. Cette imbrication complexe entre les pouvoirs civil et militaire se retrouve dans l’organisation même du dispositif.

L’action administrative et sociale plus ou moins diffuse des officiers SAS dans les douars est inséparable d’une action coercitive de conditionnement des populations à partir d’un contrôle de l’espace rendu possible par l’enfermement de populations civiles dans des camps militarisés. À la pratique du quadrillage que l’on retrouve dès les premières heures de la colonisation s’est ajoutée une pratique de contrôle, non pas simplement dans l’espace, mais un contrôle de l’espace lui-même. Les camps de regroupement résultent en effet d’une stratégie de déplacement massif des populations conditionnée par l’instauration de zones dites « interdites ». L’enfermement en camp représente une double fonction : à la fois de partage spatial de la population visant à isoler physiquement la rébellion en la séparant du reste de la population et de conditionnement des populations par une régulation extrême des formes d’organisation sociale. Les trois premiers centres sont ouverts à l’initiative du général Parlange et précèdent l’existence officielle des SAS. Des opérations tests mobilisent de nombreux officiers des Affaires indigènes marocaines. Le camp n’est pas alors pensé comme un simple moyen de limitation de la circulation des populations, mais comme l’occasion d’accroître, par une maîtrise minutieuse de l’organisation de l’espace, la puissance et l’étendue de la « conquête des âmes ».

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[20]  R. Branche, La torture et l’armée pendant...

R. Branche, La torture et l’armée pendant la guerre d’Algérie (1954-1962), Paris, éd. Gallimard, 2001, p. 22.

[21] Voir R. Denis, « Jacques Soustelle, de...

Voir R. Denis, « Jacques Soustelle, de l’ethnologie à la politique », in Revue d’histoire moderne et contemporaine, T. 43-1, janvier-mars 1996, pp. 137-150.

[22] « Notice provisoire sur le service des...

« Notice provisoire sur le service des Affaires Algériennes », Gouvernement général de l’Algérie, décembre 1955, p. 7 [ANOM – SAS / Doc 1].

[23] R. Branche, op. cit., p. 41.

R. Branche, op. cit., p. 41.

[24] J. Soustelle, Aimée et souffrante Algérie...

J. Soustelle, Aimée et souffrante Algérie, Paris, éd. Plon, 1956, p. 95.

[25] Guide l’officier des Affaires...

Guide l’officier des Affaires algériennes, Paris, Imprimerie G. Lang, 1957 [ANOM – SAS / Doc 1].

[26] J.O.A. du 30 septembre 1955, n°78.

Miroslav Volf, Ghazi bin Muhammad, Melissa Yarrington (eds.), A Common Word: Muslims and Christians on Loving God and Neighbor, Grand Rapids-Cambridge, 2010.
D’une gouvernementalité exercée en milieu ouvert fondée, depuis la tradition des Bureaux arabes, sur des pratiques plus ou moins coercitives de rassemblement des populations, d’une dépendance diffuse sur laquelle s’appuyait le pouvoir des officiers, le regroupement produit une situation que les sociologues Abdelmalek Sayad et Pierre Bourdieu vont qualifier dans une enquête parue en 196427 À partir d’enquêtes réalisées dans le massif de Collo et la vallée du Chélif dans la seconde moitié des années 1950, Abdelmalek Sayad et Pierre Bourdieu publient cet ouvrage consacré aux phénomènes de regroupement massif et brutal des populations rurales d’Algérie et aux bouleversements provoqués en conséquence à l’intérieur de la structure de ces sociétés paysannes., de « dépendance absolue à l’égard de la SAS »28 P. Bourdieu et A. Sayad, Le déracinement. La crise de l’agriculture traditionnelle en Algérie, Paris, Éditions de Minuit, 1964, p. 12. : Sayad et Bourdieu voient dans ces camps une sorte de réminiscence du colonialisme romain, où « les officiers chargés d’organiser les nouvelles collectivités, commencent par discipliner l’espace comme si, à travers lui, ils espéraient discipliner les hommes »29 Ibid., pp. 25-26.. Si la sociologue Séverine Chauvel rappelle que le problème de la discipline des corps est ancien dans le champ des sciences sociales  en affirmant que « la dialectique entre l’apprentissage de normes et leur concrétisation quotidienne représentent l’un des creusets des études sociales »30 S. Chauvel, « Le corps discipliné », in Genèses, n°75, 2009/2, p. 2., Bourdieu et Sayad vont en élargir le champ conceptuel en opérant une sorte de désindividualisation de la relation normative. Le concept de discipline ne qualifierait plus seulement le phénomène d’incorporation de la norme, mais aussi le dispositif, l’organisation spatiale qui rend possible cette incorporation.

