En vérité, j’ai un peu oublié le premier titre de ma conférence : je l’avais donné un peu à la légère, mais, comme je ne déteste pas improviser, je crois que je vais profiter de ma position d’écrivain. Les écrivains ne sont pas des historiens : on ne leur demande pas de gage de sérieux. On leur pardonne aisément leur fantaisie et même, parfois, leurs caprices.
Mon hésitation tient aussi à la difficulté rencontrée à parler encore de Napoléon. En effet, comme La Bruyère dans son introduction des Caractères, nous pourrions nous exclamer : « Tout est dit et nous arrivons trop tard depuis sept mille ans qu’il y a des hommes et qui pensent. »
Il faut donc un certain courage ou une certaine naïveté, l’un n’excluant pas l’autre, pour ajouter encore des écrits et des commentaires à tout ce qui s’est dit sur Napoléon Bonaparte. Cela tient à ce que le sujet semble inépuisable. On dit d’ailleurs qu’il parait un livre par jour depuis sa mort. Cependant, comme les écrivains ne se sont jamais laissé rebuter par la répétition, voire le ressassement, nous ne sommes pas près de voir s’éteindre cette source d’inspiration que constitue Napoléon Bonaparte.
Il m’a semblé intéressant d’aborder le sujet de manière oblique, particulière, dans un détail : quelle est la trace de son lieu d’origine, quel rôle cela a-t-il pu jouer, quelle image cela a-t-il construit dans la perception de l’homme et de l’Empereur chez les écrivains ou les personnages les plus importants de son temps? Comment, à travers son identité première, l’identité corse, Napoléon a-t-il été perçu par la haute société française et, plus largement, européenne.
J’ai donc essayé d’étudier chez Napoléon Bonaparte, les traces d’une étrangeté qui n’a jamais cessé.
En effet, la langue française de Napoléon porte la trace de son origine et, selon sa fortune, le sujet reviendra plus ou moins fortement au premier plan. Encore qu’il eût choisi la nationalité française, c’est sa nationalité d’origine qui définira toujours son identité profonde. Napoléon Bonaparte est et demeurera pour tous un Corse, alors que lui se sentira Français par toutes les fibres de son âme, y voyant une nationalité choisie.
Il faut pour tâcher de comprendre revenir à la littérature : aux mémoires les plus importants, ceux de Chateaubriand ou de Talleyrand ou même ceux de Las Cases et du Mémorial de Sainte-Hélène, à Stendhal également, qui a écrit une Vie de Napoléon.
Il me paraît impossible d’évoquer Napoléon sans rappeler aussi que, à l’âge de vingt ans, il hésita entre la carrière des lettres et celle des armes. Il commit d’ailleurs plusieurs ouvrages, qui, s’ils ne sont pas d’un intérêt majeur pour la littérature, nous disent beaucoup sur l’homme. L’adoption de la France va de pair, en effet, avec une grande admiration pour sa littérature.
Napoléon Bonaparte était fou de lecture. Il confie à Las Cases : « À l’adolescence, j’étais devenu sombre, morose, la lecture devint une sorte de passion, poussée jusqu’à la rage. »
À Sainte-Hélène, il lisait Corneille : « S’il vivait, je le ferais prince », disait-il. Il lisait aussi Racine et Molière dans son exil anglais.
Tout comme Paoli, il connaissait les philosophes des Lumières : Montesquieu, Rousseau, qui était si attaché à l’expérience politique menée par Paoli en Corse, mais aussi les grands écrivains de l’Antiquité. L’inspiration romaine de Napoléon a été démontrée ici même. La littérature était la porte d’accès à la politique et si l’influence de Paoli s’exerce si profondément sur le jeune Napoléon, il faut y voir une concordance de vues sous cet aspect-là. La Corse lui apprend la politique, la guerre et les manières de les faire. Elle lui apprend aussi l’échec en politique et la défaite dans la guerre. Il ne faut pas s’étonner qu’il ait affirmé, bien plus tard : « La politique, c’est la fatalité moderne ». On peut entendre la tragédie moderne, soit le seul enjeu à sa hauteur. Mais il faut ajouter à la politique et à la guerre, la mélancolie.
Cette influence capitale de la Corse n’avait pas échappé à Chateaubriand qui évoque longuement l’enfance et l’apprentissage du jeune Napoléon en Corse : « Un Bonaparte inconnu précède l’immense Napoléon », écrira-t-il dans les Mémoires d’Outre-Tombe.
