5 – Obligations erga omnes – Cette qualification de jus cogens pour le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes a une incidence directe sur l’opposabilité des obligations qui en découlent. En effet, dans un obiter dictum [je suggère une note explicative pour les lecteurs non juristes –majoritaires- de la revue] du célèbre arrêt Barcelona Traction Light and Power Company Limited, la Cour internationale de Justice opère une distinction entre les obligations des États envers la communauté internationale dans son ensemble comme celles découlant par exemple, des droits fondamentaux de la personne humaine englobant ainsi protection contre la pratique de l’esclavage et la discrimination raciale et les obligation naissant dans le cadre de la protection diplomatique vis-à-vis d’un autre État. Les premières sont des obligations erga omnes ; elles sont opposables à la communauté internationale dans son ensemble ce qui revient à considérer que tous les États ont un intérêt juridique à les faire respecter eu égard à l’importance des normes en cause[14]. Les obligations erga omnes se reconnaissent par leur caractère indivisible, autrement dit, leur contenu juridique ne peut être scindé en une série de relations juridiques bilatérales[15] [16] ce qui revient à leur reconnaître l’existence d’une multitude de créanciers[17]. Les concepts de jus cogens et d’obligation erga omnes sont étroitement liés ; en ce sens, nous pouvons considérer qu’une obligation découlant d’une norme impérative revêt nécessairement un caractère erga omnes. Le jus congens constitue « un sous-ensemble de normes revêtues d’une armure juridique plus résistante aux coups[18] ».
En ce qui concerne le droit à autodétermination interne, acquis pour tous les peuples dans la mesure où il dépasse largement le cadre de la situation coloniale, il est opposable à tous les États même en l’absence de consentement de ces derniers[19]. Force est de constater que nous disposons de tous les indices révélant le caractère fondamental de ce droit permettant ainsi de l’assimiler à un droit de l’homme. Reste à présent à en identifier les titulaires.
B. Les peuples, titulaires du droit à l’autodétermination
6. Peuples – Le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes cite directement ses titulaires dans son intitulé bien qu’il n’existe en réalité aucune notion générale de peuple comme sujet de droit en droit international[20]. Le dictionnaire de droit international public propose quatre définitions de la notion de peuple[21] mais ce sont principalement le premier et le dernier sens qui intéressent directement l’étude du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Le premier sens présente le peuple comme « une collectivité d’êtres humains unis par un lien de solidarité, ce lien pouvant consister en des phénomènes divers » tels que « le fait d’être ressortissant d’un même État » ou « un ensemble d’êtres humains liés par un attachement à un territoire commun, à des traditions ou des croyances communes » ou encore « le fait d’une communauté établie sur un territoire qui ne constitue pas un État » ou enfin « le fait d’une communauté répartie sur plusieurs territoires » et le dernier sens comme une « collectivité humaine qui n’est pas titulaire de la souveraineté étatique mais à laquelle le droit international reconnaît des droits divers ». À la lecture de ces définitions, nous pouvons en conclure que la notion de peuple telle qu’elle pourrait être envisagée en droit international ne se limite pas à l’ensemble des nationaux d’un État ; elle semble en effet s’étendre aux communautés qui revendiquent un tel statut. Il est alors possible d’adopter une conception élargie de la notion de peuple et ainsi admettre que tout peuple, au sens large du terme peut « exprimer son consentement face à des situations particulières qui le concernent directement[22]. »
Dans le manuel de droit international public de Patrick Daillier, Alain Pellet et Mathias Forteau [23], les peuples sont appréhendés en fonction droits et obligations qui leurs sont reconnus par le droit international, or il se trouve que ces derniers varient justement en fonction de leur situation. Tout en conservant la substance des éléments apportés, nous nous permettrons de proposer une classification entre les peuples de droit et les peuples de fait. Les peuples de droit seraient ceux constitués en État, considérant qu’un peuple regroupe l’ensemble des nationaux rattachés à cet État par le lien de nationalité qu’ils résident ou pas sur le territoire (alors que la population regroupe l’ensemble des individus résidant sur le territoire d’un État qu’ils soient nationaux ou étrangers) mais également ceux intégrés dans un État démocratique lequel consentirait à reconnaitre leurs droits. Les peuples de fait quant à eux seraient ceux soumis à une subjugation ou à un régime colonial et auxquels l’État n’accorderait aucune reconnaissance en droit interne. En définitive, c’est à la lumière des apports doctrinaux et de la pratique des Nations Unies qu’il est possible d’identifier le peuple autochtone bénéficiaire du droit à l’autodétermination selon trois éléments : l’existence d’une entité sociale possédant une identité évidente et ayant des caractéristiques propres, une volonté de s’administrer librement et une relation avec un territoire.
C’est sur le fondement de cette tentative d’apprivoisement de la notion de « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes » que nous essaierons à présent d’en étudier le régime et ce, afin d’identifier les remèdes apportés par le droit international positif au phénomène colonial.
