Les Lumières et la liberté de travailler : une liberté limitée par l’émergence de l’emploi subordonné pour les plus pauvres

Les Lumières, mouvement philosophique européen qui domine le monde des idées au XVIIIème siècle, représente le commencement du progressisme, son mythe fondateur. Il s’incarne dans un moment historique et dans son apogée, la Révolution française. Il serait aussi le point de départ de tous les droits contemporains protecteurs de l’individu, droits érigés par le réveil des parlements, ainsi que le point de dépassement entre l’état de nature et la construction de droits positifs attachés au citoyen. Ces droits du citoyen sont au fondement de la nation pour les révolutionnaires français. Les droits fondamentaux sont incarnés par les lettres gravées dans le marbre de la déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 dont l’article 1 énonce que tous « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune. »
 
Sur le plan du droit, la Révolution française a mis fin aux privilèges, et a libéré le travail par l’abolition des corporations avec le décret d’Allarde des 2 et 17 mars 1791 et la loi Le Chapelier du 14 juin 1791, abolition très bien documentée par Steven L. Kaplan1 Kaplan (Steven L.).- La fin des corporations.- Paris : Fayard 2001.. Si la liberté de travailler est acclamée, il faut préciser qu’elle n’est pas née dans la Révolution française. Elle préexistait dans certains territoires à l’image du Faubourg Saint-Antoine à Paris comme l’a démontré l’historien Alain Thillay2 Thillay (Alain).- Le Faubourg Saint-Antoine et ses « faux ouvriers. La liberté du travail à Paris aux XVIIe et XVIIIe siècles.- Seyssel : Champ Vallon, 2002.. En effet, dans cet espace, la monarchie avait créé, par lettres patentes de février 1657, un régime dérogatoire laissant les artisans, alors « faux ouvriers », libres de travailler en dehors des corporations : « Nous avons dérogé et dérogeons par ces présentes : CAR tel est nostre plaisir ».
 
Cette abolition était nécessaire pour l’encyclopédiste Denis Diderot, elle serait « un pas de plus vers un gouvernement plus sage »3 Diderot (Denis).- Lettre sur le commerce de la librairie.- Paris, Hachette, première édition 1861 [rédigé en 1763], p.4.. Il n’y avait plus théoriquement d’espace entre les individus et l’intérêt général. Personne ne devait ainsi plus être gêné dans l’exercice de son travail, ni soumis à des freins ou à des entraves pour produire et créer des richesses. Les corporations assuraient auparavant un contrôle politique et social sur le travail à travers un système de classification, de surveillance et d’échange. C’est un triomphe pour le libéralisme après le premier assaut livré en 17764 Edit de suppression des jurandes. par Turgot. C’est aussi une victoire idéologique pour les physiocrates, et plus particulièrement pour les idées de l’économiste De Quesnay. Pour Robert Castel, la Révolution française marque un tournant, où l’on passe de la tutelle féodale, représentée notamment par les communautés d’arts et métiers dans l’Ancien Régime – les corporations –, au contrat. Cette « libération » ne change pas pour autant la fin des règles ou des règlements dans les métiers.
 
Si la question des libertés, et de la relation de travail, est au fondement de ces changements, elle n’interroge pas le sens et le contenu du travail, ni même son organisation. Pour la philosophe Simone Weil, la fin des corporations représente un changement profond dans la nature du travail dont la fin devient uniquement l’argent. Le travail devient une marchandise5 Weil (Simone).- L’enracinement.- Paris : Gallimard, 1949 [1943].- p. 160. bien plus qu’une œuvre. Nous sommes ici sur deux plans, la relation de travail, et son contenu, son sens.
 
Au cours de la Révolution française, le libéralisme garantit des droits, des libertés, il n’a pas pour autant garanti un droit sous forme de créance. Ainsi, sur le plan social, si la Révolution française visait l’extinction de la pauvreté, à travers les actes du comité de mendicité de l’Assemblée constituante, elle ne garantissait pas pour autant le droit pour chacun de se voir garantir un travail. Travailler est une obligation au sens de l’imaginaire chrétien. L’oisiveté est toujours condamnée. Chercher un travail est à la charge de l’homme. L’objectif d’extinction de la mendicité devait d’abord assurer l’ordre public notamment à Paris là où la mendicité était la plus forte, et la plus visible. Ainsi, les indigents sous la Révolution française sont contraints par la discipline, par un imaginaire de répression, bien loin de la levée de la tutelle sur le travail.

