Napoléon Bonaparte et le droit constitutionnel

Pour mieux saisir la présente étude, il convient au préalable de poser des prémisses méthodologiques. Depuis notre doctorat, le prisme de travail a toujours été double : l’histoire d’une part, le droit comparé d’autre part. En résumé, l’analyse d’une constitution ne s’extrait jamais de celle de son origine, du contexte de son adoption, de son évolution historique ni de ses points de convergences et de différences avec d’autres constitutions dans le monde. Jamais le texte n’est isolé de son contexte, ce prisme historique et comparatiste irriguant absolument tous nos travaux. On ne peut comprendre, critiquer, se permettre de tenter de faire évoluer la Constitution française qu’à la lumière de l’histoire constitutionnelle. Les constitutionnalistes qui épousent cette vision « contextualisée » de la discipline commencent toujours leur cours de première année de droit à l’été 1789. Et dans le panorama de l’une des histoires constitutionnelles les plus riches au monde, Napoléon Bonaparte tient une place singulière.
 
Il avait lui-même conscience de sa propre singularité, comme cela transparaît nettement de ses Mémoires écrits sous sa dictée à Sainte-Hélène, avec toutes les précautions d’usage qu’il faut prendre avec ce genre de littérature et les correspondances. « Je réussissais dans ce que j’entreprenais », dicte-t-il à son valet de chambre en 1829, « parce que je le voulais : mes volontés étaient forte et mon caractère décidé. Je n’hésitais jamais : ce qui m’a donné de l’avantage sur tout le monde. La volonté dépend, au reste, de la trempe de l’individu : il n’appartient pas à chacun d’être maître chez lui1 En italiques dans le texte.. Mon esprit me portait à détester les illusions. J’ai toujours discerné la vérité de plein saut : c’est pourquoi j’ai toujours vu mieux que d’autres le fond des choses. Le monde a toujours été pour moi dans le fait et non dans le droit : aussi n’ai-je ressemblé à peu près à personne ; j’ai été, par ma nature, toujours isolé »2 Mémoires de Napoléon, écrits sous sa dictée à Sainte-Hélène, par un de ses valets de chambre, Paris, Philippe Librairie, 1829, page 2, disponible sur Gallica : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6151195z/f7.item.texteImage.
 
Fatalement, une telle singularité ne peut être que controversée et s’il y a bien une figure qui n’est pas fédératrice, c’est celle de Napoléon Bonaparte. Polémiques qui s’étendent naturellement à la question des commémorations. Le cycle de conférences à l’origine du présent ouvrage n’y a pas échappé mais relisons plutôt, pour réfléchir au bien-fondé des célébrations et autres manières d’« honorer » la mémoire, la séance du 26 mai 1840 à la Chambre des députés. Ces derniers débattent de la question du rapatriement de Sainte-Hélène des restes de Napoléon. Le député Gauguier, survivant de la campagne de Russie, proclame que Dieu lui-même a dû s’étonner « du génie surhumain de Napoléon », pendant que le démocrate Glais-Bizoin préconise de « laisser dans son tombeau les idées bonapartistes, les idées napoléoniennes, que je regarde comme une des plaies les plus vives de notre ordre social, comme ce qu’il y a de plus funeste pour l’émancipation des peuples, comme ce qu’il y a encore aujourd’hui de plus contraire à l’indépen­dance de l’esprit humain »… Intervention ponctuée des « très bien ! » du député -et poète- Lamartine3 Napoléon en débat, 1840 : La mémoire de Napoléon Ier en en discussion dans l’hémicycle, publication de l’Assemblée nationale, disponible sur le site https://www2.assemblee-nationale.fr/15/evenements/2021/napoleon-en-debat.
 
Souvent, il faut bien l’avouer, les visions ne sont pas séparables des options idéologiques, voire sentimentales des auteurs. En tant que juriste positiviste, notre rôle est de tenir à distance notre objet d’étude, même si la tâche n’est pas aisée. Le présent article entend s’attacher à l’étude de Napoléon Bonaparte sous le seul angle de son rapport, de son apport au droit constitutionnel.
 
Si les idées constitutionnelles de Napoléon Bonaparte émergent dès la Révolution, son inscription dans l’histoire constitutionnelle se fait précisément le 18 Brumaire An VIII. À partir de ce coup d’État, il marquera de son empreinte pas moins de quatre temps constitutionnels et autant de textes fondateurs de nature différente : le Consulat, le Consulat à vie, le Premier Empire et la Parenthèse des Cent jours.
 
Napoléon Bonaparte a-t-il laissé une œuvre constitutionnelle ? Assurément. Il est possible de voir dans le jeune militaire un esprit de synthèse entre l’héritage de l’Ancien Régime et l’apport de la Révolution. Devenu chef du pouvoir exécutif, ses idées constitutionnelles évoluent et se traduisent concrètement par quatre régimes qui font un bloc constitutionnel complexe mais surtout très ambigu.

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[1] En italiques dans le texte.

 

Chef corse du XVIe siècle. Il est l’une des principales figures historiques de l’île.

[2] Mémoires de Napoléon, écrits...

