Sans doute jaloux de sa réussite, Chateaubriand n’explique pas autrement la réputation du génie politique de Talleyrand : « Une grande façon qui tenait à sa naissance, une observation rigoureuse des bienséances, un air froid et dédaigneux, contribuaient à nourrir l’illusion autour du Prince. Ces manières exercaient de l’empire sur les petites gens et sur les hommes de la société nouvelle, lesquels ignoraient la société du vieux temps. Autrefois, on rencontrait à tout bout de champ des personnages dont les manières ressemblaient à celles de Monsieur de Talleyrand, et on n’y prenait pas garde ; mais presque seul en place, au milieu des mœurs démocratiques, il paraissait un phénomène. »
Cela illustre aussi les bouleversements du temps : le respect de l’étiquette n’était plus tout à fait nécessaire, car la naissance n’était plus la condition sine qua non pour faire une carrière brillante. Ceux qui s’étaient « seulement donné la peine de naître », selon le mot de Beaumarchais, avaient déjà perdu la partie, on le voit non seulement dans le relâchement de la tenue en société, mais aussi dans l’ignorance ou le rejet des formes qu’il convenait de respecter.
C’est le sens du jugement que Talleyrand rend sur les Bonaparte dans ses Mémoires : « Cette famille des Bonaparte, sortie d’une île retirée, à peine française, où elle vivait dans une situation mesquine, doit son élévation à la gloire militaire d’un homme de génie. »
À la lecture d’une telle phrase, il semble, tout à coup, que les choses se rétrécissent. Talleyrand traduit ainsi et surtout propage l’idée que les Bonaparte et, le premier d’entre eux, Napoléon, ne serait jamais que toléré sur le trône. Le luxe, l’apparat, l’étiquette enfin que Napoléon exige, n’étant, pour des aristocrates, issus de l’ancien régime que les grimaces d’un pouvoir dont l’Empereur voulait se parer et qui lui demeurait inaccessible parce que l’usage et les formes de cet usage étaient inconnus de lui et des siens.
Talleyrand avait connu Versailles, son étiquette, son goût, élevé au rang d’art, et sa pourriture que rien ne pouvait égaler. Il en était lui-même le symbole. Mais l’ignorance des usages de l’ancienne Cour était ipso facto pour lui le signe visible est indéniable d’un pouvoir usurpé.
Il est vrai que les ors des palais, le luxe, l’argent, l’encens du pouvoir avaient un peu tourné la tête aux Bonaparte et qu’ils auraient dû adopter des façons toutes nouvelles, plus simples que celles de l’ancienne monarchie. Cela eût présenté le double avantage de satisfaire les républicains et d’empêcher les monarchistes de faire des comparaisons qui ne pouvaient qu’être défavorables à l’Empire.
Or, dit encore Talleyrand : « Les Bonaparte s’abusèrent assez pour croire qu’imiter puérilement les rois dont ils prenaient les trônes était une manière de leur succéder. » Il voit dans les mœurs de ses nouvelles dynasties une des causes de la faiblesse de la puissance morale de Napoléon. S’il voit juste, il est pourtant savoureux que ce soit l’ancien évêque d’Autun qui prône une sorte de vertu.
Par réaction, ce respect des formes tournera à l’obsession dans la société bourgeoise du XIXe siècle : il deviendra le symbole de la légitimité. On avait compris qu’il ne suffisait pas d’accéder au pouvoir, encore fallait-il s’y maintenir. Les échanges et les rituels seront alors compliqués parfois jusqu’à l’absurde. Proust fera ses délices de cette complexité et de sa forme la plus aboutie : le snobisme, abréviation de sine nobilitate, signifiant littéralement, sans noblesse.
J’ai retrouvé un petit dialogue sur la famille de Napoléon entre ma mère et moi. Il figure dans mon livre, Une haine de Corse. Nous évoquions Letizia.