Par parenthèse, il faut rappeler que Chateaubriand se révéla l’un des plus farouches adversaires de Napoléon. Avoir pour ennemi l’écrivain le plus génial de son temps, ce n’est pas un détail. Tout avait pourtant bien commencé entre eux et il reste des débris de cette admiration éperdue dans les Mémoires d’Outre-tombe.
Page 1
[1] Marie Ferranti, Grand prix du roman de l’Académie française, elle a notamment écrit Une haine de Corse (Gallimard, 2012), au sujet des relations entre Napoléon Bonaparte et Charles André Pozzo di Borgo.
Marie Ferranti, Grand prix du roman de l’Académie française, elle a notamment écrit Une haine de Corse (Gallimard, 2012), au sujet des relations entre Napoléon Bonaparte et Charles André Pozzo di Borgo.
Mais, après l’avoir encensé et lui avoir même dédicacé la seconde édition du Le génie du Christianisme, en 1802, suite au Concordat de l’année précédente, Chateaubriand ne pardonnera jamais à Napoléon d’avoir fait exécuter sommairement le duc d’Enghien dans les fossés de Vincennes. Chose que Napoléon niera absolument, mais la rupture avec Chateaubriand était consommée et rien ne pourra jamais la réparer, au grand regret de Napoléon, qui disait : « J’ai pour moi la petite littérature et, contre moi, la grande. »
Mais, dans sa tardive, mais totale adhésion à la nationalité française, que reste-t-il de la Corse chez celui qui deviendra d’abord Bonaparte, puis Napoléon et comment cela fut-il perçu?
La transformation passe par la modification de son nom, qui marque le changement d’identité, même si, selon les chroniqueurs du temps, l’essentiel de cette identité d’origine demeure dans les traces de sa langue et dans ses manières.
Lors de la première campagne d’Italie, après la bataille de Lodi, Napoléon a francisé son nom : il a ôté la voyelle qui en trahissait l’origine étrangère. Buonaparte est devenu Bonaparte. Il est vrai que Lodi a révélé à Napoléon la possibilité d’un destin hors du commun : « C’est au soir de Lodi, dit-il, que je me suis cru un être supérieur. Je voyais le monde fuir sous moi, comme si j’étais emporté dans les airs. ».
Le deus ex machina de son destin passe donc par l’adoption de la nationalité française, incarnée, dans la langue, par l’abolition d’une voyelle de son nom.
Ce soir-là, Napoléon a tranché dans le vif, c’est-à-dire dans la forme même de son identité.
Il faut cependant rappeler rapidement la passion de Napoléon Bonaparte pour la Corse. Passion attisée par le manque, comme toute passion véritable.
En effet, quand le jeune Bonaparte se retrouve à Brienne, au collège royal, il a neuf ans. Il ne parle pas français. On peut d’ailleurs s’interroger sur le français parlé par ses camarades ; les accents étaient nombreux, mais celui de Napoléon était unique.
Comme dans toute situation de ce genre, Napoléon Bonaparte fut stigmatisé et discriminé à cause de son accent qui disait aussi – et peut-être surtout – la pauvreté de sa condition. Il était issu d’une petite noblesse, venant d’une province nouvellement annexée à la France, et qui lui avait déclaré la guerre. Il ne pouvait assurément se revendiquer comme étant un sujet du roi comme les autres et n’était pas perçu comme tel.
En 1815, sur le Bellerophon, qui le mène à Sainte-Hélène, il confie à Las Cases que, à Brienne, « Il avait un statut d’étranger qu’il fallait dissimuler comme un bâtard ».
Il souffrit donc de ce que, de nos jours, on appellerait le racisme de ses camarades:
« Je me tenais à l’écart, dit-il à Las Cases. »
Son caractère sera assombri et changé par cette première expérience de l’exil.
Brienne lui fera appréhender l’exil de Sainte-Hélène comme étant moins cruel, c’est dire sa violence et les fortes impressions qu’il laissa dans son esprit.
Page 2
Il en était ressorti un amour pour son pays d’origine, cultivé par les livres et, en particulier, ceux de Rousseau. Il n’est peut-être pas inutile de citer encore le fameux passage dans lequel Rousseau affirme : « J’ai le pressentiment qu’un jour cette petite île étonnera l’Europe. » Or, l’Europe, en cette fin du XVIIIe siècle, c’était le monde. Pour exister, la Corse suffisait donc largement à Napoléon Bonaparte.