Mémoires de Napoléon, écrits sous sa dictée à Sainte-Hélène, par un de ses valets de chambre, Paris, Philippe Librairie, 1829, page 2, disponible sur Gallica : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6151195z/f7.item.texteImage

[3] Napoléon en débat, 1840 : La mémoire...

Napoléon en débat, 1840 : La mémoire de Napoléon Ier en en discussion dans l’hémicycle, publication de l’Assemblée nationale, disponible sur le site https://www2.assemblee-nationale.fr/15/evenements/2021/napoleon-en-debat

De nombreuses formules ont été utilisées pour caractériser la période napoléonienne ou certains de ses moments : la « dictature militaire »4 À propos de la Constitution de l’an VIII, Jacques Godechot écrit qu’elle « laissait, en fait, beaucoup de latitude au Pouvoir exécutif, il n’allait pas manquer d’en user pour instaurer en France une véritable dictature militaire », Les constitutions de la France depuis 1789 (présentation par), Paris, GF Flammarion, 1979, p. 150., le « despotisme éclairé »5 Georges Lescuyer emploie les deux termes, « absolutisme éclairé » et « despotisme éclairé », Histoire des idées politiques, Dalloz, 14ème édition, 2001, p. 417., « l’absolutisme démocratisé »6 C’est ainsi que Georges Lescuyer intitule son chapitre sur l’ère napoléonienne, Ibid., le césarisme démocratique, « la monarchie impériale »7 Marcel Morabito, Histoire constitutionnelle de la France (1789-1958), Paris, Montchrestien, collection Domat droit public, 8ème édition, 2004, p. 153., « la dictature de Salut public à la romaine »8 Ibid., p. 137 et Jean Tulard, « L’Empire entre monarchie et dictature », Revue du Souvenir Napoléonien, n°400, 1995, p. 21-25.. Que ce soit en tant que Consul ou Empereur, Napoléon Bonaparte a, du point de vue du droit constitutionnel, légué le principal héritage suivant : « Si les révolutionnaires ont bien été les pères du pouvoir législatif, c’est Bonaparte qui a fondé la conception française du pouvoir exécutif, le pouvoir gouvernemental »9 Elisabeth Zoller et Wanda Mastor, Droit constitutionnel, collection Droit fondamental, Paris, PUF, 2021, p. 483.. Du point de vue de la classification des régimes politiques, il est plus aisé de dire ce que la période 1799-1815 ne fut pas plutôt que de dire ce qu’elle fut, sauf à céder à la tentation tautologique de la qualifier de « bonapartisme ». Ce dernier n’est pas la dictature, la tyrannie ou le despotisme. C’est l’expression d’une nouvelle catégorie politique qui échappe à toute typologie traditionnelle10 Voir, dans ce sens, Alain Rouquier, « L’hypothèse « bonapartiste » et l’émergence des systèmes politiques semi-compétitifs », Revue française de science politique, 1975, n°25-6, pp. 1077-1111..
 
Il s’agit en effet d’un régime où le pouvoir exécutif domine largement les autres, qui se distingue par le charisme de son chef et s’appuie sur un large consensus populaire. Autorité et peuple seront d’ailleurs repris dans la définition de l’idée napoléonienne faite par le neveu Louis-Napoléon Bonaparte, à qui il manquera le génie militaire : « Après une révolution, l’essentiel n’est pas de faire une constitution, mais d’adopter un système qui, basé sur les principes populaires, possède toute la force nécessaire pour fonder et établir, et qui, tout en surmontant les difficultés du moment, ait en lui cette flexibilité qui permette de se plier aux circonstances. »11 Louis-Napoléon Bonaparte, Des idées napoléoniennes, Paris, Paulin libraire éditeur, 1839, p. 39, disponible sur Gallica : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5577365p/f54.item
 
Deux éléments capitaux doivent donc être mis en évidence, et qui serviront de fil rouge pour la démonstration. Les deux sont en rupture avec la Révolution. Premièrement, la souveraineté de la loi, grand apport de l’été 1789, n’est plus. La loi en tant qu’acte est détériorée, comme l’est l’organe, et donc le pouvoir législatif. Deuxièmement, le peuple n’est pas perçu, comme il l’était sous les Lumières, comme le détenteur premier de la souveraineté. Il n’est convoqué que pour se rendre aux urnes, non pour voter, c’est-à-dire pour transférer sa souveraineté dans les mains de ses représentants, suivant l’idéal révolutionnaire rousseauiste, mais pour consolider le pouvoir personnel de Bonaparte. Point de référendums dans cette période, seulement des plébiscites. Or ce terme ne peut, en aucun cas, être associé à la démocratie. L’idéal de césarisme démocratique, d’absolutisme démocratisé que l’on emploie parfois pour désigner cette période est un leurre ou alors un mauvais usage du demos. Oui, ce césarisme était populaire au sens où Napoléon Bonaparte n’aura de cesse d’affirmer qu’il s’appuie sur la masse, mais non, il n’était pas démocratique. La période qui s’ouvre par le coup d’État du 18 brumaire an VIII et se ferme par l’abdication de l’empereur le 22 juin 1815 est une période au cours de laquelle le peuple n’est ramené qu’à une fonction de caution d’un pouvoir exécutif autoritaire.
 