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[1] Kaplan (Steven L.).- La fin des...

Kaplan (Steven L.).- La fin des corporations.- Paris : Fayard 2001.

[2] Thillay (Alain).- Le Faubourg Saint-Antoine...

Thillay (Alain).- Le Faubourg Saint-Antoine et ses « faux ouvriers. La liberté du travail à Paris aux XVIIe et XVIIIe siècles.- Seyssel : Champ Vallon, 2002.

[3] Diderot (Denis).- Lettre sur le commerce...

Diderot (Denis).- Lettre sur le commerce de la librairie.- Paris, Hachette, première édition 1861 [rédigé en 1763], p.4.

[4] Edit de suppression des jurandes.

Maria Gentile, dite « l’Antigone corse », donna une sépulture à son fiancé malgré l’interdiction des autorités militaires de Louis XV, du temps de la conquête de la Corse. Ce fait historique inspira plusieurs œuvres littéraires.

[5] Weil (Simone).- L’enracinement...

Weil (Simone).- L’enracinement.- Paris : Gallimard, 1949 [1943].- p. 160.

Les débats du comité de mendicité, présidé par un libéral proche de Louis XVI, sont ainsi à mettre en parallèle des ateliers de charité qui se développent à la même période dans le cadre d’une administration municipale. Le premier visait l’extinction de la pauvreté sans garantir un travail, quand les seconds garantissaient un travail contraint pour ceux qui n’en avaient pas. Les premiers s’inscrivaient dans « la liberté du travail à partir du droit qu’à chacun d’œuvrer à sa jouissance par la propriété »6 Ibid., Messerlé (Jordan). P. 61. au sens de John Locke, quand les seconds créent une propriété sociale organisée autour de la discipline et visant au rétablissement de l’ordre public. S’agit-il d’une superposition de dimensions divergentes, ou de dynamiques convergentes ? Une part de la réponse est sans doute dans l’articulation entre la proclamation de la liberté de travailler, et l’émergence d’une relation de travail subordonnée organisée dans le cadre d’un ordre social. On peut se demander s’il ne s’agit pas de l’émergence de l’emploi subordonné aux marges de la société.
 
Pour tenter de répondre à cette question, nous allons tout d’abord mettre en valeur l’objectif d’extinction de la pauvreté dans la Révolution française. Nous allons étudier le cas des ateliers de charité en tant qu’émergence d’une solution provisoire pour les sans-travail. Nous montrerons ensuite que cette solution philanthropique s’inscrivait dans un champ disciplinaire. Nous démontrerons enfin que ce travail prescrit entrave alors la liberté de travailler émergente.
 

L’objectif de l’extinction de la pauvreté, au cœur de la Révolution française :

 
Pendant la Révolution française, la question de la mendicité était au cœur des réflexions notamment à travers les débats du Comité mendicité. Ces débats sont aux prémices de la notion de solidarité nationale comme le souligne Jean-Baptiste Masméjan7 Masméjan (Jean-Baptiste).- Le comité de mendicité mandaté par la nation : vers une harmonisation de la politique d’assistance des valides (1790-1791).- Université Jean Moulin Lyon 3, Cahiers Jean Moulin, 2 I 2016, https://journals.openedition.org/cjm/280?lang=en dans un article consacré aux travaux de ce comité. On assiste ainsi à l’émergence de la sécularisation de l’assistance, du rôle de l’Etat où la nation doit se substituer par la législation aux initiatives privées, religieuses et municipales, et à la mise à l’écart de la charité chrétienne. Les travaux sur le projet de Constitution conduisent à investiguer tous les sujets des droits du citoyen. Le Comité de mendicité, constitué en janvier 1790 et présidé par le duc de la Rochefoucauld-Liancourt, doit faire face à l’urgence sociale en réponse à la volonté de maintenir l’ordre public. Il y a en effet de nombreux mendiants et vagabonds dans le pays avec une forte concentration à Paris.
 