Rappelons aussi que, après la défaite, le modèle communautaire corse, qui garantissait des conditions de vie acceptable pour tous, est ruiné par le modèle français qui crée une noblesse, des frontières dans les villages et leurs alentours, favorise une centaine de familles au détriment de la grande majorité. Après quarante ans de lutte et de sacrifices pour se défaire de Gênes, la pilule est amère.
Voilà ce qu’écrivait, quelques années plus tard, le jeune Bonaparte au vieux général Paoli: « Je naquis quand la patrie périssait. Trente mille Français, vomis sur nos côtes, noyant le trône de la liberté dans un flot de sang, tel fut le spectacle odieux qui vint le premier frapper mes regards. Les cris du mourant, les gémissements de l’opprimé, les larmes du désespoir environnèrent mon berceau dès ma naissance. »
Il en découla chez Napoléon Bonaparte une véritable haine des Français.
Du reste, si on ne peut nier que le jeune Bonaparte a eu très tôt le sens du drame, on ne peut comprendre l’admiration qu’il porte aux vieux général, si on ignore que ce dernier était apparu comme un précurseur à tous les esprits éclairés de cette Europe du XVIIIe siècle. Pascal Paoli était devenu le symbole de la lutte contre l’oppression injuste de Gênes : on vantait partout sa tentative d’établir un système de gouvernement inspiré des philosophes des Lumières, en particulier de Montesquieu et de Rousseau. Ainsi, sans qu’ils reconnussent jamais la Corse comme un État indépendant, Frederic II et Catherine de Russie ne cachaient pas leur admiration pour le général corse.
Pourtant, in fine, l’expérience politique corse ne fut pour Napoléon Bonaparte et sa famille qu’une succession d’échecs, de rivalités et de haines qui aboutirent à la destruction des biens des Bonaparte et à leur fuite précipitée de l’île : expérience en négatif de l’épopée napoléonienne, qui s’achèvera par cette phrase de Napoléon : « Questo paese non è per noi. » Il en trouvera rapidement un à sa mesure.
On notera cependant que Napoléon n’a jamais eu honte de ses origines pauvres. Il le dit à Las Cases : « Dans notre famille, l’argent était fort rare. »
Mais ses origines seront relevées et méprisées par Talleyrand qui dira que la Cour de Napoléon était plongée dans un « luxe érudit », comprenez un luxe de parvenus.
Cela portera tort à Napoléon, excessivement, et cette discrimination première observée à Brienne ne cessera jamais véritablement.
Page 3
Donc, la langue. Je veux dire la trace du corse dans le français de Napoléon Bonaparte.
Napoléon garda de cette première langue un fort accent en français, qu’il écrivait avec de nombreuses fautes d’orthographe – mais Louis XIV aussi, ce qui ne lui fut jamais reproché, les réformateurs sourcilleux viendront plus tard. Cependant, nous devons à Napoléon des pages admirables, qu’il a le plus souvent, dictées. Il parlait le français d’oreille. La musique de la langue ne lui a pas avait pas échappé. Et s’il portait la trace de la langue corse dans sa langue française, il en porte aussi la musique: il roulait les « r ». Ainsi, il prononcera toujours Taillerand et non Talleyrand.
Caulaincourt rapporte qu’il usait parfois d’étranges expressions : ainsi, il avait relevé que, Napoléon s’adressant à sa mère, lui avait dit : « Je ne suis pas le fils de la poule blanche. » Expression équivalente au français : « Je ne sors pas de la cuisse de Jupiter. » On comprend très bien que la première expression utilisée par Napoléon est une traduction littérale du corse : « Ùn sò micca u figliolu di a gallina bianca. »
Dans son Histoire de l’ambassade dans le Grand-Duché de Varsovie en 1812, l’abbé de Pradt, s’il évoque l’esprit supérieur de Napoléon, note aussi les particularités de sa langue : « Doué d’une sagacité merveilleuse, infinie. Étincelant d’esprit saisissant, créant dans toutes questions des rapports inaperçus ou nouveaux ; abondant en images vives, en expressions animées, et, pour tout dire, dardées, plus pénétrantes par l’incorrection même de son langage, toujours un peu imprégné d’étrangeté. »
Il souligne par l’italique le nom « d’étrangeté ».
Ce langage émaillé d’incorrections, rappelant sans cesse l’origine étrangère de Napoléon, n’a pas dû compter pour peu dans le jugement d’une certaine société, nostalgique du respect absolu de la forme. Passe encore qu’il employât cette langue – qui n’était pas la sienne, ce que son accent faisait sentir à chaque instant – quand il divulguait et représentait les valeurs de la Révolution et de la République, mais quand il devint Empereur, on n’avait pas admis qu’il en fît un usage fautif. Pour certains, la faute de langage devint alors l’équivalent d’une faute politique. L’altération du langage étant le signe le plus visible de la corruption et de l’avilissement du pouvoir, donc de son illégitimité.