Ces deux points coexistent d’ailleurs dans la célèbre formule utilisée par Sieyès pour définir le Consulat : « Le pouvoir vient d’en haut et la confiance vient d’en bas ». Le premier est imposé en amont, mais souvent de manière légale (I), la légitimation se faisant en aval par l’appel à l’acceptation populaire (II).

I. L’autorité du chef imposée en amont

 
Remontons à l’acte de naissance du constitutionnalisme moderne. Les États-Généraux se réunissent dans la salle des Menus Plaisirs de Versailles le 5 mai 178912 Nous nous permettons de renvoyer à notre commentaire de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, notamment à son introduction, Paris, Dalloz, collection À savoir, 2021, 144 pages.. Le Tiers constitué en Assemblée nationale le 17 juin jure, trois jours après, « de ne jamais se séparer et de se rassembler partout où les circonstances l’exigeront, jusqu’à ce que la constitution du royaume soit établie et affermie sur des fondements solides »13 Archives parlementaires de 1787 à 1860, Première série (1789-1799), Tome VIII, Assemblée nationale Constituante, du 5 mai 1789 au 15 septembre 1789, sous la direction de M. J. Mavidal et de M. E. Laurent et E. Clavel, Paris, Librairie administrative de Paul Dupont, 1875, p. 138..
 
Quelle est la part de Bonaparte à cette Révolution ? Il n’a que 19 ans, est entré à l’École royale militaire à Paris cinq ans plus tôt et est lieutenant en second dans l’artillerie. Quand la République remplace la monarchie, à quelques mois près, il devient général et s’illustre déjà pendant la première campagne d’Italie. De cette période, le plus intéressant à étudier pour la Corse est le lien entre Pasquale Paoli et le jeune Bonaparte, qui est le centre d’un projet porté par l’UMR LISA de l’université de Corse. Mais pour le reste, Bonaparte écrit lui-même dans ses Mémoires que jusqu’au siège de Toulon, sa vie fit « insignifiante »14 Mémoires de Napoléon, écrits sous sa dictée à Sainte-Hélène, op. cit., p. 8., qu’il s’occupait de guerre mais point de politique, tout en proclamant qu’il se sentait « lié à la cause de la Révolution »15 Ibid., p. 13.. Plus loin, il indique avoir voulu établir en Italie le système de la Révolution française : « C’est-à-dire, détruire l’ancien régime pour y établir l’égalité, parce qu’elle est la cheville ouvrière de la Révolution »16 Ibid., p. 19..
 
Les idées constitutionnelles de Napoléon Bonaparte émergent dans ses Mémoires quand il évoque la décrépitude du Directoire. Pour lui, l’unique solution pour sauver la France était de mettre à sa tête « une autorité imposante », mission lui permettant de légitimer le coup d’État (A). Une fois au pouvoir, les constitutions successives et la pratique des régimes vont lui permettre de toujours plus le personnaliser et de renforcer son autorité (B).

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[4] À propos de la Constitution de l’an VIII...

À propos de la Constitution de l’an VIII, Jacques Godechot écrit qu’elle « laissait, en fait, beaucoup de latitude au Pouvoir exécutif, il n’allait pas manquer d’en user pour instaurer en France une véritable dictature militaire », Les constitutions de la France depuis 1789 (présentation par), Paris, GF Flammarion, 1979, p. 150.

[5] Georges Lescuyer emploie les deux...

Georges Lescuyer emploie les deux termes, « absolutisme éclairé » et « despotisme éclairé », Histoire des idées politiques, Dalloz, 14ème édition, 2001, p. 417.

[6] C’est ainsi que Georges...

C’est ainsi que Georges Lescuyer intitule son chapitre sur l’ère napoléonienne, Ibid.

[7] Marcel Morabito, Histoire constitutionnelle...

Marcel Morabito, Histoire constitutionnelle de la France (1789-1958), Paris, Montchrestien, collection Domat droit public, 8ème édition, 2004, p. 153.

[8] Ibid., p. 137 et Jean Tulard...

Ibid., p. 137 et Jean Tulard, « L’Empire entre monarchie et dictature », Revue du Souvenir Napoléonien, n°400, 1995, p. 21-25.

[9] Elisabeth Zoller et Wanda...

Elisabeth Zoller et Wanda Mastor, Droit constitutionnel, collection Droit fondamental, Paris, PUF, 2021, p. 483.

[10] Voir, dans ce sens, Alain Rouquier...

Voir, dans ce sens, Alain Rouquier, « L’hypothèse « bonapartiste » et l’émergence des systèmes politiques semi-compétitifs », Revue française de science politique, 1975, n°25-6, pp. 1077-1111.

[11] Louis-Napoléon Bonaparte, Des...

Louis-Napoléon Bonaparte, Des idées napoléoniennes, Paris, Paulin libraire éditeur, 1839, p. 39, disponible sur Gallica : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5577365p/f54.item

[12] Nous nous permettons de renvoyer...

Nous nous permettons de renvoyer à notre commentaire de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, notamment à son introduction, Paris, Dalloz, collection À savoir, 2021, 144 pages.

[13] Archives parlementaires de 1787 à 1860...

Archives parlementaires de 1787 à 1860, Première série (1789-1799), Tome VIII, Assemblée nationale Constituante, du 5 mai 1789 au 15 septembre 1789, sous la direction de M. J. Mavidal et de M. E. Laurent et E. Clavel, Paris, Librairie administrative de Paul Dupont, 1875, p. 138.