La tradition pastorale que portent en eux les officiers des Affaires indigènes, puis a fortiori des SAS, conduit à faire de ce non-lieu du camp un milieu d’expérimentation sociale. Un milieu à partir duquel peut se déployer un nouveau champ des possibles et se régénérer tout un imaginaire politique de la conquête et de l’œuvre civilisatrice. La description que propose Foucault dans Surveiller et punir des modes de circulation du pouvoir dans la « ville pestiférée » renvoie à ce même type de configuration : « Contre un mal extraordinaire le pouvoir se dresse ; il se rend partout présent et visible ; il invente des rouages nouveaux ; il cloisonne, il immobilise, il quadrille ; il construit pour un temps ce qui est à la fois la contre-cité et la société parfaite ; il impose un fonctionnement idéal, mais qui se ramène en fin de compte, comme le mal qu’il combat, au dualisme simple vie-mort : ce qui bouge porte la mort, et on tue ce qui bouge »31 M. Foucault, Surveiller et punir, Naissance de la prison, Paris, éd. Gallimard, 1976, p. 206..

En miroir de cette discipline blocus, Foucault s’intéresse à un autre modèle, à une « autre extrémité » du pouvoir disciplinaire. À partir de la figure benthamienne du panopticon va ainsi émerger l’idée de discipline mécanisme qui se caractériserait a contrario par une certaine positivité : « un dispositif fonctionnel qui doit améliorer l’exercice du pouvoir en le rendant plus rapide, plus léger, plus efficace, un dessin des coercitions subtiles pour une société à venir » 32 Ibid., p. 211.. Le panopticon constitue l’incarnation architecturale de la fonction disciplinaire : non pas seulement une technologie carcérale, mais « un mécanisme de pouvoir ramené à sa forme idéale », « une figure de technologie politique qu’on peut et qu’on doit détacher de tout usage spécifique »33 Ibid., p. 207.; une figure dans laquelle le sujet est vu sans jamais voir. En cela, précise Foucault, le panoptisme « automatise et désindividualise le pouvoir. Celui-ci a son principe moins dans une personne que dans une certaine distribution concertée des corps, des surfaces, des lumières, des regards ; dans un appareillage dont les mécanismes internes produisent le rapport dans lequel les individus sont pris »34 Ibid., p. 203.. Le panoptisme à la fois désindividualise la capacité d’exercice du pouvoir tout en individualisant les corps au sein des multiplicités qu’il engendre.

Entre la discipline blocus de la « ville pestiférée » et la discipline mécanisme du panoptisme se joue tout un renversement qui, s’il touche aux régimes de visibilité du pouvoir, renvoie également à cette dualité vie-mort que mentionne Foucault. On voit bien comment le concept de discipline ne qualifie pas un type de pouvoir homogène, mais tend plutôt à décrire un mode de gouvernement fondé sur la répartition fonctionnelle des corps dans l’espace. La discipline se définit donc avant tout comme une grille de lecture de l’espace social : « La discipline organise un espace analytique »35 493.. Les pratiques de quadrillage et de regroupement des populations opérées par les SAS laissent apparaître un dispositif de type disciplinaire, mais qui ne serait réductible ni au modèle de la ville pestiférée ni à une organisation proprement panoptique. D’un côté, des pratiques de « déracinement » d’une extrême violence, où les populations rurales sont regroupées sous la menace des armes françaises avant d’être déportées dans les zones militarisées, leurs villages ravagés par les flammes : amas de cendres brûlantes dans lesquelles les officiers font vivre leur rêve d’une Algérie nouvelle, pacifiée et moderne. De l’autre côté, des régimes de quadrillage plus souples des espaces sociaux à partir desquels s’exercent conjointement des pratiques d’assistance, de surveillance et de contrôle. De plus, la brutalité aveugle des manœuvres militaires produit aussi l’exode des populations rurales qui viennent peupler les nombreux bidonvilles qui entourent dès lors les grandes villes algériennes. Sayad et Bourdieu estiment le nombre d’Algériens regroupés à 2 157 000, soit près d’un quart de la population totale et considèrent que près d’un million de personnes auraient été touchées par le phénomène d’exode vers les villes – un déplacement « parmi les plus brutaux de l’histoire »36 P. Bourdieu et A. Sayad, op. cit., p. 13. Voir aussi, N. Omouri, « Les Section administratives et les sciences sociales. Études et actions sociales de terrains des officiers des SAS et des personnels des Affaires algériennes », in J.-C. Jauffret et Maurice Vaisse, Militaires et guérilla dans la guerre d’Algérie, éd. Complexes, 2001, pp. 387-388.. Aussi, la création des Sections administratives urbaines (SAU) vise de la même manière au contrôle et à la surveillance de ces regroupements contraints, mais au sein d’espaces non-concentrationnaires.