On feignit de ne pas l’envisager jusqu’à ce que Napoléon faiblisse, mais, pendant les Cent-Jours, les monarchistes se déchaînèrent : « Le Sénat conservateur, dans sa proclamation du 3 avril 1814, traite Napoléon d’étranger », écrit Chateaubriand.
Lui-même ne s’en était pas privé dans son pamphlet De Buonaparte et des Bourbons. Pour mieux marquer son origine étrangère, il avait rendu au nom de Bonaparte, la voyelle que Napoléon avait ôtée pour le franciser : « On désespérait, écrit-il, de trouver parmi les Français un front qui osa porter la couronne de Louis XVI : un étranger se présenta, il fut choisi. »
De ce brûlot, que la sœur de Napoléon, Caroline, a eu entre les mains, Jean d’Ormesson disait qu’il lui faisait « des larmes essuyées par Juliette ». Il faut entendre Juliette Récamier, qui était une amie de la reine de Naples et la maîtresse – presque éternelle – de Chateaubriand : ils se sont aimés trente années durant.
Page 4
Napoléon ne s’est jamais fait d’illusion : depuis le début, il n’était pas dupe qu’il était toléré, faute de mieux.
Marc Fumaroli le souligne, non sans ironie : « L’empereur des Français n’était lui-même Français (concession généreuse) que depuis les Lumières, hostiles au christianisme. »
Deux siècles plus tard, il est fascinant de retrouver dans ce mépris souriant ce que dut être l’esprit d’une certaine aristocratie à l’égard de Bonaparte.
Pourtant Chateaubriand n’avait pas les préjugés de l’aristocratie de l’émigration, ou plutôt, ne les avait plus.
À la Restauration, il a même la nostalgie du temps de la monarchie de Louis XIV et de celui de l’Empire. On ne s’étonnera guère de ce nouveau paradoxe, liée à la nature même de l’écrivain. Il écrit, en effet : « Retomber de Bonaparte et de l’Empire à ce qui les a suivis, c’est tomber de la réalité dans le néant, du sommet d’une montagne dans un gouffre. » Ces thèmes feront aussi les délices d’Hugo, mais c’est une autre histoire.
Cependant, Napoléon fut très attentif à la question de la légitimité, liée à celle de son héritage. En 1805, il fut décidé que sa famille ne devait plus posséder aucun bien en Corse. L’Empereur marque ainsi une rupture définitive avec ses origines en même temps que son appartenance à la France. Il procède à des achats de terres et de biens et il en fait une donation à André Ramolino, cousin germain de sa mère, et à sa nourrice, Camilla Ilari.
Il est vrai, comme l’écrit Jean-Pierre Commun-Orsatti, dans son Napoléon et la Corse, que « Napoléon régnait depuis le palais des Tuileries, sa mère possédait l’hôtel de Brienne, son oncle Fesch, un grand hôtel particulier à la Chaussée-d’Antin, les Murat étaient les maîtres du palais de l’Élysée… La Corse leur était peut-être devenue trop petite. »
De la Corse, Napoléon gardera cependant le goût du récit, où, la part du destin, du hasard, du rêve est essentiel. « Il aimait, note Talleyrand, tout ce qui pouvait embellir le poème de sa vie. » Ce goût du roman fut sans doute à l’origine du Mémorial de Sainte-Hélène.
Enfin, dernier point : qu’en est-il des manières et du protocole?
Il fut beaucoup reproché à Napoléon Bonaparte et à sa famille de manquer de savoir-vivre. Qu’est-ce que cela signifie ? Ignoraient-ils les codes de l’ancien régime ? Rien n’est moins sûr. Il faut rappeler que les sœurs Bonaparte furent élevées par Mme Campan, ancienne première femme de chambre de la reine Marie-Antoinette, ce qui était un titre important et supposait qu’elle connaissait le protocole sur le bout des doigts. En réalité, cette accusation de manquement aux usages est une question politique de tout premier ordre que Talleyrand ne cessera de mettra en avant.