[14] Mémoires de Napoléon, écrits...

Mémoires de Napoléon, écrits sous sa dictée à Sainte-Hélèneop. cit., p. 8.

[15] Ibid., p. 13.

Napoléon en débat, 1840 : La mémoire de Napoléon Ier en en discussion dans l’hémicycle, publication de l’Assemblée nationale, disponible sur le site https://www2.assemblee-nationale.fr/15/evenements/2021/napoleon-en-debat

[16] Ibid., p. 19.

Napoléon en débat, 1840 : La mémoire de Napoléon Ier en en discussion dans l’hémicycle, publication de l’Assemblée nationale, disponible sur le site https://www2.assemblee-nationale.fr/15/evenements/2021/napoleon-en-debat

A. « L’impérieuse nécessité » du coup d’État

 
Sous le Directoire, la représentation nationale n’est plus. Mais Napoléon Bonaparte n’entend pas la détruire définitivement ; au contraire, il se présente alors comme le moyen de sauver la Révolution, voire de restaurer la République. Dans le Mémorial de Sainte-Hélène, Las Cases rapporte ainsi les propos de Bonaparte à propos du 18 brumaire : « On a discuté métaphysiquement, et l’on discutera longtemps encore si nous ne violâmes pas les lois, si nous ne fûmes pas criminels ; mais ce sont autant d’abstractions bonnes tout au plus pour les livres et les tribunes, et qui doivent disparaître devant l’impérieuse nécessité ; autant, vaudrait accuser de dégât le marin qui coupe ses mâts pour ne pas sombrer. Le fait est que la patrie sans nous était perdue, et que nous la sauvâmes »17 Emmanuel de Las Cases, Mémorial de Sainte-Hélène, tome premier, Paris, Ernest Bourdin éditeur, 1842, p. 774. Disponible sur Gallica : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k411228n.texteImage.
 
Sous le prétexte d’un complot jacobin, Napoléon Bonaparte, son frère Lucien, alors président du Conseil des Cinq-Cents, les directeurs Sieyès et Roger Ducos, les ministres Fouché et Talleyrand sont les acteurs du coup d’État du 18 brumaire an VIII (9 novembre 1799). Dès le lendemain, quelques députés votent une loi instaurant un consulat provisoire. L’ambiguïté naît en même temps que la période bonapartiste, comme en témoigne la proclamation du général en chef Bonaparte datée du 19 brumaire à Onze heures du soir. « Français », peut-on lire dans le dernier paragraphe, « vous reconnaîtrez sans doute, à cette conduite, le zèle d’un soldat de la liberté, d’un citoyen dévoué à la République. Les idées conservatrices, tutélaires, libérales, sont rentrées dans leurs droits par la dispersion des factieux qui opprimaient les Conseils et qui, pour être devenus les plus odieux des hommes, n’ont pas cessé d’être les plus méprisables »18 Le fac-similé de ladite proclamation est disponible sur le site des musées de Paris ou de la Fondation Napoléon : https://www.napoleon.org/histoire-des-2-empires/articles/document-proclamation-du-19-brumaire-de-bonaparte/.
 
L’article 1 de la loi du 19 brumaire, adoptée le même jour, commence par les mots suivants : « Il n’y a plus de directoire ». Est créée une commission consulaire exécutive, composée de Sieyès, Ducos et le général Bonaparte. Le Consulat naît donc avec la Constitution de l’An VIII.
 
Le coup d’État fut légitimé par ses promoteurs par la faiblesse politique du Directoire mais aussi par des raisons de technique constitutionnelle : la Constitution de l’an III précisait elle-même que sa propre révision ne pouvait intervenir que dans un délai de neuf ans. D’où l’oxymore encore défendu par certains de « coup d’État légal ».
 
Dans La théorie constitutionnelle de Sieyès, rédigée telles des Mémoires, Boulay de la Meurthe raconte la rédaction de cette constitution courte et obscure : « Le 19 brumaire an VIII, après qu’on eut établi un gouvernement provisoire et terminé tout ce qu’on s’était proposé de faire, chacun quitta Saint-Cloud et retourna à Paris ; il était environ deux heures du matin. Sieyès me ramena dans sa voiture et me fit coucher chez lui au Luxembourg. Après quelques heures de repos, informé qu’il était debout, j’allai le trouver et je lui dis « Eh bien Citoyen, nous voilà dans le provisoire ; c’est un état que je n’aime pas, il faut en sortir le plus tôt possible. J’ai lieu de croire, et c’est l’opinion générale, que vous avez une constitution toute prête. Il faut la produire, la discuter et la faire adopter. Il n’y a pas de temps à perdre, on compte généralement sur vous ». « J’ai bien quelques idées dans la tête », me répondit-il, « mais rien n’est écrit, et je n’ai ni le temps, ni la patience de les rédiger ». « Eh bien » lui répliquai-je, « si vous voulez, je vous servirai de secrétaire, et vous me dicterez vos idées » »19 Antoine-Jacques-Claude-Joseph Boulay de la Meurthe, Théorie constitutionnelle de Sieyès ; Constitution de l’an VIII : extraits des mémoires inédits, Paris, Paul Renouard éditeur, 1836, p. 3. Disponible sur Gallica : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k730453/f6.item.texteImage.
 