Le président du comité est un libéral, fidèle de Louis XVI, qui s’inspire de l’école des physiocrates qui avait déjà expérimenté l’idée de la mobilisation des indigents valides par le travail. Il observa notamment une expérience à la Charité de Lyon. Il faut préciser que la philanthropie du XVIIIème siècle s’inscrivait dans un principe simple : « si la charité est un devoir de l’homme, la bienfaisance est un devoir des nations, et tout administrateur animé par l’amour du bien public en fait la base de ses opérations. »8 Des Essarts (Nicolas-Toussaint).- Dictionnaire unniversel de police.- Mot Hôpital. 1786-1790. L’assistance doit donc être un service national.
 
L’un des bureaux du comité de mendicité est chargé des questions relatives à la mendicité et à sa répression. Les deux sujets sont associés lorsqu’il est de question de traiter de la mendicité des personnes valides. Il s’agit ainsi de réprimer l’oisiveté et d’agir par l’assistance par le travail. Il n’y a pas d’émergence d’un droit au travail dans les faits, pour des raisons techniques, et pour des raisons philosophiques comme le souligne Jean-Baptiste Masméjan.

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[6] Ibid., Messerlé (Jordan). P. 61.

Kaplan (Steven L.).- La fin des corporations.- Paris : Fayard 2001.

[7] Masméjan (Jean-Baptiste).- Le comité de...

Masméjan (Jean-Baptiste).- Le comité de mendicité mandaté par la nation : vers une harmonisation de la politique d’assistance des valides (1790-1791).- Université Jean Moulin Lyon 3, Cahiers Jean Moulin, 2 I 2016, https://journals.openedition.org/cjm/280?lang=en

[8] Des Essarts (Nicolas-Toussaint)...

Des Essarts (Nicolas-Toussaint).- Dictionnaire unniversel de police.- Mot Hôpital. 1786-1790.

On retrouve là le lien entre l’indigence et la question de l’ordre public, tout comme la nécessité que l’effort individuel soit mobilisé pour sortir de cette situation. Il ne s’agit pas de donner un travail, de manière exceptionnelle face à des crises temporaires. Le travail relève donc d’un droit naturel, d’un devoir d’assurer ses propres conditions d’existence. La liberté de travailler est une conséquence du droit de propriété, elle n’est pas celle d’une propriété sociale qui garantirait l’accès à un travail. C’est par les efforts de chacun et par la libération de l’économie, et donc de la fin des tutelles sur le travail, que la prospérité sera acquise.
 

Le cas des ateliers de charité : émergence d’une solution provisoire pour les sans-travail

 
Le développement des ateliers de charité est accepté par le comité de mendicité pour faire face à un contexte de crise qui s’impose aux personnes, à l’image des conséquences des mauvaises récoltes. Comme le montre Yvonne Forado-Cunéo9 Foardo-Cuéno (Yvonne).- Les ateliers de charité de Paris pendant la Révolution française (1789-1791).- Extrait de la Révolution française N°4, 1933 et 1-2, 1934. Paris : A. Maretheux et L. Pactat, imprimeurs, 1934., ces ateliers ont été à peine mentionnés par Adolphe Thiers et Jules Michelet dans leur histoire de la Révolution, et pas mentionnés par Louis Blanc. Ils s’inspirent pourtant des expériences déjà menées par Turgot. En effet, ils avaient déjà été testés par Turgot, alors Intendant à Limoges, pour des chantiers de terrassement et sur la base du volontariat. La mendicité est alors une faute. Il faut rappeler que les mendiants étaient enfermés, ce qui inspira la création de l’Hôpital Général sous Louis XIV, puis des dépôts de mendicité sous Louis XVI.
 