Ce qui différencie plus radicalement le dispositif des SAS du modèle panoptique c’est qu’il ne désindividualise pas l’exercice du pouvoir dans une série de jeux d’automatismes, mais il s’appuie, au contraire, sur le principe d’incarnation personnifiée du pouvoir. Si la violence aveugle de l’action répressive en Algérie n’a besoin d’aucun visage pour répandre la terreur, l’action pastorale implique, quant à elle, l’instauration de formes de réciprocité qui engagent la subjectivité de l’agent du pouvoir, d’interactions directes provoquées afin de produire du « contact ». Ni discipline blocus ni discipline mécanisme, l’action des SAS permet de qualifier une nouvelle extrémité du pouvoir disciplinaire à partir de l’idée de discipline pastorale ou encore de ce qu’on pourrait qualifier de discipline conquête : un modèle disciplinaire qui fonctionne sur une pratique de quadrillage par laquelle doit être rendu saisissable le peuple qu’il s’agit de gouverner. Le principe de visibilité produit par les mécanismes de pouvoir n’agit alors pas encore à l’échelle des corps, mais segmente et rassemble, distingue et regroupe. La discipline pastorale produit à proprement parler des effets de population. S’emparer du corps du « peuple » pour s’emparer de son « esprit ».

Conquête des territoires, conquête des corps et des esprits, le camp de regroupement, non plus seulement espace de l’urgence et de l’exception, s’inscrit pour Sayad et Bourdieu dans la continuité de la politique de tabula rasa initiée par Bugeaud : « Si la politique de regroupement a recueilli auprès des militaires une adhésion aussi générale et aussi enthousiaste, c’est qu’elle réalisait un rêve vieux comme la colonisation, à savoir de “modifier” comme disait Bugeaud, de “restructurer” comme disaient les colonels, une société toute entière »37 P. Bourdieu et A. Sayad, op. cit., pp. 26-27.. Le camp de regroupement représente non pas un paradoxe, mais une forme idéale de la discipline pastorale. Une discipline qui ne fonctionne pas comme gestion des déviances à un ordre normatif, mais comme constitution chimérique d’un peuple gouvernable à partir des rêves démiurgiques de quelques centaines d’officiers. Pour Sayad et Bourdieu, les regroupements incarnent le point d’achèvement d’une rationalité politique qui trouve ses sources dans les racines mêmes de l’ordre colonial : « Racine commune de l’assimilationnisme et du colonialisme, le refus (conscient ou inconscient) de reconnaître l’Algérie en tant que culture originale et en tant que nation a toujours servi de fondement à une politique d’interventionnisme inconsidéré et inconséquent, ignorant de sa force et de sa faiblesse, capable de détruire l’ordre pré-colonial sans pouvoir instaurer à sa place un ordre meilleur. Cette politique qui, unissant le cynisme et l’inconscience, a déterminé la ruine de l’économie rurale et l’effondrement de la société traditionnelle, trouve son achèvement dans les regroupements de population »38 Ibid., p. 25..
 
Cette impuissance, c’est celle d’un pouvoir colonial intrinsèquement asymétrique qui s’accroche tant bien que mal à ses propres chimères. Coloniser, civiliser, assimiler, toute une littérature de l’action coloniale moderne qui, si elle ne peut être réduite à de simples régimes de justification, est vouée à générer, à partir du constat de son impuissance inéluctable, un cercle infini de violences. La conquête vient finalement agir comme principe de réactualisation de toute la violence de l’asymétrie coloniale, comme agent d’invisibilisation du rapport de force contenu dans la matrice coloniale du pouvoir.