Dans ses Mémoires rédigées à l’île d’Elbe, Napoléon Bonaparte se présente comme le sauveur de la France et de la Révolution : « Ma tâche était donc de terminer cette Révolution, en lui donnant un caractère légal, afin qu’elle pût être reconnue et légitimée par le droit public de l’Europe. »20 Mémoires de Napoléon, écrits sous sa dictée à Sainte-Hélène, op. cit., p. 38.. Cet extrait des mémoires est en adéquation avec la célèbre proclamation des Consuls du 24 frimaire an VIII (15 décembre 1799) : « Citoyens, la Révolution est fixée aux principes qui l’ont commencée : elle est finie ». Incroyable déclaration fort célèbre qui contient, à première vue, un paradoxe : une volonté de se réclamer de l’héritage de 1789 tout en mettant fin au processus révolutionnaire. En réalité, ce n’est pas un paradoxe mais une ambiguïté volontaire qui ne cessera d’accompagner Napoléon Bonaparte, consul, premier consul puis Empereur.
 

B. Du renforcement de l’autorité à la personnalisation du pouvoir

 
La Constitution du 22 frimaire an VIII (13 décembre 1799) a été élaborée de manière autoritaire, rompant totalement avec la tradition des assemblées constituantes antérieures. Le texte fut pensé par Sieyès, approuvé par Bonaparte, le Corps législatif se limitant à une signature formelle. Particulièrement brève, non précédée d’une déclaration de droits, la constitution de l’an VIII est particulièrement révélatrice de l’ambiguïté de la période napoléonienne : la citoyenneté est conçue de manière large, offrant l’apparence d’une démocratie (voir infra), mais le pouvoir y est fortement centralisé.
 
La rupture d’avec la Révolution est évidente : les assemblées représentatives ne sont plus le lieu d’expression de la souveraineté nationale. Le Parlement est polycaméral : loin de le renforcer, cette option l’émiette. Le pouvoir législatif n’est en réalité qu’entre les mains du Tribunat et du Corps législatif, le Sénat conservateur n’intervenant pas dans l’élaboration de la loi. Les chambres sont dociles, voire serviles, comme elles le seront sous le Second Empire.

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[17] Emmanuel de Las Cases, Mémorial...

Emmanuel de Las Cases, Mémorial de Sainte-Hélène, tome premier, Paris, Ernest Bourdin éditeur, 1842, p. 774. Disponible sur Gallica : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k411228n.texteImage

[18] Le fac-similé de ladite proclamation est...

Le fac-similé de ladite proclamation est disponible sur le site des musées de Paris ou de la Fondation Napoléon : https://www.napoleon.org/histoire-des-2-empires/articles/document-proclamation-du-19-brumaire-de-bonaparte/

[19]  Antoine-Jacques-Claude-Joseph Boulay...

Antoine-Jacques-Claude-Joseph Boulay de la Meurthe, Théorie constitutionnelle de Sieyès ; Constitution de l’an VIII : extraits des mémoires inédits, Paris, Paul Renouard éditeur, 1836, p. 3. Disponible sur Gallica : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k730453/f6.item.texteImage

[20] Mémoires de Napoléon, écrits...

Mémoires de Napoléon, écrits sous sa dictée à Sainte-Hélèneop. cit., p. 38.

L’Exécutif est renforcé par le texte constitutionnel avec une primauté du Premier Consul. Selon l’article 39, le citoyen Bonaparte est Premier Consul ; Cambacérès le deuxième et Lebrun le troisième. Les premiers sont nommés pour dix ans, le troisième seulement pour cinq ans. Le passage de l’Ancien Régime à l’État moderne qui se caractérisait par la dépersonnalisation du pouvoir n’est plus. Les noms propres sont gravés dans le marbre constitutionnel, lequel offre explicitement primauté à Napoléon Bonaparte, notamment dans le domaine de promulgation de la loi et de diverses nominations (article 41). La Constitution va même jusqu’à concrétiser cette primauté à travers la question du traitement, l’article 43 n’offrant aux deux autres consuls que les trois dixièmes du traitement du premier.
 
La Constitution renforce donc, non l’Exécutif, mais Napoléon Bonaparte et ce, de trois manières : tout d’abord, en lui conférant directement des pouvoirs plus importants que les deux autres consuls ; ensuite, en affaiblissant considérablement ceux du pouvoir législatif ; enfin, en offrant au Premier Consul des alliés puissants et efficaces : le Conseil d’État et les ministres. La Constitution consulaire ne fait ni plus ni moins que consacrer la concentration du pouvoir. Concentration qui trouvera dans l’acceptation du peuple français prévue à l’article 95 sa légitimation (voir infra).
 
