Napoléon dans le monde contemporain

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L’influence d’un grand personnage historique sur la société contemporaine peut être approchée de plusieurs manières : en constatant ce qui reste de ses oeuvres, en retraçant comment sa mémoire est arrivée jusqu’à nous, en mesurant son poids dans les imaginations – on dirait aujourd’hui dans le récit national, en tentant de comprendre ses motivations. Jamais il ne pourra servir de modèle pour la décision publique des temps présents. Pour une raison simple : l’histoire ne connaît pas la marche arrière !

1. Les réformes qui annoncent l’Europe moderne 

Les guerres ont cessé de produire leurs effets depuis longtemps quand les institutions civiles continuent à modeler la vie des citoyens. C’est le sens de cette fameuse citation extraite du Mémorial de Sainte-Hélène : « Il n’y a que deux puissances au monde, le sabre et l’esprit. À la longue, le sabre est toujours vaincu par l’esprit ».

Les historiens ont beaucoup disserté sur la proclamation qui suit le Coup d’État de Brumaire : « Citoyens, la révolution est fixée aux principes qui l’ont commencée, Elle est finie ».Que signifie l’adjectif fini : faut-il le comprendre comme un produit fini, parfait, ou comme un processus politique terminé ?

Les Assemblées révolutionnaires avaient beaucoup disserté et voté des lois sans se donner les moyens de leur application. En l’espace d’une décennie, le Consulat met en œuvre les acquis politique de la Révolution, les fameuses masses de granit :

Le Code civil (« Ma vraie gloire n’est pas d’avoir gagné 40 batailles ; Waterloo effacera le souvenir de tant de victoires ; ce que rien n’effacera, ce qui vivra éternellement, c’est mon Code civil ») qui jette les bases juridiques de la société post-révolutionnaire : la propriété privée et la famille monocellulaire. La moitié des articles sont toujours utilisés, en France, en Europe et dans de multiples pays de droit romain. Il sera suivi d’un nouveau Code pénal.

Des institutions sociétales sont créées :  Lycées, Concordat, Légion d’honneur… Le Concordat est inspiré par la volonté d’instaurer la paix civile sur la base de la Raison, qui fonde la liberté des cultes, premier pas vers la laïcité.

L’État est profondément réorganisé : Conseil d’État, Préfet, Cours de Comptes…

Des outils économiques sont introduits : Franc germinal, la Banque de France, livret ouvrier, Conseil des prudhommes, cadastre…

Ces réformes permettent d’apaiser le pays après les bouleversements de la Révolution et accompagnent l’arrivée d’une nouvelle génération de responsables politiques, de hauts fonctionnaires, de chefs militaires (Murat, Portalis, Carnot). Des hommes jeunes qui n’auraient pas percé sous l’Ancien Régime. 

Certes, le gouvernement de Bonaparte, issu d’un coup d’Etat, évolue vers le pouvoir d’un homme seul avant de renouer avec le principe dynastique. Mais la promesse de maintenir les acquis de la Révolution est faite dès le lendemain de Brumaire et dès l’instauration de l’Empire : gouvernement représentatif, égalité, liberté.

Napoléon se fera Empereur des Français, créera une Cour qui bénéficiera de privilèges importants, son pouvoir deviendra de plus en plus autocratique, mais les masses de granit seront intégralement maintenues : les rapports sociaux continueront à évoluer vers plus d’égalité, plus d’école. Sous l’Empire, il y a bien la République.

Il existe d’évidentes zones d’ombre au regard des valeurs de notre temps : la liberté de la presse, le statut de la femme, le rétablissement de l’esclavage dans les Caraïbes. La répression sera particulièrement féroce à Saint-Domingue : l’expédition de Leclerc dans les Caraïbes mettra fin dans le sang aux tentatives de soulèvement de Toussaint Louverture, de même que la Corse sera traitée sans ménagement.

Dans ce parcours inégal et à la faveur des guerres, le sentiment d’appartenir à une même Nation, de partager une même histoire, prend forme. La collectivité nationale rassemble des citoyens libres et égaux qui partagent la souveraineté politique. La Nation est, à l’origine, un principe inclusif.

