« Napoléon avait en sa mère une confiance aveugle. Il n’aimait guère son père, même s’il fut affecté par sa mort prématurée. En Paoli, il s’était choisi un père spirituel. Mais il n’avait guère de chance de réussir auprès du vieux général. Napoléon était trop sensible, trop ombrageux et surtout trop intelligent. Chaque homme ne pouvait voir en lui qu’un rival et non un ami ou un fils. Il était condamné à la solitude et à la mélancolie qui le firent souvent songer au suicide. Laetitia connaissait cette part d’ombre de son fils et en avait peur.
–Tu sombres dans le romantisme, dis-je, l’influence de Victor Hugo…
–Il en est de pire ! dit ma mère. Ecoute plutôt :
Mon père, ce héros au sourire si doux,
Suivi d’un seul housard qu’il aimait entre tous
Pour sa grande bravoure et pour sa haute taille,
Parcourait à cheval, le soir d’une bataille,
Le champ couvert de morts sur qui tombait la nuit. »
C’est beau, tout de même non ?
–C’est beau répondis-je. Revenons à la famille. Je te rappelle qu’ils étaient tous –ou quasi– rois et reines. Que voulait-t-on ? Qu’ils vivent comme des gueux ?
–Non répondit ma mère, mais sans doute aurait-on préféré qu’ils aient davantage de retenue, car ils étaient assez nouveaux dans le métier de roi et les temps avaient changé. On savait que les rois n’étaient plus éternels. »
Après Hugo et ma mère, j’avais pensé qu’il valait mieux me taire et achever là-dessus. Mais je me souvins alors que, lors de la cérémonie du retour des cendres de l’Empereur, en 1840, Victor Hugo n’avait pas supporté ce mélange de « mesquin habillant le grandiose », fustigeant le gouvernement qui « semblait avoir peur du fantôme qu’il évoquait ».
Quant à Chateaubriand, il aurait préféré que Napoléon repose à Sainte-Hélène pour l’éternité : « Privé de son catafalque de rochers, Napoléon est venu s’ensevelir dans les immondices de Paris. (…) Que ferons-nous de ces magnifiques reliques au milieu de nos misères? »
Ces « magnifiques reliques » sont désormais surmontées du squelette en plastique d’un cheval dont l’original tombe en poussière à Londres. Ce cheval, Marengo, était un pur-sang arabe et comptait parmi les montures préférées de Napoléon. Les Anglais l’avaient ramené, blessé, comme un trophée de la victoire de Waterloo.
Au vu de la fragilité de son squelette, ils ont refusé de le prêter. De plus, ils sont extrêmement sourcilleux sur la valeur de leur symbole. Ils ont accepté cependant qu’on en fasse une copie. Leur collaboration s’est arrêtée là. Ils ont dû penser qu’il était pour le moins curieux que, pour honorer la mémoire de Napoléon, les Français choisissent un symbole qui rappelait sa défaite la plus cuisante et qu’on voulût, de surcroît, le leur emprunter, mais, suivant en cela leur tradition, ils se sont abstenus de commenter cette imbécillité.
Bref, on a cru bon de reconstituer le squelette du pauvre cheval et de baptiser ce bricolage : œuvre d’art. Tout ceci dans le but « de réhumaniser Napoléon ». Je vais faire mienne la prudence anglaise et ne pas commenter ce néologisme stupide.
C’est le musée de l’Armée qui a commandé cette œuvre, ou réputée telle, la justifiant par les habituelles tartufferies des bureaucrates ânonnants, qui président souvent aux destinées de ce genre d’institution.
C’est donc Ariane James-Sarazin, la conservatrice générale dudit musée, qui s’y est collée et a tenu, nous dit-on, à défendre la liberté de l’artiste, comme si celle-ci était menacée par quoi que ce soit : « L’œuvre savante de Pascal Convert, dit-elle, respectueuse des lieux et en parfait dialogue avec eux, est au service de la transmission de l’histoire et de la mémoire. »
Nous voilà rassurés. Mais, la question est politique et donc symbolique.
Pour moi, il me semble voir simplement dans cet irrespect des restes d’un mort – qui, quoiqu’on en dise, figure parmi les plus illustres de l’Histoire – la dernière insulte, liée au caractère d’étranger définitif de Napoléon Bonaparte. La nationalité française que Marc Fumaroli voyait comme une concession généreuse n’était pas aussi généreuse que l’historien le prétendait et la civilisation française des Lumières est bien finie. Mais cela n’est pas une découverte. Nous le savions depuis longtemps.