Cette concentration des pouvoirs autrefois dénoncée par Montesquieu et dont le spectre semblait être éloigné à jamais grâce à l’article 16 de la Déclaration de 178921Wanda Mastor, Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen, op. cit., pp. 100-106. a donc reçu l’onction constitutionnelle. Elle va se renforcer par des deux textes qui font glisser le régime vers le césarisme. Les sénatus-consultes du 16 thermidor an X (4 août 1802) et du 28 floréal an XII (18 mai 1804) proclament respectivement Napoléon Bonaparte Consul à vie puis Empereur. Du point de vue de la technique constitutionnelle, ces deux textes ne sont pas les constitutions du consulat à vie d’une part et de l’Empire d’autre part ; ils sont le prolongement de la Constitution de l’An VIII.
 
La Constitution de l’An VIII avait déjà éloigné l’héritage révolutionnaire et les principes républicains ; les deux sénatus-consultes les enterrent. « Je ne pouvais pas devenir roi » écrit Napoléon Bonaparte dans ses Mémoires de l’île d’Elbe. « C’était un titre usé ; il portait avec lui des idées reçues. Mon titre devait être nouveau comme la nature de mon pouvoir. Je n’étais pas l’héritier des Bourbons : il fallait être beaucoup plus pour s’asseoir sur leur trône. Je pris le nom d’Empereur, parce qu’il était plus grand et moins défini »22 Mémoires de Napoléon, écrits sous sa dictée à Sainte-Hélène, op. cit., p. 56.. Dans le Mémorial de Sainte-Hélène, Las Cases insiste sur le tour de force que fut l’établissement de l’Empire : « Certes, ce n’était pas une petite affaire que de relever un trône sur le terrain même où l’on avait juridiquement exécuté le monarque régnant, et où chaque année l’on avait juré constitutionnellement la haine des rois. Ce n’était pas une petite affaire que de rétablir les dignités, les titres, les décorations, au milieu d’un peuple qui combattait et triomphait depuis quinze ans pour les proscrire »23 Emmanuel de Las Cases, Mémorial de Sainte-Hélène, op. cit., p. 363.. Le premier tour de force, celui de transformer le consulat en consulat viager, est d’autant plus spectaculaire que le peuple le valide par le plébiscite. À la question « Napoléon sera-t-il consul à vie ? », les Français répondent favorablement de façon massive, et irrégulière (voir infra). Le Sénat va ensuite déclarer, le 14 floréal an XII (4 mai 1804) « l’intérêt du peuple français de confier le gouvernement de la République à Napoléon Bonaparte, empereur héréditaire » ; le sénatus-consulte du 28 floréal proclame en conséquence l’Empire et le soumet de nouveau au plébiscite. L’Exécutif est renforcé, personnalisé ; le pouvoir des assemblées réduit quasiment à néant, encore plus qu’il ne l’était sous la Constitution de l’an VIII.
 
La République disparaît au profit de l’Empire ; la démocratie au profit de l’autorité ; le peuple souverain au profit de la caution électorale, la légitimité nationale au profit de la légitimité divine, dont le point culminant est le sacre du 2 décembre 1804. Si certains éléments constitutionnels pouvaient encore faire illusion sous le Consulat, ce n’est plus le cas à partir de 1804. Celui en qui certains voulaient voir le « fils de la Révolution » est devenu un chef autoritaire qui, par ailleurs, excelle dans le domaine guerrier, à l’instar des plus grands césars. C’est pourtant un événement guerrier qui sonnera le glas du régime le 30 mars 1814. Le reste du bonapartisme ne sera qu’une parenthèse.
 
En l’occurrence, celle des Cents jours, qui présente également un grand intérêt constitutionnel24 Voir Napoléon Bonaparte, Correspondance générale publiée par la Fondation Napoléon, Tome XV : Les chutes, 1814-1821. Supplément 1788-1813, Paris, Fayard, 2018, 1488 pages.. Dans un climat où domine le libéralisme, ce n’est pas la République qui est appelée au chevet de la France mais la « véritable monarchie » pour reprendre les termes du gouvernement provisoire le 4 avril 1814. De retour de son exil à l’île d’Elbe, Napoléon Bonaparte va rapidement interrompre la Restauration en débarquant au Golf Juan le 1er mars 1815. « L’aigle, avec les couleurs nationales, [vole] de clocher en clocher, jusqu’aux tours de Notre-Dame. »25 Correspondance de Napoléon Ier publiée par ordre de l’Empereur Napoléon III, t. XXVIII, n° 21682.. L’ancien dictateur se présente cette fois comme le rempart contre l’absolutisme des Bourbons (Louis XVIII était monté sur le trône en octroyant la charte de 1814). Mais la continuité impériale est évidente, d’un point de vue politique mais aussi constitutionnel : est adopté un acte additionnel aux constitutions de l’empire le 22 avril 1815. Le pluriel utilisé est intéressant et signifie bien que le texte fondateur de l’Empire, de toute la période napoléonienne est en réalité la réunion de quatre : la Constitution de l’an VIII, les deux sénatus-consultes (que l’historien Jacques Godechot qualifie d’ailleurs de « constitutions »)26 Les constitutions de la France depuis 1789, op. cit. et cet acte additionnel.

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[21] Wanda Mastor, Déclaration des droits de...

Wanda Mastor, Déclaration des droits de l’Homme et du citoyenop. cit., pp. 100-106.

[22] Mémoires de Napoléon, écrits sous...

Mémoires de Napoléon, écrits sous sa dictée à Sainte-Hélèneop. cit., p. 56.

[23] Emmanuel de Las Cases, Mémorial...

