Donc, la langue. Je veux dire la trace du corse dans le français de Napoléon Bonaparte.

 Napoléon garda de cette première langue un fort accent en français, qu’il écrivait avec de nombreuses fautes d’orthographe – mais Louis XIV aussi, ce qui ne lui fut jamais reproché, les réformateurs sourcilleux viendront plus tard. Cependant, nous devons à Napoléon des pages admirables, qu’il a le plus souvent, dictées. Il parlait le français d’oreille. La musique de la langue ne lui a pas avait pas échappé. Et s’il portait la trace de la langue corse dans sa langue française, il en porte aussi la musique: il roulait les « r ». Ainsi, il prononcera toujours Taillerand et non Talleyrand.

  Caulaincourt rapporte qu’il usait parfois d’étranges expressions : ainsi, il avait relevé que, Napoléon s’adressant à sa mère, lui avait dit : « Je ne suis pas le fils de la poule blanche. » Expression équivalente au français :  « Je ne sors pas de la cuisse de Jupiter. »  On comprend très bien que la première expression utilisée par Napoléon est une traduction littérale du corse : « Ùn sò micca u figliolu di a gallina bianca. »

  Dans son Histoire de lambassade dans le Grand-Duché de Varsovie en 1812, l’abbé de Pradt, s’il évoque l’esprit supérieur de Napoléon, note aussi les particularités de sa langue : « Doué d’une sagacité merveilleuse, infinie. Étincelant d’esprit saisissant, créant dans toutes questions des rapports inaperçus ou nouveaux ; abondant en images vives, en expressions animées, et, pour tout dire, dardées, plus pénétrantes par l’incorrection même de son langage, toujours un peu imprégné d’étrangeté. »

 Il souligne par l’italique le nom « d’étrangeté ».

  Ce langage émaillé d’incorrections, rappelant sans cesse l’origine étrangère de Napoléon, n’a pas dû compter pour peu dans le jugement d’une certaine société, nostalgique du respect absolu de la forme. Passe encore qu’il employât cette langue – qui n’était pas la sienne, ce que son accent faisait sentir à chaque instant – quand il divulguait et représentait les valeurs de la Révolution et de la République, mais quand il devint Empereur, on n’avait pas admis qu’il en fît un usage fautif. Pour certains, la faute de langage devint alors l’équivalent d’une faute politique. L’altération du langage étant le signe le plus visible de la corruption et de l’avilissement du pouvoir, donc de son illégitimité.

  On feignit de ne pas l’envisager jusqu’à ce que Napoléon faiblisse, mais, pendant les Cent-Jours, les monarchistes se déchaînèrent : « Le Sénat conservateur, dans sa proclamation du 3 avril 1814, traite Napoléon d’étranger », écrit Chateaubriand.

  Lui-même ne s’en était pas privé dans son pamphlet De Buonaparte et des Bourbons. Pour mieux marquer son origine étrangère, il avait rendu au nom de Bonaparte, la voyelle que Napoléon avait ôtée pour le franciser : « On désespérait, écrit-il, de trouver parmi les Français un front qui osa porter la couronne de Louis XVI : un étranger se présenta, il fut choisi. »

  De ce brûlot, que la sœur de Napoléon, Caroline, a eu entre les mains, Jean d’Ormesson disait qu’il lui faisait « des larmes essuyées par Juliette ». Il faut entendre Juliette Récamier, qui était une amie de la reine de Naples et la maîtresse – presque éternelle – de Chateaubriand : ils se sont aimés trente années durant.

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