Napoléon était ébloui par les manières de l’Ancien Régime, auxquelles Joséphine l’avait initié. Cette fascination pour sa première femme et pour le monde qu’elle incarnait ne cessera jamais. À Sainte-Hélène, il dira de Joséphine : « Elle était l’art et les grâces ». Aussi Napoléon n’imagine-t-il pas de donner un autre style à l’Empire et imite celui de la monarchie défunte. Cela ne fut pas sans conséquences et notamment, celle de l’influence considérable de Talleyrand, qui fut ministre des Relations extérieures, autant dire le maître de la diplomatie française.
« Napoléon, dit Stendhal dans sa Vie de Napoléon, admira la politesse et les formes de Monsieur de Talleyrand. Celui-ci dut à ses manières une liberté étonnante. »
Page 5
Sans doute jaloux de sa réussite, Chateaubriand n’explique pas autrement la réputation du génie politique de Talleyrand : « Une grande façon qui tenait à sa naissance, une observation rigoureuse des bienséances, un air froid et dédaigneux, contribuaient à nourrir l’illusion autour du Prince. Ces manières exercaient de l’empire sur les petites gens et sur les hommes de la société nouvelle, lesquels ignoraient la société du vieux temps. Autrefois, on rencontrait à tout bout de champ des personnages dont les manières ressemblaient à celles de Monsieur de Talleyrand, et on n’y prenait pas garde ; mais presque seul en place, au milieu des mœurs démocratiques, il paraissait un phénomène. »
Cela illustre aussi les bouleversements du temps : le respect de l’étiquette n’était plus tout à fait nécessaire, car la naissance n’était plus la condition sine qua non pour faire une carrière brillante. Ceux qui s’étaient « seulement donné la peine de naître », selon le mot de Beaumarchais, avaient déjà perdu la partie, on le voit non seulement dans le relâchement de la tenue en société, mais aussi dans l’ignorance ou le rejet des formes qu’il convenait de respecter.
C’est le sens du jugement que Talleyrand rend sur les Bonaparte dans ses Mémoires : « Cette famille des Bonaparte, sortie d’une île retirée, à peine française, où elle vivait dans une situation mesquine, doit son élévation à la gloire militaire d’un homme de génie. »
À la lecture d’une telle phrase, il semble, tout à coup, que les choses se rétrécissent. Talleyrand traduit ainsi et surtout propage l’idée que les Bonaparte et, le premier d’entre eux, Napoléon, ne serait jamais que toléré sur le trône. Le luxe, l’apparat, l’étiquette enfin que Napoléon exige, n’étant, pour des aristocrates, issus de l’ancien régime que les grimaces d’un pouvoir dont l’Empereur voulait se parer et qui lui demeurait inaccessible parce que l’usage et les formes de cet usage étaient inconnus de lui et des siens.
Talleyrand avait connu Versailles, son étiquette, son goût, élevé au rang d’art, et sa pourriture que rien ne pouvait égaler. Il en était lui-même le symbole. Mais l’ignorance des usages de l’ancienne Cour était ipso facto pour lui le signe visible est indéniable d’un pouvoir usurpé.
Il est vrai que les ors des palais, le luxe, l’argent, l’encens du pouvoir avaient un peu tourné la tête aux Bonaparte et qu’ils auraient dû adopter des façons toutes nouvelles, plus simples que celles de l’ancienne monarchie. Cela eût présenté le double avantage de satisfaire les républicains et d’empêcher les monarchistes de faire des comparaisons qui ne pouvaient qu’être défavorables à l’Empire.
Or, dit encore Talleyrand : « Les Bonaparte s’abusèrent assez pour croire qu’imiter puérilement les rois dont ils prenaient les trônes était une manière de leur succéder. » Il voit dans les mœurs de ses nouvelles dynasties une des causes de la faiblesse de la puissance morale de Napoléon. S’il voit juste, il est pourtant savoureux que ce soit l’ancien évêque d’Autun qui prône une sorte de vertu.
Par réaction, ce respect des formes tournera à l’obsession dans la société bourgeoise du XIXe siècle : il deviendra le symbole de la légitimité. On avait compris qu’il ne suffisait pas d’accéder au pouvoir, encore fallait-il s’y maintenir. Les échanges et les rituels seront alors compliqués parfois jusqu’à l’absurde. Proust fera ses délices de cette complexité et de sa forme la plus aboutie : le snobisme, abréviation de sine nobilitate, signifiant littéralement, sans noblesse.
J’ai retrouvé un petit dialogue sur la famille de Napoléon entre ma mère et moi. Il figure dans mon livre, Une haine de Corse. Nous évoquions Letizia.