Les ateliers de charité peuvent alors être une solution temporaire pour faire face aux crises agricoles et aux conséquences du traité de commerce conclu avec l’Angleterre en 1786. Il ne s’agit pas d’enfermer les plus pauvres, dans le contexte du bouillonnement révolutionnaire, mais de leur proposer un travail. Aussi, dès 1788, Necker, directeur général des finances, propose à Louis XVI de former plusieurs ateliers de charité dans Paris et il confie à la municipalité de Paris le soin de développer les travaux utiles et de les affecter. Contrairement aux ateliers de Turgot, il n’était plus nécessaire de disposer d’un certificat d’indigence délivré par le curé pour accéder à l’atelier. Seules l’équipement d’une pioche et d’une pelle étaient nécessaires. 3 000 ouvriers ont bénéficié à cette période d’un travail dans les ateliers. Mais ils furent rapidement dissous10 Les ateliers furent quatre fois dissous et quatre fois réformés entre 1789 et 1791., après quatre mois d’existence, le 1er avril 1789, à la veille des Etats Généraux. La première révolte dans le Faubourg Saint-Antoine à Paris, qui prend la forme d’un pillage de l’usine Réveillon le 28 avril 1789, montre que ce sont les personnes frappées de misère qui se révoltent et non plus seulement des voleurs. Ce sont des ouvriers sans travail qui se révoltent. Les ateliers sont donc réouverts en mai 1789 face à cette situation sociale et de crise. En juillet 1789, il y avait déjà 8 600 ouvriers répartis dans 14 ateliers11 Ibid., Foardo-Cuéno, p. 12. dans Paris. C’est le mariage de « la main invisible » d’Adam Smith, en ce qu’ils doivent être temporaire pour rétablir un équilibre dans la société, et de la volonté d’éradiquer les injustices sociales, à l’image des écrits de Jean-Jacques Rousseau, comme le souligne Robert Castel12 Castel (Robert).- Les métamorphoses de la question sociale.- Paris : Gallimard, 1995. P. 314..
 

Une solution philanthropique dans un cadre disciplinaire

 
Lorsque l’administration municipale de Paris a été reconstituée en octobre 1789, elle fut structurée autour de huit départements13 1. Subsistances et approvisionnements ; 2. Police; 3. Etablissements publics; 4. Travaux Publics; 5. Hôpitaux; 6. Domaine de la ville; 7. Impositions; 8. Garde nationale. dont celui consacré aux Travaux Publics avec pour chef Jacques Cellerier. Ce département avait notamment en charge les églises, les cimetières, les prisons, les maisons d’arrêt et les ateliers publics et de charité. Si la voirie et la propreté mobilisaient beaucoup d’énergie face à l’insalubrité de la ville de Paris, le rapport de M. J-B Edme Plaisant14 Plaisant (Edme).- L’administration des ateliers de charité.- Paris : 1906, Société de l’Histoire de la Révolution française, publié par Alexandre Tuetey., administrateur du département des travaux publics, décrit le fonctionnement des ateliers et leurs enjeux : « Nous arrivons à la partie du compte de M. Plaisant la plus considérable, celle qui concerne les ateliers publics ou de charité, œuvre immense dans ses détails, exigeant une surveillance de tous les instants et faisant peser la plus lourde responsabilité sur celui qui en avait assumé la charge. »15 Ibid., p. XI, Introduction Alexandre Tuetey.

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[9] Foardo-Cuéno (Yvonne)...

Foardo-Cuéno (Yvonne).- Les ateliers de charité de Paris pendant la Révolution française (1789-1791).- Extrait de la Révolution française N°4, 1933 et 1-2, 1934. Paris : A. Maretheux et L. Pactat, imprimeurs, 1934.

[10] Les ateliers furent quatre fois dissous...

Les ateliers furent quatre fois dissous et quatre fois réformés entre 1789 et 1791.

[11] Ibid., Foardo-Cuéno, p. 12.

Thillay (Alain).- Le Faubourg Saint-Antoine et ses « faux ouvriers. La liberté du travail à Paris aux XVIIe et XVIIIe siècles.- Seyssel : Champ Vallon, 2002.

[12] Castel (Robert).- Les métamorphoses...

Castel (Robert).- Les métamorphoses de la question sociale.- Paris : Gallimard, 1995. P. 314.

[13] 1. Subsistances et approvisionnements...

1. Subsistances et approvisionnements ; 2. Police; 3. Etablissements publics; 4. Travaux Publics; 5. Hôpitaux; 6. Domaine de la ville; 7. Impositions; 8. Garde nationale.

[14] Plaisant (Edme).- L’administration...

Plaisant (Edme).- L’administration des ateliers de charité.- Paris : 1906, Société de l’Histoire de la Révolution française, publié par Alexandre Tuetey.

[15] Ibid., p. XI, Introduction Alexandre...

Ibid., p. XI, Introduction Alexandre Tuetey.