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[27] À partir d’enquêtes réalisées dans le...

À partir d’enquêtes réalisées dans le massif de Collo et la vallée du Chélif dans la seconde moitié des années 1950, Abdelmalek Sayad et Pierre Bourdieu publient cet ouvrage consacré aux phénomènes de regroupement massif et brutal des populations rurales d’Algérie et aux bouleversements provoqués en conséquence à l’intérieur de la structure de ces sociétés paysannes.

[28] P. Bourdieu et A. Sayad, Le...

P. Bourdieu et A. Sayad, Le déracinement. La crise de l’agriculture traditionnelle en Algérie, Paris, Éditions de Minuit, 1964, p. 12.

[29] Ibid., pp. 25-26.

Ibid., pp. 25-26.

[30] S. Chauvel, « Le corps discipliné »...

S. Chauvel, « Le corps discipliné », in Genèses, n°75, 2009/2, p. 2.

[31] M. Foucault, Surveiller et punir...

M. Foucault, Surveiller et punir, Naissance de la prison, Paris, éd. Gallimard, 1976, p. 206.

[32] Ibid., p. 211.

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[33] Ibid., p. 207.

Ibid., p. 207.

[34] Ibid., p. 203.

Ibid., p. 203.

[35] 493.

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[36] P. Bourdieu et A. Sayad, op. cit., p. 13...

P. Bourdieu et A. Sayad, op. cit., p. 13. Voir aussi, N. Omouri, « Les Section administratives et les sciences sociales. Études et actions sociales de terrains des officiers des SAS et des personnels des Affaires algériennes », in J.-C. Jauffret et Maurice Vaisse, Militaires et guérilla dans la guerre d’Algérie, éd. Complexes, 2001, pp. 387-388.

[37] P. Bourdieu et A. Sayad, op. cit., pp. 26-27.

P. Bourdieu et A. Sayad, op. cit., pp. 26-27.

[38] Ibid., p. 25.

Ibid., p. 25.

Conclusion


J’ai voulu dans cette communication me concentrer sur l’analyse du principe de conquête au sein des expériences coloniales algérienne et marocaine. Néanmoins, il ne faudrait pas faire s’arrêter ici l’histoire de la gouvernementalité militaro-pastorale esquissée ici. En effet, la figure de l’officier social va trouver une nouvelle incarnation à l’intérieur même de la métropole, avec la création en 1958 par le préfet de police de Paris, Maurice Papon, d’une extension des Sections administratives spécialisées à destination des Algériens immigrés de région parisienne : le Service d’assistance technique aux Français musulmans d’Algérie. Expérimenté au départ par trois officiers SAS détachés à la préfecture de police, le SAT constitue une extension du quadrillage colonial en dehors du territoire de la colonie, où les populations émigrées deviennent une nouvelle cible de la conquête. Comme les SAS, le SAT organise, d’abord de manière clandestine, une action d’assistance administrative et sociale en direction des Algériens de Paris afin de « reprendre en main » cette population. De la même manière qu’en Algérie, le répertoire de pratiques des SAT passe par des interventions sociales individuelles (aides en nature, demandes de logement, accès à l’emploi grâce à des relations étroites entretenues avec les grandes industries parisiennes) autant que par l’organisation de « commandos d’action sociale »39 Intervention de Maurice Papon, « Séances des 29-30 juin 1959 », in BMO de la Ville de Paris, Bibliothèque de l’Hôtel de ville, p. 303. [Consultable sur Gallica.bnf.fr] dans les bidonvilles et meublés, ou encore par la délivrance – parfaitement discriminatoire – des autorisations de voyages, des cartes d’identité et des passeports aux « Français musulmans ». Cette multiplicité tend à rendre inévitable pour un « Français musulman d’Algérie » le contact avec les agents du SAT, ce qui offre au service un répertoire extrêmement étendu de sources précieuses de renseignements et d’informations qui doivent servir à la fois à des fins de renseignement stratégique pour l’action contre-insurrectionnelle et à renseigner les pratiques de gouvernement spécialisé exercées sur une population ethniquement différenciée. À la veille de l’indépendance, plus de 100 000 dossiers ont ainsi été constitués pour les Algériens du département de la Seine, pour une population estimée alors à environ 131 000 individus40 « Rapport trimestriel sur l’action psychologique et sociale exercée auprès de la population musulmane dans le cadre de la Préfecture de Police. », 4ème trimestre 1961, Cabinet du Préfet, SAT-FMA [APP – Ha 61] ; un chiffre qui s’élève à près de 160 000 dossiers au début des années 198041  « Service d’Assistance Technique. Activités. 1979 », préfecture de police de Paris [AN – 1990/0353-10]. Le maintien du SAT pendant près de deux décennies après l’indépendance de l’Algérie témoigne d’une persistance diffuse et durable à l’intérieur de l’institution policière de modèles d’encadrement qui s’inscrivent dans la généalogie coloniale du pouvoir militaro-pastoral. Ce que maintient le SAT, bien plus qu’une structure de surveillance coloniale, c’est l’existence de la figure du colonisé hors du temps et de l’espace de la colonie, c’est la reconduction d’un principe de constitution de populations fondée sur l’acte de conquête.