Page 6
« Napoléon avait en sa mère une confiance aveugle. Il n’aimait guère son père, même s’il fut affecté par sa mort prématurée. En Paoli, il s’était choisi un père spirituel. Mais il n’avait guère de chance de réussir auprès du vieux général. Napoléon était trop sensible, trop ombrageux et surtout trop intelligent. Chaque homme ne pouvait voir en lui qu’un rival et non un ami ou un fils. Il était condamné à la solitude et à la mélancolie qui le firent souvent songer au suicide. Laetitia connaissait cette part d’ombre de son fils et en avait peur.
–Tu sombres dans le romantisme, dis-je, l’influence de Victor Hugo…
–Il en est de pire ! dit ma mère. Ecoute plutôt :
Mon père, ce héros au sourire si doux,
Suivi d’un seul housard qu’il aimait entre tous
Pour sa grande bravoure et pour sa haute taille,
Parcourait à cheval, le soir d’une bataille,
Le champ couvert de morts sur qui tombait la nuit. »
C’est beau, tout de même non ?
–C’est beau répondis-je. Revenons à la famille. Je te rappelle qu’ils étaient tous –ou quasi– rois et reines. Que voulait-t-on ? Qu’ils vivent comme des gueux ?
–Non répondit ma mère, mais sans doute aurait-on préféré qu’ils aient davantage de retenue, car ils étaient assez nouveaux dans le métier de roi et les temps avaient changé. On savait que les rois n’étaient plus éternels. »
Après Hugo et ma mère, j’avais pensé qu’il valait mieux me taire et achever là-dessus. Mais je me souvins alors que, lors de la cérémonie du retour des cendres de l’Empereur, en 1840, Victor Hugo n’avait pas supporté ce mélange de « mesquin habillant le grandiose », fustigeant le gouvernement qui « semblait avoir peur du fantôme qu’il évoquait ».
Quant à Chateaubriand, il aurait préféré que Napoléon repose à Sainte-Hélène pour l’éternité : « Privé de son catafalque de rochers, Napoléon est venu s’ensevelir dans les immondices de Paris. (…) Que ferons-nous de ces magnifiques reliques au milieu de nos misères? »
Ces « magnifiques reliques » sont désormais surmontées du squelette en plastique d’un cheval dont l’original tombe en poussière à Londres. Ce cheval, Marengo, était un pur-sang arabe et comptait parmi les montures préférées de Napoléon. Les Anglais l’avaient ramené, blessé, comme un trophée de la victoire de Waterloo.
Au vu de la fragilité de son squelette, ils ont refusé de le prêter. De plus, ils sont extrêmement sourcilleux sur la valeur de leur symbole. Ils ont accepté cependant qu’on en fasse une copie. Leur collaboration s’est arrêtée là. Ils ont dû penser qu’il était pour le moins curieux que, pour honorer la mémoire de Napoléon, les Français choisissent un symbole qui rappelait sa défaite la plus cuisante et qu’on voulût, de surcroît, le leur emprunter, mais, suivant en cela leur tradition, ils se sont abstenus de commenter cette imbécillité.
Bref, on a cru bon de reconstituer le squelette du pauvre cheval et de baptiser ce bricolage : œuvre d’art. Tout ceci dans le but « de réhumaniser Napoléon ». Je vais faire mienne la prudence anglaise et ne pas commenter ce néologisme stupide.
C’est le musée de l’Armée qui a commandé cette œuvre, ou réputée telle, la justifiant par les habituelles tartufferies des bureaucrates ânonnants, qui président souvent aux destinées de ce genre d’institution.
C’est donc Ariane James-Sarazin, la conservatrice générale dudit musée, qui s’y est collée et a tenu, nous dit-on, à défendre la liberté de l’artiste, comme si celle-ci était menacée par quoi que ce soit : « L’œuvre savante de Pascal Convert, dit-elle, respectueuse des lieux et en parfait dialogue avec eux, est au service de la transmission de l’histoire et de la mémoire. »
Nous voilà rassurés. Mais, la question est politique et donc symbolique.
Pour moi, il me semble voir simplement dans cet irrespect des restes d’un mort – qui, quoiqu’on en dise, figure parmi les plus illustres de l’Histoire – la dernière insulte, liée au caractère d’étranger définitif de Napoléon Bonaparte. La nationalité française que Marc Fumaroli voyait comme une concession généreuse n’était pas aussi généreuse que l’historien le prétendait et la civilisation française des Lumières est bien finie. Mais cela n’est pas une découverte. Nous le savions depuis longtemps.
Page 7