Le rapport de M. Plaisant, très précieux compte tenu de la destruction de nombreuses archives sur cette période, décrit l’organisation des ateliers de charité basée sur un ordre établi pour l’admission des ouvriers et pour l’organisation des ateliers, sur des règlements, et une discipline. Les ateliers de Montmartre créés en mai 1789 ont accueilli ainsi jusqu’à 32 000 ouvriers le 17 août 1789. Dans son rapport M. Plaisant précise que c’est l’administration de la police qui rassemble les vagabonds pour former des ateliers de charité dès le mois de mai 1789. Le Général Lafayette a dû intervenir le 15 août pour y rétablir l’ordre face aux séditions et mutineries journalières. Les ateliers de charité furent fermés car le travail y était faible et les frais importants. C’est une situation qui était perçue par la population comme une « immoralité ».

Les étrangers étaient conduits jusqu’aux frontières, et les vagabonds d’autres régions étaient payés pour retourner chez eux avec leur passeport, dispositif qui a dû aussi être surveillé en raison d’abus. Il s’agit de rétablir l’ordre et d’ôter du regard l’oisiveté révoltante. Mais pour éviter le vagabondage restant, de nouveaux ateliers furent créés à partir du 22 septembre 1789 avec une sélection à l’entrée par les présidents et commissaires des districts qui attribuaient des certificats. Ils se dénommèrent « Ateliers publics » et non plus « Ateliers de charité ». L’accès au droit reposait sur une reconnaissance, une légitimation. Des contrôles plus sévères furent opérés car des certificats se revendaient à travers des trafics. Les certificats devaient désormais comporter, en plus du nom, prénom, âge… « la corpulence et la description de la figure »16Ibid., p. 22.. Au 1er décembre, ils furent déjà 4 922 à y travailler. Les règlements prévoyaient des sanctions en cas de débordements, des radiations en cas d’absence, et déjà une forme de contrôle et de discipline, et donc un lien de subordination. Il était interdit de « jouer aux cartes », de « vaguer dans les terres ensemencées et les vignes »… En 1790, la pression était forte avec l’accroissement de la misère.

Le décret du 30 mai 1790 rendu par le rapport des Comités des recherches, des rapports et de mendicité, visant l’extinction de la mendicité, proposait d’ouvrir de nouveaux ateliers à Paris à travers des travaux de terre pour les hommes, et de filature pour les femmes et les enfants. Les enfants travaillaient toutefois déjà dans les ateliers, et parfois même par des substitutions d’enfants au lieu de leurs pères avec les certificats délivrés, et parfois p  ar de la complaisance. L’article 3 du décret prévoyait l’obligation de fournir du travail pour toute personne née en France qui en demanderait, mais avec un salaire en dessous de celui des artisans pour éviter des effets d’aubaine qui ne purent d’ailleurs être empêchés. Et les craintes s’exprimaient de plus en plus sur le fait que la situation pourrait devenir ingérable à Paris en attirant toutes les familles sans travail de la province. Chacun devait s’y engager sous peine d’être conduit dans un dépôt de mendicité.

Il a donc fallu accueillir de nouveaux ouvriers jusqu’à atteindre le chiffre de plus de 21 000 en octobre 1790. La municipalité n’était pas autorisée à refuser une personne qui demandait de l’ouvrage. Les ateliers étaient composés pour chacun en moyenne de 200 ouvriers de manière à éviter une communication entre les ouvriers dans une volonté de maintenir l’ordre. La formation de coalitions était sous surveillance pour éviter les insurrections. Dans chaque atelier, 5 personnes étaient affectées à la surveillance, en dehors des chefs, sous-chefs (deux pour 100 ouvriers), des gardes-outils devenus piqueurs, des contrôleurs qui circulaient dans les ateliers. Il existait ainsi une « police des ateliers » pour prévenir les petites insurrections qui arrivaient parfois les jours de paye, les délits comme la contrebande. On peut se demander si déjà il n’existe pas une émergence de l’emploi, au sens de supplicare, avec un lien de subordination et un encadrement très disciplinaire.Les moyens mobilisés en matière de légitimation, de reconnaissance, de vérification, d’encadrement, de contrôle, participent ainsi à une forme de subordination dans une relation entre employeur et employé. Bien que les ateliers de charité, ou public, s’inscrivaient dans une tradition philanthropique, le travail réalisé ne s’inscrivait pas dans un imaginaire d’émancipation individuelle mais bien de contrôle et de répression de l’oisiveté.

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[16] Ibid., p. 22.

Foardo-Cuéno (Yvonne).- Les ateliers de charité de Paris pendant la Révolution française (1789-1791).- Extrait de la Révolution française N°4, 1933 et 1-2, 1934. Paris : A. Maretheux et L. Pactat, imprimeurs, 1934.