Comme nous avons pu le voir, le geste de conquête se déploie à partir d’un empilement de niveaux de capture. Une capture qui passe avant tout par l’acte de désignation : désigner l’autre comme « l’indigène ».  L’« indigène », c’est celui qui vient d’ici mais qui est l’étranger de celui qui vient de là-bas – celui de là-bas qui se fait, par l’acte de conquête, le maître de l’ici. Le mot indigène désigne donc exactement le processus d’inversion coloniale par lequel l’étranger ne serait plus celui qui vient de là-bas, mais celui qui est d’ici. Au-delà de la seule désignation, le processus de capture se déploie aussi, au fil de l’histoire coloniale, à travers un ensemble de technologies politiques qui vont des dispositifs sociotechniques des premiers officiers coloniaux jusqu’aux pratiques d’action psychologique expérimentées pendant la guerre d’indépendance algérienne. La capture est aussi épistémologique et enferme le sujet colonisé dans un réseau de savoirs de nature hybride, entrecroisant les sciences humaines et des savoirs spécifiquement militaires, coloniaux et policiers, qu’il a fallu reconstruire par le travail d’archives. Il fallait donc produire une analyse épistémologique de ces savoirs coloniaux, et de la manière dont ils avaient pris forme à partir de différents « personnages » qui, chacun à leur manière, ont incarné la possibilité d’une rationalisation par les sciences sociales de l’administration des colonies.

Ce geste de capture se manifeste enfin dans la manière dont l’altérité est produite par des imaginaires politiques investis dans l’action coloniale – plus exactement ici dans l’action des « officiers sociaux » des colonies. Or le dispositif civilisationnel ici mis en œuvre n’est pas construit, à la différence du dispositif disciplinaire que l’on trouve chez Michel Foucault, autour de l’image moderne d’un pouvoir anonyme, d’un pouvoir sans visage : bien au contraire, ce n’est que par la médiation incarnée de « l’officier pasteur » qu’il semble pouvoir fonctionner. C’est ce qui va donner lieu au déploiement de toute une technologie dite de « contact » considérée comme le premier des outils de capture, et comme fondement d’un pouvoir militaro-pastoral absolument étonnant dans sa nature et dans son fonctionnement. C’est précisément ce pouvoir militaro-pastoral que l’on retrouve dans les trois moments auxquels je me suis attaché : pendant les conquêtes de l’Algérie et du Maroc ; au moment de la guerre d’indépendance algérienne, en Algérie comme en métropole ; et, enfin dans le contrôle postcolonial des immigrations en France.