Sur l’échiquier européen, les répercussions sont considérables :

Le Premier Consul mène des guerres qui sont (jusqu’en 1806) essentiellement des guerres politiques opposant les monarchies coalisées à la jeune république Française.

Elles portent des promesses révolutionnaires : fin de la féodalité, les sujets de l’Ancien Régime deviennent des citoyens libres, les terres sont redistribuées (80% de la population vit à la campagne), le contrôle du pouvoir clérical, la liberté de culte, partout instaurés.

Les institutions françaises se diffusent dans toute l’Europe à la faveur des victoires militaires. Une nouvelle Europe naît sur les pas des armées napoléoniennes : fin des féodalités en Italie et en Allemagne, fin du pouvoir temporal du Pape en Italie, effondrement du Saint-Empire vieux de 500 ans. À la place, des nations européennes naissent. Par un retournement dont l’histoire a le secret, c’est la montée des sentiments nationaux en Espagne et en Russie qui auront bientôt raison de lui.

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[1] Cette conférence a été prononcée le 4 mai 2021.

Cette conférence a été prononcée le 4 mai 2021.

2. De l’exil au héros mondial

Napoléon ne serait pas arrivé jusqu’à nous sans que son image ait évolué dans le temps, en fonction des préoccupations des époques.

Après la défaite de Waterloo, en 1815, il part dans l’hostilité des Français. Il doit se déguiser en bourgeois et changer d’identité pour gagner La Rochelle et l’Ile d’Aix.

À partir de 1830, le Mémorial de Sainte-Hélène deviendra le plus grand succès d’édition du XIXème siècle : 800 000 exemplaires seront vendus. Sans atteindre ces sommets, les témoignages des compagnons d’exil, Gourgaud, Bertrand, Montholon, O’Meara son médecin, seront très lus.

À la faveur du désamour des Français pour la médiocre Restauration, le courant romantique français réhabilite le panache et le lustre de l’histoire de Napoléon : Stendhal, Victor Hugo, Alexandre Dumas, ont été témoins directs, ou par leur père, de l’épopée, ils sont rejoints par Balzac, Flaubert, Zola. Chateaubriand est un ennemi juré de Napoléon, mais dans les Mémoires d’outre-tombe, Napoléon est traité en ennemi héroïque.

Le mythe est relayé par des intellectuels et écrivains européens : Goethe, Hegel, le poète Heine sont des admirateurs. Goya, Beethoven sont des admirateurs déçus devenus des adversaires, mais ils contribuent à sa notoriété. Tolstoï est un adversaire résolu qui traite Napoléon avec respect.

Ce grand retour de notoriété explique l’élection du neveu, Louis Napoléon, totalement inconnu, en 1848, comme premier Président de la République par le suffrage universel (74% des voix).

L’image de Napoléon 1er pâtit de la chute du Second Empire, victime de Sedan et de Victor-Hugo. Au début de la 3ème République, le Bonapartisme sombre dans l’alliance contre-nature avec les monarchistes.

À la fin du XIXème siècle, c’est une historiographie assez réactionnaire qui prend le relais : Thiers, Louis Madelin, Jacques Bainville. À l’exception de Job dont les ouvrages illustrés marqueront des générations de Français. Ils appellent Napoléon au secours d’une nation souverainiste et militariste.

Cette image persistera jusqu’au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale. Où des auteurs libéraux ou classés à gauche – Ferdinand Braudel, Georges Lefèvre, Albert Soboul – reviendront aux racines de Napoléon Bonaparte dans la Révolution. Ils renoueront avec la ligne politique du Mémorial.

  • Rôle de l’histoire dans la formation de la Nation Européenne

Les historiens modernes, Jean Tulard, Thierry Lentz, Jacques-Olivier Boudon, s’inscrivent dans une culture historique qui s’est massifiée avec l’utilisation de Napoléon par le cinéma, la télévision, les jeux vidéo, les bandes dessinées.

Aujourd’hui, n’en déplaise à quelques grincheux, jamais autant de personnes ont été mises en contact de l’histoire avec une présence forte de l’histoire napoléonienne. Une émission de Stéphane Bern est vue par davantage de téléspectateurs que tous les cours de Jean Tulard à la Sorbonne !