Des droits nouveaux furent toutefois expérimentés comme le fait de payer ceux qui ne pouvaient travailler en raison d’un accident pendant les travaux. On peut donc estimer à une centaine d’ateliers leur nombre à Paris. Près de 600 ouvriers furent envoyés aux travaux du canal de Bourgogne, ou encore une quarantaine en Corse à la demande de M. et Mme Maudet, propriétaires de grands terrains pour les défricher. Ils étaient dénommés dans le rapport de M. Plaisant « colons de Corse ». Pour la sociologue Danièle Linhart, le lien de subordination dévoie le sens du travail : « il permet légitimement à l’employeur de s’en emparer, de le privatiser, de le mettre sous son emprise »17 Linhart (Danièle).- L’insoutenable subordination des salariés.- Toulouse : Editions érès, 2021.. Dans l’exemple des 40 ouvriers envoyés en Corse pour exécuter des travaux privés, nous sommes dans ce lien de subordination qui privatise.
 
Le 31 août 1790, un nouveau décret supprima les ateliers et les remplaça par deux types d’ateliers : les premiers accueillaient des ouvriers payés à la tâche, les seconds accueillaient des personnes plus faibles et moins adaptées aux travaux difficiles et payées à la journée. Une des difficultés dans la gestion des ateliers de charité fut la dispersion de leur animation. Les pouvoirs publics étaient dispersés dans les rôles affectés à chacun, une absence de cohésion en résultait18 Ibid., Foardo-Cuéno, p. 21-28. : la municipalité, les comités de district, le Trésor royal, le Comité de mendicité, chacun intervenait dans son périmètre et à sa façon.
 

Un travail prescrit qui entrave la liberté de travailler

 
Le 26 décembre 1790, un nouveau décret envisagea une départementalisation pour organiser les travaux de secours mais il y eut peu de retours d’action car personne ne voulait accueillir les masses d’ouvriers sans travail de retour de Paris. Le coût des ateliers est devenu de plus en plus important, et il représentait une énorme dépense pour le Trésor. La dissolution définitive des ateliers intervient par décret le 16 juin 1791. Face à la faillite de la pensée du Comité de mendicité, la Constituante laissa le soin à la prochaine Législative d’appliquer la dissolution : « L’Assemblée nationale, considérant avec peine que l’immensité de ses travaux l’empêche dans cette session de s’occuper de l’organisation de secours dont elle a dans la Constitution ordonné l’établissement, laisse à la législation suivante l’honorable soin de remplir cet important devoir. » La mesure philanthropique des ateliers n’avait pas réussi à remplir l’espérance suscitée. Yvonne Forado-Cuéno souligne que le contexte de la Révolution, dont l’aspect provisoire des autorités n’était pas propice à leur réussite. Livrés à eux-mêmes, une part des 30.000 hommes ainsi rassemblés constitua alors le noyau de l’armée de la Révolution, avec les premiers volontaires de 1792.
 
La loi du 15 octobre 1793 prévoit encore une relance d’un système de travaux publics à l’échelle départementale, mais elle ne fut pas appliquée : « Les travaux de secours, avant d’être ouverts, seront annoncés par affiches, quinze jours à l’avance, dans toutes les municipalités du district. Les indigents qui s’y rendront, seront tenus de prendre un passeport, lorsqu’ils sortiront de leur canton » (article 8). Dans le même texte sont traités à nouveau les travaux de secours, les moyens de répression de la mendicité, les maisons de répression, les travaux forcés (« transportation) et les domiciles de secours. Cette loi vise alors dans l’intention à l’extinction de la pauvreté. Comme le souligne Robert Castel, l’indigent est criminalisé et obligé de travailler19 Ibid., Robert Castel, p. 316..
 
Il existe donc une forme de travail forcé pour les indigents alors même que la Révolution proclamait la liberté de travailler et que Turgot avait lancé les ateliers de charité à Limoges avant la Révolution française sur la base du volontariat. Mais la quête de l’ordre public a pris le dessus. C’est une ambiguïté du droit : « Le cœur de l’ambiguïté porte sur la notion même de droit. Le mot droit n’a pas un sens identique selon qu’il concerne les secours ou le travail. Dans le premier cas, il s’agit bien d’une créance de l’indigent sur la société. L’Etat « doit » et peut-être pourrait, mettre en place un système de secours publics, levers des impôts, recruter des personnels, créer des institutions spéciales, etc. Il en va autrement s’il s’agit de « procurer la subsistance par le travail » : l’Etat refuse explicitement de prendre la responsabilité d’assurer à chacun du travail. »20 Ibid., Robert Castel, p. 317.

