Les contemporains de Napoléon Bonaparte sont pétris de culture antique. Ils ont appris à lire et à écrire en latin et connaissent parfaitement l’histoire de la Rome ancienne. Au moment de la Révolution et particulièrement après la chute de la monarchie, les références à la République romaine abondent, plusieurs hommes politiques arborant même un prénom romain, à l’image de Lucien Bonaparte se faisant appeler Brutus ou de Babeuf adoptant le prénom de Gracchus. L’arrivée au pouvoir de Napoléon renforce ce lien avec le passé, d’autant que le nouvel homme fort du pays entend englober dans un même ensemble république et empire romain.
Les références à la Rome antique
En foulant le sol de la Lombardie au printemps de 1796, Bonaparte a clairement conscience de se placer dans les pas de Jules César, même si, en ces temps républicains, il lui est peu aisé de se référer à un dictateur. Il préfère dans ses proclamations à l’armée faire référence à Brutus ou à Scipion qui vainquit les Carthaginois au cours de la deuxième guerre punique. Mais le souvenir de César, gouverneur de la Gaule cisalpine d’où il lance la conquête de la Gaule, est lancinant, au point que le jeune général en chef de l’armée d’Italie lance à ses troupes : « Rétablir le Capitole, y placer avec honneur les statues des héros qui se rendirent célèbres, réveiller le peuple romain engourdi par plusieurs siècles d’esclavage, tel sera le fruit de vos victoires »2Proclamation à l’armée, 20 mai 1796, dans Napoléon Bonaparte, Discours de guerre, présentés par Jacques-Olivier Boudon, Paris, Editions Pierre de Taillac, 2021, p. 34.. Depuis Milan, Bonaparte assigne ainsi à ses soldats le but à atteindre, Rome, capitale d’un empire qui a dominé le monde et qui continue à fasciner. Deux ans plus tard, Bonaparte est sur le point d’aborder en Egypte et rappelle à l’armée d’Orient que l’Egypte fut une des plus belles provinces de l’Empire romain. Elle est surtout le lieu de confrontation des grands conquérants que furent Alexandre le Grand, Jules César, et Bonaparte, lequel ne manque pas de revendiquer cet héritage, dès la campagne elle-même comme plus tard à Sainte-Hélène, quand rédigeant un précis sur César, il ne manque pas de comparer sa stratégie à celle d’Alexandre et à la sienne propre. Par-delà César et Alexandre, ce sont aussi les pharaons qui apparaissent. « Du haut de ces pyramides, quarante siècles d’histoire vous contemplent ». Il n’est pas anodin que Bonaparte ait choisi une terre chargée d’histoire comme terrain d’action. La comparaison entre Bonaparte, César et Alexandre est formulée dès cette époque. Souvenons-nous des premières lignes de la Chartreuse de Parme : « Le 15 mai 1796, le général Bonaparte fit son entrée dans Milan à la tête de cette jeune armée qui venait de passer le pont de Lodi, et d’apprendre au monde qu’après tant de siècles, César et Alexandre avaient un successeur3Stendhal, La Chartreuse de Parme, dans Romans et nouvelles, t. 2, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1948, p. 25.. »
Déjà, à la fin de 1800, paraissait un ouvrage au titre évocateur, Parallèle entre César, Cromwell, Monk et Bonaparte. Inspiré par Lucien Bonaparte, il est rédigé par Charles de Lacretelle et Louis de Fontanes, deux représentants du courant néo-monarchiste qui prône le rétablissement de la royauté en France. Le parallèle insiste sur les points de comparaison entre César et Bonaparte, pour établir une différence principale. César a été assassiné pour avoir tenté de s’appuyer exclusivement sur le peuple, alors que le programme de Bonaparte vise à dégager un consensus national qui conduit à rapprocher hommes du peuple et notables. Le Parallèle propose donc de pérenniser le pouvoir de Bonaparte, ce qui mécontente certains hommes de son entourage à commencer par Fouché, ministre de la Police générale, qui signale au Premier consul que le pamphlet circule dans toute la France. De fait, ministre de l’Intérieur, Lucien l’a largement fait diffuser dans le pays. Bonaparte, sentant que l’affaire est partie trop précocement, tance son frère et lui retire le ministère de l’Intérieur pour l’envoyer comme ambassadeur en Espagne. Mais le pamphlet impose d’autant mieux la comparaison entre César et Bonaparte que depuis le 18 brumaire tout est fait pour rapprocher les deux hommes tout en montrant que Bonaparte est supérieur à son modèle.