Emmanuel de Las Cases, Mémorial de Sainte-Hélèneop. cit., p. 363.

[24] Voir Napoléon Bonaparte...

Voir Napoléon Bonaparte, Correspondance générale publiée par la Fondation Napoléon, Tome XV : Les chutes, 1814-1821. Supplément 1788-1813, Paris, Fayard, 2018, 1488 pages.

[25] Correspondance de Napoléon Ier...

Correspondance de Napoléon Ier publiée par ordre de l’Empereur Napoléon III, t. XXVIII, n° 21682.

[26] Les constitutions de la France depuis...

Les constitutions de la France depuis 1789, op. cit.

Même si un vent de libéralisme souffle un peu plus sur ce dernier, notamment grâce à Benjamin Constant, c’est sur le terrain militaire que Napoléon veut asseoir sa légitimité. Besoin d’autant plus impérieux que la caution populaire n’est plus ce qu’elle était : le taux de participation au plébiscite est très faible. Mais c’est de nouveau un événement guerrier qui va pousser l’Empereur à l’exil. Après la défaite de Waterloo, Napoléon Ier abdique en faveur de son fils le 22 juin 1815.
 

II. La légitimation populaire recherchée en aval

 
Les tenants du césarisme démocratique, dont le terme sera plus communément attribué au Second Empire, ou de l’absolutisme démocratisé, insistent sur l’importance de la consultation populaire pendant l’ère napoléonienne. Mais il y a aussi deux autres éléments qui viennent conforter cet aspect « démocratique » qui, en réalité, n’est qu’une façade. Outre l’importance des plébiscites, il faut souligner deux points qui relèvent de deux champs différents. Le champ constitutionnel tout d’abord : les constitutions de l’Empire rétablissent le suffrage universel pour la première d’entre elle et offrent une conception large de la citoyenneté. Mais les outils sont dévoyés et la démocratie n’est qu’apparente (A). Le champ sentimental ensuite : dans ses Mémoires et correspondance, Napoléon Bonaparte en appelle souvent à ce peuple qui l’a toujours soutenu (B).
 

A. L’approbation plébiscitaire

 
Avant le coup d’État du 18 Brumaire, la démocratie était capacitaire. N’étaient citoyens que ceux qui payaient un cens, et la liberté électorale était considérablement enfreinte, notamment par un Corps législatif modifiant à l’envi le corps électoral et celui des éligibles. L’un des tours de force de Napoléon Bonaparte va être d’utiliser la démocratie pour fonder son pouvoir personnel. Il va notamment le faire à travers le retour au suffrage universel et le recours au plébiscite. La Constitution de l’an VIII offre une conception large de la citoyenneté et rétablit, en son article 2, le suffrage universel : « Tout homme né et résidant en France qui, âgé de vingt et un ans accomplis, s’est fait inscrire sur le registre civique de son arrondissement communal, et qui a demeuré depuis pendant un an sur le territoire de la République, est citoyen français ». Mais la démocratie n’est qu’apparente, l’établissement des listes de confiance ou de notabilité par la même Constitution (articles 7 à 9) faisant perdre au suffrage universel sa raison d’être. La confiance ne vient pas d’en bas pour reprendre la formule de Sieyès : elle n’est accordée qu’à un petit groupe de citoyens privilégiés.
 
L’autre symbole de l’apparence de démocratie est le plébiscite. Le premier de l’an VIII (1799) est légal, dans le sens où c’est l’article 95 de la Constitution de l’an VIII qui le prévoit : « La présente Constitution sera offerte de suite à l’acceptation du peuple français ». Ce n’était pas la première fois de l’histoire constitutionnelle que le peuple était convoqué pour approuver une constitution : il l’avait déjà été en l’an I et l’an III. Mais cette fois, il ne s’agit pas d’approuver un texte élaboré par une assemblée constituante désignée par le peuple mais par un petit groupe d’hommes choisis par Napoléon Bonaparte. Dans l’ère napoléonienne, les approbations populaires ne sont pas des référendums. Elles ne sont pas des permissions d’agir a priori mais des validations a posteriori. Le peuple est ramené à une fonction de caution ; en l’occurrence, pas même d’un texte, mais d’un homme.
 
Les résultats du plébiscite de l’an VIII ont par ailleurs été falsifiés : « En maquillant le résultat, non conforme à sa volonté, Bonaparte héritait des pratiques directoriales vis-à-vis du suffrage, à ceci près que la falsification s’opérait ici dans le secret. L’heure n’était pas à la démocratie, mais au renforcement du pouvoir personnel »27 Marcel Morabito, Histoire constitutionnelle, op. cit., p. 149. Voir aussi Claude Langlois, « Le plébiscite de l’an VIII, ou le coup d’État du 18 pluviôse an VIII », Annales historiques de la Révolution française, n°207, 1972. pp. 43-65.. Le plébiscite de l’An X (1802), instaurant le Consulat à vie, apporte la preuve d’un accroissement considérable de la popularité de Napoléon Bonaparte ; celui de l’an XII (1804), celle du glissement définitif vers une certaine forme de dictature. Le premier plébiscite avait permis aux Français de se prononcer, même a posteriori, sur une constitution. Le deuxième, sur un changement de régime. On pourrait penser qu’il en va de même pour le troisième, concrétisant le passage du Consulat à vie à l’Empire. Or juridiquement, il n’est rien. Le peuple français n’est pas consulté sur l’avènement de l’Empire mais sur la question de l’hérédité au sein de la famille de Napoléon Bonaparte, comme prévu par l’article 142 du sénatus-consulte du 28 floréal an XII : « Le peuple veut l’hérédité de la dignité impériale dans la descendance directe, naturelle, légitime et adoptive de Napoléon Bonaparte, et dans la descendance directe, naturelle et légitime de Joseph Bonaparte et de Louis Bonaparte, ainsi qu’il est réglé par le sénatus-consulte organique de ce jour ».
 