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[17] Linhart (Danièle).- L’insoutenable...

Linhart (Danièle).- L’insoutenable subordination des salariés.- Toulouse : Editions érès, 2021.

[18] Ibid., Foardo-Cuéno, p. 21-28.

Ibid., Foardo-Cuéno, p. 21-28.

[19] Ibid., Robert Castel, p. 316.

Ibid., Robert Castel, p. 316.

[20] Ibid., Robert Castel, p. 317.

Ibid., Robert Castel, p. 317.

Il s’agit ainsi par la législation de multiplier « les moyens du travail », après l’expérience malheureuse du décret du 30 mai 1790, et non pas d’encourager la paresse en procurant du travail. C’est tout le sens du décret du 31 août 1790 qui dans son préambule précise : « Il importe que les ateliers publics ne soient qu’un secours accordé à ceux qui manquent véritablement de travail, qu’ils ne soient préjudiciables ni à l’agriculture ni aux manufactures et ne deviennent un encouragement à la paresse. » L’assistance est réservée aux indigents invalides, alors que les valides n’ont pas accès à un droit au travail. L’intervention d’un gouvernement doit être indirecte et temporaire. Le libéralisme est ainsi préservé, il n’y a pas d’intervention de l’Etat dans la régulation du travail.
 
L’expérience des ateliers de charité, et des ateliers publics, montre toute la complexité du traitement de la question sociale, et de la question du travail, dans la Révolution française, et plus largement dans les Lumières. Le droit au travail n’a pas encore émergé, et il deviendra une chimère pour ces critiques du XXème siècle. La liberté de travailler existe pour le plus grand nombre avec l’abolition des corporations, mais pour préserver le libéralisme. Il ne s’agit pas d’intervenir directement, ou de manière temporaire, pour réduire les injustices. Le travail dans les ateliers de charité est contraint, discipliné, soumis à une autorité stricte et de proximité. Le lien de subordination est bien effectif. La solution proposée aux personnes les plus pauvres n’est pas un travail émancipateur, mais bien un emploi encadré par une discipline visant à éviter toute sédition.
 

Conclusion

 
La question du travail met ainsi en lumière les contradictions internes à la Révolution française, entre un libéralisme émancipateur de l’individu, et une volonté d’exercer l’égalité dans les faits par l’exercice du droit. Le droit protège l’individu des entraves à sa liberté de créer, mais ne construit pas une propriété sociale accessible à tous qui contribuerait à réduire les inégalités et à réduire les injustices. Le droit du travail n’est pas encore une institution du travail, mais une garantie de liberté pour l’individu. Il s’agit de mobiliser les efforts individuels, et d’éviter tous les freins, pour créer des richesses. Il n’existe pas d’ordre social permettant de garantir le travail en dehors de l’expérience éphémère des ateliers de charité et des ateliers publics. Ces ateliers sont symboliques d’une forme de subordination, de contrôle, qui s’impose aux plus pauvres, mais qui semblent anticiper le modèle qui va se développer dans la révolution industrielle pour encadrer les masses laborieuses dans les « Temps difficiles »21 Dickens (Charles).- Paris : Gallimard, 1985 [1854]..
 
Au XIXème siècle, les socialistes utopistes ont souhaité dépasser ce dilemme en portant l’utopie du droit au travail et de l’organisation sociale du travail. Ils ont interrogé le sens du travail et son rôle émancipateur pour l’Homme, en l’incarnant dans des communautés utopistes. La révolution de 1848 est la révolution du travail en ce qu’elle libère temporairement les ouvriers du marchandage, de l’exploitation de l’homme par l’homme en instaurant le droit au travail. Mais encore une fois, les ateliers nationaux, qui furent le dévoiement par les libéraux des ateliers sociaux de Louis Blanc, conduisent à un nouvel échec qui marquera injustement l’imaginaire du droit au travail. Dans son Histoire de l’idée du travail22 Girardin (Saint-Marc).- Histoire de l’idée du travail.- Revue des deux mondes, 15 août 1848, nouvelle série, Vol. 23 N°4 (15 août 1848). Pp 53-565., Saint-Marc Girardin, opposant aux utopistes de son siècle, distingue l’obligation du travail qui est la doctrine chrétienne, le droit du travail qui est la doctrine des économistes du XVIIIème siècle, et le droit au travail qu’il considère être une « chimère » de son siècle, le XIXème siècle. Pour lui, le droit au travail favorise l’oisiveté et la paresse, à l’image de la mendicité du peuple romain.
 