Napoléon Bonaparte franchit le Rubicon le 19 brumaire, en se présentant en armes, accompagné de grenadiers, devant les assemblées, alors que l’accès des assemblées est interdit aux militaires. Il trépigne à l’extérieur de voir que les débats n’avancent pas et que s’éloigne la perspective d’un coup d’état parlementaire. En forçant la porte des assemblées, il force aussi son destin et aurait pu le payer cher devant le Conseil des 500 quand plusieurs députés de la mouvance jacobine demandent sa mise hors-la-loi et crient au tyran. Bousculé, il doit quitter l’Orangerie de Saint-Cloud où se tenaient les débats, encadré par ses grenadiers. Quelques gouttes de sang perlent à son cou. Lucien, qui préside alors les 500, abandonne un instant son fauteuil de président pour aller à la rencontre de son frère, décontenancé, sinon bouleversé par les événements qu’il vient de vivre. Lucien sauve la mise en s’adressant aux troupes présentes dans la cour, leur expliquant que des députés ont cherché à assassiner leur général. Le mythe des poignards est né alors qu’aucun témoin n’en a vu sortir. Mais ce mythe, très vite répandu par l’imagerie populaire, résonne, aux oreilles des contemporains, comme une réminiscence de l’assassinat de César le jour des ides de mars 44. Tous les contemporains ont cette représentation à l’esprit. Le message est clair. Bonaparte a surmonté l’épreuve qui se présentait devant lui. Chemin faisant, il impose aussi l’image du chef invincible, que rien ne peut atteindre.
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[1] Jacques-Olivier Boudon, Napoléon...
Jacques-Olivier Boudon, Napoléon, le dernier Romain, Paris, Les Belles Lettres, 2021.
[2] Proclamation à l’armée, 20 mai 1796...
Proclamation à l’armée, 20 mai 1796, dans Napoléon Bonaparte, Discours de guerre, présentés par Jacques-Olivier Boudon, Paris, Editions Pierre de Taillac, 2021, p. 34.
[3] Stendhal, La Chartreuse de Parme...
Stendhal, La Chartreuse de Parme, dans Romans et nouvelles, t. 2, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1948, p. 25.
Au soir du 19 brumaire, les bases des institutions provisoires sont plantées. Le Directoire laisse place à un Consulat provisoire qui, fort de ses trois consuls, arrive tout droit de la Rome antique. Légitimée par la constitution de l’an VIII, cette forme de gouvernement collégial, mais en réalité reposant sur un unique homme fort, rappelle les derniers temps de la République romaine, quand César imposait sa loi. La constitution crée une assemblée censée représenter le peuple, le Tribunat, tandis qu’un Sénat conservateur, composé de membres nommés à vie, veille à la constitutionnalité des lois. Les emprunts à la Rome antique sautent aux yeux. Les lois qui fondent les institutions du nouveau régime ne dérogent pas à cette règle. En février 1800, la loi sur l’organisation administrative conserve le département comme base de l’administration territoriale, mais place à sa tête un unique représentant de l’Etat, le préfet. En 1802, en cherchant à consolider son régime, le Premier consul crée la légion d’honneur, non sans quelques résistances au sein des assemblées. Il s’agit de forger une milice prête à défendre le régime. Les légionnaires sont organisés en cohortes. C’est l’armée romaine qui s’avance en plein cœur du Consulat. En cette même année, Bonaparte fait valider le concordat signé avec le pape et peut apparaître en pacificateur des religions d’autant que la loi du 18 germinal an X qui contient le concordat comprend aussi des articles organiques qui organisent les cultes protestants. L’homme qui a rétabli la paix religieuse dans le pays peut se présenter en nouveau Constantin. Au même moment, le Premier consul participe activement aux séances du Conseil d’Etat au cours desquelles se prépare le nouveau Code civil annoncé déjà dans la constitution de 1791. Homme de la Méditerranée, pétri de droit romain, Bonaparte sait l’importance du droit et des lois pour imposer sa marque. En digne héritier de Théodose, il impose le Code civil en 1804 avant de le rebaptiser de son nom, trois ans plus tard. Le Code Napoléon a vocation à s’imposer à l’Europe.