II. Le régime du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes
Conformément au choix d’une version élargie du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes dans le cadre de cette étude, il sera proposé une déclinaison de son régime en deux catégories de protection : les protections collectives (A) et la protection individuelle (B).
A. Les protections collectives
Les protections collectives sont ainsi qualifiées dans la mesure où il est tenu compte du peuple en tant qu’entité indivisible de manière objective (1) ou subjective (2).
1) La protection collective objective : Le peuple bénéficiaire des effets de l’obligation de décoloniser
La juridicisation du droit de la décolonisation débute avec l’adoption de normes conventionnelles dont le caractère obligatoire découle de leur insertion dans la Charte des Nations Unies et qui peuvent être complétées par des accords de tutelle propres à chaque territoire. L’élaboration de ce nouveau droit de la décolonisation impulsé par la Charte justifie à la fois la colonisation appréhendée comme une mission sacrée de civilisation au sens de l’article 73[24] concernant les territoires non-autonomes et la décolonisation dans la mesure où les fins assignées aux régimes internationaux de tutelle et de non-autonomie sont toutes étrangères aux intérêts de l’État colonisateur[25].
7. Régime international de la tutelle – La Charte des Nations Unies consacre dix-sept articles répartis en deux chapitres au régime international de la tutelle transitoire (Chapitres XI et XII) « destiné à préparer l’évolution progressive des territoires auxquels il s’applique vers la capacité à s’administrer eux-mêmes ou l’indépendance[26] ». Chaque territoire placé sous ce régime fait l’objet d’un accord spécial[27] approuvé par les Nations Unies, son fonctionnement est soumis à un contrôle international et c’est la Charte qui définit les obligations pesant sur les puissances administrantes. La positivité de ces normes ne pose pas de difficulté car issues d’un traité et complétées par les résolutions de l’Assemblée générale exerçant ses pouvoirs spécifiques en matière de tutelle. Ce régime combine l’accession des peuples à l’indépendance ou à une forme d’autonomie avec l’accompagnement vers un développement politique, économique et culturel nécessaire à l’exercice du droit à l’autodétermination et au bon fonctionnement institutionnel du nouvel État sous la supervision de la communauté internationale et grâce à l’assistance d’un État moderne.
8. Régime international de non-autonomie – La Charte consacre également son chapitre XI à l’administration des territoires non-autonomes dépendant d’une puissance coloniale et dont la population n’a pas encore fait valoir son droit à l’autodétermination. En l’espèce, les pouvoirs des Nations Unies sont plus incertains et les obligations des puissances administrantes assez vague[28], l’Assemblée générale ne pouvant faire usage que du seul moyen offert par l’article 73 de la Charte : exiger des « renseignements statistiques et autres de nature technique relatifs aux conditions économiques, sociales et de l’instruction dans les territoires dont ces États sont respectivement responsables ». D’ailleurs, il n’est fait mention nulle part dans ces dispositions de l’indépendance comme aboutissement du processus de développement de ces territoires. C’est en grande partie grâce à l’insatisfaction de la majorité anti-colonialiste que la politique de décolonisation aux Nations Unies a pu être renforcée par l’adoption de la Déclaration sur l’octroi de l’indépendance aux pays et aux peuples coloniaux.
Trois principes relatifs à la gestion des territoires non-autonomes sont développés dans l’article 73 de la Charte des Nations Unies : le principe de primauté des intérêts des habitants de ces territoires, le principe de développement progressif de leurs libres institutions politiques et de la capacité des populations à s’administrer elles-mêmes et l’obligation pour les puissances administrantes de communiquer régulièrement des renseignements statistiques et autres, de nature technique, relatifs aux conditions économiques, sociales et de l’instruction. C’est principalement l’absence de définition de la notion de « territoire non-autonome » qui alimente les difficultés de mise en œuvre de ce régime. En effet, la résolution 66 (I) du 14 décembre 1946 fait état de la liste des prises de position de chaque puissance administrant des territoires non-autonomes[29] et c’est dès l’instant où certaines d’entre elles ont cessé délibérément de communiquer des informations relatives à certains territoires sans l’assurance que ces derniers ne relèvent plus du régime de « non-autonomie » que s’est imposée la nécessité de fixer des critères d’identification.
[14] Cour internationale de Justice, 5 février 1970 (deuxième phase), Bacelona Traction Light and Power Company Limited (deuxième phase), Recueil, 1970, p. 32, § 34-3 : 5 : Obiter dictum : Une distinction essentielle doit […] être établie entre les obligations des États envers la communauté internationale dans son ensemble et celles qui naissent vis-à-vis d’un autre État dans le cadre de la protection diplomatique. Par leur nature même, les premières concernent tous les États. Vu l’importance des droits en cause, tous les États peuvent être considérés comme ayant un intérêt juridique à leur respect ; les obligations dont il s’agit sont des obligations erga omnes. Ces obligations découlent par exemple, dans le droit international contemporain, de la mise hors la loi des actes d’agression et du génocide mais aussi des principes et des règles concernant les droits fondamentaux de la personne humaine, y compris la protection contre la pratique de l’esclavage et la discrimination raciale. Certains droits de protection correspondants se sont intégrés au droit international général […] ; d’autres sont conférés par des instruments internationaux de caractère universel ou quasi universel.