Le Tourisme devient un vecteur essentiel de la diffusion de l’histoire. Les millions de touristes qui fréquentent les Invalides, Fontainebleau, La Malmaison partagent la culture historique napoléonienne. Des millions de personnes ont assisté aux reconstitutions des batailles lors des bicentenaires.

Les débats du bicentenaire (esclavage, femme, liberté d’expression) n’ont pas empêché un hommage national. Ils montrent que Napoléon Bonaparte est désormais moins clivant qu’autrefois. En France comme dans toute l’Europe, on peut ne pas aimer Napoléon et considérer l’importance de son œuvre.

À la faveur de la globalisation des cultures, le héros français est devenu un héros de la culture mondialisée contemporaine. En témoignent les 80 000 ouvrages qui lui ont été consacrés (un par jour depuis sa mort), sa deuxième position dans les personnages historiques consultés sur le moteur de recherche Google, les mille films qui lui ont été consacrés, les multiples utilisations de son image par la publicité.

J’ai créé en 2004 un Itinéraire Culturel dédié à Napoléon, labellisé par le Conseil de l’Europe, qui manifeste l’importance de son œuvre pour les Européens. Il rassemble soixante villes dans treize pays européens. Napoléon devient un élément de la citoyenneté, du sentiment d’appartenance à l’Europe.

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  • Qu’est-ce qu’un grand homme de l’Histoire ?

Les enjeux auxquels Napoléon a été confronté (guerre civile, guerre aux frontières, violence révolutionnaire, famine) n’ont rien de commun avec les défis de notre temps. Ils ont une nature et une dimension mondiale inconnue à l’époque de Napoléon : le réchauffement climatique, les pollutions, la disparition des espèces vivantes, la surexploitation des ressources naturelles créent des incertitudes majeures quant à l’avenir de la planète.

La mondialisation a basculé la France au rang de puissance moyenne. Elle représente désormais 1% de la population mondiale et de la richesse produite.

La montée en puissance de l’Union Européenne est désormais le seul horizon viable pour la France. Elle n’a évidemment pas grand-chose de commun avec l’Empire napoléonien.

Deux grandes puissances sont nées, les USA qui n’existaient du temps de Napoléon que sous la forme de colonies lointaines et la Chine, largement inconnue au XVIIIème siècle.  (« Quand la Chine s’éveillera le monde tremblera » est une fausse citation du Mémorial).

Les nouvelles révolutions de l’informatique et de l’électronique illustrées par la puissance des GAFA, marquent de leur emprise nos vies quotidiennes.  Nous sommes désormais dans la quatrième révolution industrielle, alors que la première n’était pas née sous Napoléon.

Napoléon et les grands hommes de l’histoire portent cependant un message important :  la politique n’est pas finie, un chemin est possible dans les situations les plus nouvelles.

Ils sont porteurs d’un projet, d’une vision ; ils utilisent les connaissances de leur temps. Napoléon est fils des Lumières et de l’esprit scientifique.

Ils sont dotés d’une volonté implacable – celle de 2 h du matin, comme le dit Napoléon – au service d’une haute idée d’eux-mêmes qu’ils confondent souvent avec la nation.

Ils savent dépasser les clivages anciens, nés d’enjeux dépassés. Autour de la table du Conseil des Ministres Napoléon Bonaparte rassemble des hommes qui se seraient envoyés à l’échafaud la veille (Fouché, Laplace, Talleyrand, Carnot).

Ils sont entièrement tournés vers l’exécution à partir de ce qui est et non de ce qu’ils croient.

Et surtout, ils ont de l’audace, de l’imagination. Ils se projettent dans le futur et font partager cet optimisme à l’esprit de leurs contemporains.

C’est à ces qualités que l’on reconnaît les héros de l’histoire, les grands rois, les grands dirigeants anciens ou contemporains.

À défaut de proclamer « Vive l’Empereur », inspirons-nous des qualités d’imagination et de courage des héros de l’Histoire, et en particulier de Napoléon, qui ont su mettre en place des changements moins nécessaires que ceux auxquels nous devons consentir aujourd’hui !

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