Le culte impérial
De la Rome antique et plus particulièrement de l’empire romain, Napoléon retient l’idée que le pouvoir doit s’incarner dans un homme. Il a été sensible, comme beaucoup de ses contemporains, au fait que la Révolution paraissait désincarnée, ce que Germaine de Staël traduisit par cette formule à l’annonce du coup d’état de brumaire : « C’était la première fois depuis la Révolution que j’entendais un nom propre dans toutes les bouches4Germaine de Staël, Dix années d’exil, édition critique par Simone Balayé et Mariella Vianello Bonifacio, Paris, Fayard, 1996, p. 68.. »
Cette incarnation passe d’abord par la rencontre avec le peuple. Chaque semaine, les revues militaires qui se déroulent au palais des Tuileries sont l’occasion d’associer le peuple de Paris ou les visiteurs venus de province. C’est pendant ces revues que l’on peut transmettre une supplique au chef de l’Etat. Il en est de même au cours des chasses dont Napoléon Bonaparte est très friand. Mais c’est surtout à l’occasion des voyages dans le pays que le Premier consul puis l’empereur, peut tester sa popularité. Le cérémonial, emprunté aux souverains de l’ancienne France, est partout le même. Le long de la route, la foule est invitée à se masser au bord de la route. Des arcs de triomphe éphémères ont été érigés à l’entrée des principaux bourgs. L’accueil est encore plus solennel à l’entrée des villes préfectures, surtout si le chef de l’Etat y séjourne. Toutes les autorités du lieu sont présentes, la population également. Dès l’un des premiers voyages que Bonaparte effectue, en Normandie en novembre 1802, il est frappé par l’enthousiasme qu’il suscite. L’accueil est en revanche un peu moins ardent dans les départements belges l’année suivante. Mais l’essentiel est pour Napoléon de se montrer et de recueillir les hommages que les différents acteurs rencontrés ne manquent pas de lui adresser. Ainsi commence à se développer un culte de la personnalité qui contribue à placer le chef de l’Etat en majesté avant même qu’il ne soit empereur.
L’incarnation passe aussi par l’usage des monnaies. Bonaparte profite de la réforme du franc en germinal an XI pour réintroduire sur les monnaies son visage, comme c’était le cas sous l’Ancien Régime. D’abord Premier consul de la République française, il figure en empereur après 1804, mais avec la mention de « République française ». Elle disparaît après Tilsit, quand, sûr de son pouvoir, Napoléon, dont la tête est désormais ceinte d’une couronne de lauriers, peut lui substituer la mention « empire français ». Au fur et à mesure de la diffusion de la monnaie, chaque Français a en poche le portrait de Napoléon.
La personnalisation du pouvoir s’accroît naturellement avec le passage à l’Empire dont la proclamation est directement inspirée de la Rome antique. Encore Napoléon se méfie-t-il d’une association trop précise avec tel ou tel empereur romain. « On ne voit rien dans le souvenir des empereurs romains que l’on puisse envier. (…). Quel horrible souvenir pour les générations que celui de Tibère, Caligula, Néron, Domitien et de tous ces princes qui régnèrent sans lois légitimes, sans transmission d’hérédité, et par des raisons inutiles à définir, commirent tant de crimes et firent peser tant de maux sur Rome ! Le seul homme, et il n’était pas empereur, qui s’illustra par caractère et par tant d’illustres actions, c’est César5. Note sur des inscriptions proposées pour l’Arc de triomphe, 3 octobre 1809, dans Correspondance de Napoléon Ier publiée par ordre de Napoléon, Paris, Tchou, 2001, t. 10, p. 545.. » Il est intéressant que Napoléon mette en avant la question de l’hérédité au moment où il sait qu’il peut avoir des enfants et s’apprête à divorcer de Joséphine. En fondant l’Empire en effet, il avait envisagé que la transmission de son trône, en principe dévolu à l’un de ses frères, puisse s’opérer via l’adoption de l’un de ses neveux ou petits-neveux. Cet enfant adopté doit avoir plus de dix-huit ans et ce choix peut être remis en cause si, après avoir adopté un de ses neveux, Napoléon devient père. C’est en vertu de cette disposition que Napoléon avait songé adopter le fils aîné de Louis Bonaparte et Hortense de Beauharnais. De même, après avoir désigné Eugène de Beauharnais comme vice-roi d’Italie, il l’adopte et le choisit comme son successeur à la tête de ce royaume.