[15] VOEFFRAY François, « Chapitre II. Obligations erga omnes, jus cogens et actio popularis », in L’actio popularis ou la défense de l’intérêt collectif devant les juridictions internationales, International, Genève: Graduate Institute Publications, 2014, 239‑62, §5.
[16] Voir en ce sens, le Quatrième Rapport d’Arangio Ruiz sur la responsabilité des Etats, ONU Doc. A/CN.4/444/Add. 1, § 92.
[17] VOEFFRAY François, « Chapitre II. Obligations erga omnes, jus cogens et actio popularis », op. cit., §8.
[18] Ibid., §43 et 44
[19] Cour internationale de Justice, 21 juin 1971, avis consultatif, Conséquences juridiques de la présence continue de l’Afrique du Sud en Namibie, Recueil, 1971, p.31-32, §52-53 et Cour internationale de Justice, 16 octobre 1975, Sahara Occidental, Recueil, 1975, p.31-33, Cour internationale de Justice, arrêt, 30 juin 1995, Timor oriental, Recueil, 1995, p. 102, §29 : « La Cour considère qu’il n’y a rien à redire à l’affirmation du Portugal selon laquelle le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, tel qu’il s’est développé à partir de la Charte et de la pratique de l’Organisation des Nations unies, est un droit opposable erga omnes. »
[20] Voir, JOUVE Edmond, « Où en est le droit des peuples à l’aube du IIIe millénaire ? », in Les actes de la cinquième réunion préparatoire au symposium de Bamako : La culture démocratique, juin 2000, Disponible sur : http://democratie.francophonie.org/article.php3?id_article=714&id_rubrique=176
[21] SALMON Jean, Dictionnaire de droit international public, Universités francophones, Bruxelles : Bruylant, 2001, p.827 et 828.
[22] SIERPINSKI Batyah, « Le droit international de la reconnaissance ? », Civitas Europa 32, no 1, 2014 : 21‑36, Disponible sur : https://doi.org/10.3917/civit.032.0021
[23] DAILLIER Patrick, PELLET Alain et FORTEAU Mathias, Droit international public, 9ème édition, Paris La Défense : LGDJ, 2022, p. 396, § 237.
[24] Charte des Nations Unies, 26 juin 1945, Article 73 : Les Membres des Nations Unies qui ont ou qui assument la responsabilité d’administrer des territoires dont les populations ne s’administrent pas encore complètement elles-mêmes reconnaissent le principe de la primauté des intérêts des habitants de ces territoires. Ils acceptent comme une mission sacrée l’obligation de favoriser dans toute la mesure possible leur prospérité, dans le cadre du système de paix et de sécurité internationales établi par la présente Charte et, à cette fin :
a. d’assurer, en respectant la culture des populations en question, leur progrès politique, économique et social, ainsi que le développement de leur instruction, de les traiter avec équité et de les protéger contre les abus ;
b. de développer leur capacité de s’administrer elles-mêmes, de tenir compte des aspirations politiques des populations et de les aider dans le développement progressif de leurs libres institutions politiques, dans la mesure appropriée aux conditions particulières de chaque territoire et de ses populations et à leurs degrés variables de développement ;
c. d’affermir la paix et la sécurité internationales ;
d. de favoriser des mesures constructives de développement, d’encourager des travaux de recherche, de coopérer entre eux et, quand les circonstances s’y prêteront, avec les organismes internationaux spécialisés, en vue d’atteindre effectivement les buts sociaux, économiques et scientifiques énoncés au présent Article ;
e. de communiquer régulièrement au Secrétaire général, à titre d’information, sous réserve des exigences de la sécurité et de considérations d’ordre constitutionnel, des renseignements statistiques et autres de nature technique relatifs aux conditions économiques, sociales et de l’instruction dans les territoires dont ils sont respectivement responsables, autres que ceux auxquels s’appliquent les Chapitres XII et XIII.
[25] Voir en ce sens VIRALLY Michel, « Droit international et décolonisation devant les Nations Unies », Annuaire Français de Droit International 9, no 1, 1963 : 508‑541, p.513, Disponible sur : https://doi.org/10.3406/afdi.1963.1045
[26] Charte des Nations Unies, 26 juin 1945, article 76, d.
[27] Assemblée générale des Nations Unies, résolution 63 (I), 13 décembre 1946 : Accords préparés par les puissances administrantes sur la base des mandats existant sous la SDN et approuvés en 1946.
[28] VIRALLY Michel, op. cit. p.513.
[29] Assemblée générale des Nations Unies, résolution 66 (I), 14 décembre 1946