De la démocratie, il ne reste donc que l’illusion, entretenue par la rhétorique « populaire » de Napoléon Bonaparte.
 

B. L’assentiment populaire

 
Alors exilé à l’île d’Elbe, Napoléon Bonaparte dicte ainsi à son valet de chambre son projet de retour : « Quelques faibles que fussent mes forces, elles étaient encore plus grandes que celles des royalistes; car j’avais pour allié l’honneur de la patrie, qui ne périt jamais dans le cœur des Français. Je me confiai dans cet appui »28 Mémoires de Napoléon, écrits sous sa dictée à Sainte-Hélène, op. cit., p. 150.. Et Napoléon Bonaparte de souvent rappeler, dans ses écrits, tous les cris de joie du « vrai » peuple accompagnant notamment ses retours de batailles victorieuses. Se retrouvent dans ses Mémoires et lettres le ressort rhétorique usuel des grands chefs du pouvoir exécutif, qu’ils furent grands présidents ou dictateurs : Napoléon Bonaparte se présente comme le sauveur de la France, le père de la patrie qui l’a toujours soutenu, le « roi du peuple » et non « le roi des nobles », l’homme du choix des Français, etc. La dynamique populiste est évidente et permet à Napoléon Bonaparte de légitimer son pouvoir.
 
Cette affection qu’il porte pour le peuple va se traduire concrètement dans certaines de ses créations. L’exemple de la Légion d’honneur est éclairant. « Ainsi l’Empereur », rapporte Las Cases, « fit reparaître des décorations, et distribua des croix et des cordons ; mais, au lieu de ne les répandre que sur des classes spéciales et privilégiées, il les étendit à toute la société, à tous les genres de services, à tous les genres de talents »29 Emmanuel de Las Cases, Mémorial de Sainte-Hélène, op. cit., p. 364..
 
Toujours dans le Mémorial de Sainte-Hélène, Las Cases rapporte une anecdote particulièrement significative du lyrisme des récits de nombreux grands chefs. Rentrant d’Italie où il fut couronné, Napoléon Bonaparte fait l’ascension, seul et à pieds, de la montagne de Tartare aux environs de Lyon. Il se mêle alors à la foule et, sans dévoiler son identité, demande à une vielle femme la raison de cet attroupement. Elle lui répond que l’Empereur va passer. « Mais la bonne » lui dit Napoléon 1er, « autrefois vous aviez le tyran Capet, à présent vous avez le tyran Napoléon ; que diable avez-vous gagné à tout cela ? ». « Mais pardonnez-moi, monsieur ; après tout, il y a une grande différence : nous avons choisi celui-ci, et nous avions l’autre par hasard ; l’un était le roi des nobles, l’autre est celui du peuple ; c’est le nôtre »30 Emmanuel de Las Cases, Mémorial de Sainte-Hélène, op. cit., p. 364-365..
 
Bien évidemment, nous savons toutes les précautions qu’il convient de prendre avec les événements relatés dans les Mémoires et le célèbre ouvrage de Las Casas n’y échappe pas. Mais quoi qu’il en soit, et même si elle fut décroissante, la popularité de Napoléon Bonaparte fut réelle et l’ensemble des écrits qui y ont référence, ajoutés à sa représentation dans les arts entretiennent une certaine mystique. Mystique du patronyme, qui permettra à son neveu Louis-Napoléon de remporter à une écrasante majorité les premières élections présidentielles de l’histoire en 1848. Mystique du génie militaire, du chef d’État autoritaire connu dans le monde entier à qui l’une des plus belles villes du monde, Paris, doit en grande partie son visage architectural et artistique. Mystique, aussi, qui a placé la Corse dans une certaine vision du centre du monde.

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[27] Marcel Morabito, Histoire...

Marcel Morabito, Histoire constitutionnelle, op. cit., p. 149. Voir aussi Claude Langlois, « Le plébiscite de l’an VIII, ou le coup d’État du 18 pluviôse an VIII », Annales historiques de la Révolution française, n°207, 1972. pp. 43-65.

[28] Mémoires de Napoléon, écrits sous...

Mémoires de Napoléon, écrits sous sa dictée à Sainte-Hélèneop. cit., p. 150.

[29] Emmanuel de Las Cases, Mémorial...

Emmanuel de Las Cases, Mémorial de Sainte-Hélèneop. cit., p. 364.

[30] Emmanuel de Las Cases, Mémorial...

Emmanuel de Las Cases, Mémorial de Sainte-Hélèneop. cit., p. 364-365.

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