Je finirai ici en évoquant certains dispositifs contemporains qui laissent à penser que cette inscription de savoirs coloniaux, de toute une épistémologie coloniale à l’intérieur de l’organisation policière métropolitaine a continué à subsister après les années 1980. J’aurais pour cela deux pistes à ouvrir à la réflexion. La première vient d’un certain étonnement à revoir paraître le terme d’« assistance technique » avec la création en 2004 du Service interministériel d’assistance technique, spécialisé dans la production de renseignement et l’infiltration de « milieux criminogènes ». La deuxième, plus saillante encore semble-t-il, voudrait interroger la réactualisation d’une valorisation politique de la conquête à partir de la résurgence ostensible, au moins depuis le début des années 2000, du terme de « reconquête » dans le discours politique officiel – au ministère de l’Intérieur plus particulièrement42 Dominique de Villepin (allocutions des 6 septembre 2004 à Vitry-le-François et 29 novembre 2004 à Meaux), Nicolas Sarkozy (discours devant les préfets du 28 novembre 2005), Claude Guéant (discours lors de la cérémonie des méritants des services de la sécurité intérieure du 20 avril 2011), Manuel Valls (allocution lors de la journée sur les zones de sécurité prioritaires du 13 mai 2013, communiqué de clarification sur les ZSP à Marseille du 31 juillet 2013, intervention sur la politique de sécurité 2013-2014 du 21 janvier 2014, discours lors d’un déplacement à Marseille le 29 janvier 2014), Bernard Cazeneuve (discours concernant la politique de sécurité en Seine-Saint-Denis du 12 septembre 2016). et jusqu’à la création en 2018 par Gérard Collomb du dispositif dit « Quartiers de reconquête républicaine »43 « Lancement des quartiers de reconquête républicaine pour une présence renforcée sur le terrain, une action accrue contre les trafics et une nouvelle relation à la population », Dossier de presse édité par le ministère de l’Intérieur, septembre 2018. URL: https://www.interieur.gouv.fr/Actualites/Police-de-securite-du-quotidien/Lancement-des-Quartiers-de-Reconquete-Republicaine.. Il est à la fois extrêmement violent et particulièrement révélateur que l’on se permette aujourd’hui de qualifier des politiques qui s’adressent à des quartiers entiers, dont les habitants sont majoritairement issus de l’immigration postcoloniale, de « politiques de reconquête ». Sans donner trop d’importance à ce qui ne le mérite pas, le nom du nouveau parti d’extrême droite fondé par Éric Zemmour en 2021 témoigne néanmoins de la diffusion de tout un imaginaire de la conquête tout à fait problématique et qui apparaît in fine comme un marqueur déterminant de la colonialité d’un discours politico-policier qui irrigue les institutions politiques françaises. Benjamin Stora évoquait la nécessité de décoloniser la société française, et par là aussi, pourrais-je ajouter, ses institutions les plus répressives. En outre, au regard de tout ce qui vient d’être dit, il me semble que l’un des moyens pour y parvenir serait peut-être de commencer par nous décoloniser nous-mêmes en libérant nos imaginaires occidentaux de cette matrice mortifère de la conquête.

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[39] Intervention de Maurice Papon...

Intervention de Maurice Papon, « Séances des 29-30 juin 1959 », in BMO de la Ville de Paris, Bibliothèque de l’Hôtel de ville, p. 303. [Consultable sur Gallica.bnf.fr]

[40] « Rapport trimestriel sur l’action...

« Rapport trimestriel sur l’action psychologique et sociale exercée auprès de la population musulmane dans le cadre de la Préfecture de Police. », 4ème trimestre 1961, Cabinet du Préfet, SAT-FMA [APP – Ha 61]

[41]  « Service d’Assistance Technique...

« Service d’Assistance Technique. Activités. 1979 », préfecture de police de Paris [AN – 1990/0353-10]

[42] Dominique de Villepin (allocutions...

Dominique de Villepin (allocutions des 6 septembre 2004 à Vitry-le-François et 29 novembre 2004 à Meaux), Nicolas Sarkozy (discours devant les préfets du 28 novembre 2005), Claude Guéant (discours lors de la cérémonie des méritants des services de la sécurité intérieure du 20 avril 2011), Manuel Valls (allocution lors de la journée sur les zones de sécurité prioritaires du 13 mai 2013, communiqué de clarification sur les ZSP à Marseille du 31 juillet 2013, intervention sur la politique de sécurité 2013-2014 du 21 janvier 2014, discours lors d’un déplacement à Marseille le 29 janvier 2014), Bernard Cazeneuve (discours concernant la politique de sécurité en Seine-Saint-Denis du 12 septembre 2016).

[43] « Lancement des quartiers de...

« Lancement des quartiers de reconquête républicaine pour une présence renforcée sur le terrain, une action accrue contre les trafics et une nouvelle relation à la population », Dossier de presse édité par le ministère de l’Intérieur, septembre 2018. URL: https://www.interieur.gouv.fr/Actualites/Police-de-securite-du-quotidien/Lancement-des-Quartiers-de-Reconquete-Republicaine.

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Echanges avec Benjamin Stora

M. Thierry DOMINICI (Université de Bordeaux), Ma question concerne tout ce que vous avez développé, ainsi que vos travaux. S’agissant aujourd’hui de cette