L’Encyclopédie consacre une garantie du travail par l’Etat23 De Jaucourt, v° « Mendiant [économie politique] », t. 21, p. 482-483.. C’est ainsi que le chevalier Louis de Jaucourt24 Ferenczi (Thomas).- Le chevalier de Jaucourt, un combattant des Lumières.- Dans Le Philosophoire 2017/1 (n° 47), pages 77 à 133.- https://www.cairn.info/revue-le-philosophoire-2017-1-page-77.htm, troisième homme de l’Encyclopédie de Diderot, introduit cette garantie dans son article sur les mendiants : « Il est pourtant vrai que tout homme qui n’a rien au monde, et à qui on défende de mendier, a droit de demander à vivre en travaillant ; toutes les fois donc qu’une loi s’oppose à la mendicité, il faut qu’elle soit précédée d’un appareil de travaux public, qui occupe l’homme et le nourrisse. Il faut qu’en l’arrachant à l’oisiveté, on le dérobe à la misère…. Mais ces trois états exceptés, l’homme n’a droit de vivre que du fruit de ses peines, et la société ne lui doit que les moyens d’exister à ce prix ; mais ces moyens, elle les lui doit : ce n’est pas assez de dire au misérable qui tend la main, “va travailler” ; il faut lui dire, “viens travailler” ».
 
La Révolution française n’a pas vu l’émergence d’un droit au travail au sens du XIXème siècle. Mais le sujet était bien présent dans l’esprit des révolutionnaires à travers notamment l’article 21 de la Constitution de l’an I (24 juin 1793) : « Article 21. – Les secours publics sont une dette sacrée. La société doit la subsistance aux citoyens malheureux, soit en leur procurant du travail, soit en assurant les moyens d’exister à ceux qui sont hors d’état de travailler ». Cette espérance s’inscrivait comme nous l’avons vu dans un imaginaire de répression de l’oisiveté et de condamnation de la paresse supposée des plus pauvres. Il s’agit bien de procurer du travail dans l’idéal, mais sans jamais le faire, ou tout du moins dans une exception que sont les ateliers de charité et pour lesquels il s’agit temporairement de répondre à l’urgence sociale pour rétablir l’ordre public. Cette exception ne libère pas, n’émancipe pas les individus, c’est un travail disciplinaire, subordonné, c’est un emploi. On assimile l’emploi au capitalisme mais la linguistique nous éclaire sur l’utilisation du mot dès le XVIIIème siècle.
 
Si le siècle des Lumières qui se réalise dans la Révolution française est ce grand souffle de liberté qui met fin à l’Ancien Régime, il n’efface pas pour autant la subordination des uns sur les autres dans le travail pour les plus pauvres. Interroger plus largement l’organisation du travail, c’est mettre en lumière ces enjeux. C’est ce que fera notamment Louis Blanc au XIXème siècle dans la construction de l’idée des ateliers sociaux : « de chacun selon ses facultés, à chacun selon ses besoins. »

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[21] Dickens (Charles).- Paris : Gallimard...

Dickens (Charles).- Paris : Gallimard, 1985 [1854].

[22] Girardin (Saint-Marc).- Histoire de...

Girardin (Saint-Marc).- Histoire de l’idée du travail.- Revue des deux mondes, 15 août 1848, nouvelle série, Vol. 23 N°4 (15 août 1848). Pp 53-565.

[23] De Jaucourt, v° « Mendiant...

De Jaucourt, v° « Mendiant [économie politique] », t. 21, p. 482-483.

[24] Ferenczi (Thomas).- Le chevalier de...

Ferenczi (Thomas).- Le chevalier de Jaucourt, un combattant des Lumières.- Dans Le Philosophoire 2017/1 (n° 47), pages 77 à 133.- https://www.cairn.info/revue-le-philosophoire-2017-1-page-77.htm

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