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[4] Germaine de Staël, Dix années...
Germaine de Staël, Dix années d’exil, édition critique par Simone Balayé et Mariella Vianello Bonifacio, Paris, Fayard, 1996, p. 68.
[5] Note sur des inscriptions proposées...
Note sur des inscriptions proposées pour l’Arc de triomphe, 3 octobre 1809, dans Correspondance de Napoléon Ier publiée par ordre de Napoléon, Paris, Tchou, 2001, t. 10, p. 545.
Pour Napoléon, le passage à l’Empire doit favoriser la formation d’une quatrième dynastie qui après les Mérovingiens, les Carolingiens et les Capétiens serait susceptible de régner pendant des siècles en France. Il s’inscrit ainsi dans une tradition, la translatio imperii, selon laquelle le pouvoir se transmet depuis l’Antiquité à un nouvel empereur. Il se perçoit ainsi comme le successeur d’Alexandre, des empereurs romains, mais aussi de Charlemagne dont la figure est omniprésente dans les semaines qui précèdent le sacre, comme pendant la cérémonie elle-même, organisée avec les ornements du sacre de Charlemagne. Or au-delà de Charlemagne, sacré à Rome en 800, c’est l’empire romain dont il était le successeur, qui est en toile de fond.
La fondation de l’empire a été validée par le peuple au terme d’un plébiscite qui a réuni plus de 3,5 millions de oui. Le souverain est donc aussi tribun de la plèbe et ne cesse de répéter qu’il tient son pouvoir du peuple, ce qui explique du reste qu’il ait refusé que le pape dépose sur sa tête la couronne impériale. L’auto-couronnement est la traduction de cette origine populaire de son pouvoir. Le peuple est aussi associé aux fêtes qui accompagnent la cérémonie. L’armée a également participé au plébiscite, votant par régiment, ce qui devait atténuer une éventuelle grogne chez les militaires. Elle est aussi mise en scène dans une cérémonie spécifique, la remise des aigles – autre symbole d’origine romaine – aux régiments présents à Paris. Cette manifestation s’apparente à une forme d’élection de l’empereur par les troupes comme à l’époque romaine.
Revêtu de la couronne impériale, Napoléon peut désormais se montrer en souverain magnanime, consolateur ou encore évergète. L’un des premiers actes qu’il accomplit au lendemain de la proclamation de l’Empire est de gracier une dizaine de conspirateurs impliqués dans la conspiration Cadoudal-Pichegru, qui avaient été condamnés à mort. Par la suite, Napoléon use encore de cette forme de clémence par exemple en acceptant la requête de madame de Hatzfeld, la femme de l’ancien gouverneur de Berlin condamné à mort pour avoir continué de correspondre avec le roi de Prusse. La scène, rapidement diffusée par l’imagerie populaire, contribue à la gloire de l’empereur. Au lendemain de la victoire d’Austerlitz, remportée un an jour pour jour après le sacre, ce que Napoléon ne manque pas de souligner, y voyant la trace d’une intervention quasi divine, il se fait consolateur auprès des veuves et orphelins des soldats et surtout des officiers tués au combat, exceptionnellement dotés. Cette attention aux vétérans de ses armées le conduit aussi à tenter d’organiser, dès l’époque du Consulat, des colonies militaires sur le modèle romain, ou tout au long de son règne de marier ces hommes, l’opération la plus spectaculaire se déroulant en 1810 à l’occasion de son mariage avec Marie-Louise.
Le culte impérial passe enfin par des fêtes chargées de glorifier le souverain. Deux fêtes sont créées en février 1806, au lendemain de la victoire d’Austerlitz. L’une doit célébrer l’anniversaire de Napoléon, le 15 août, jour de l’Assomption, ce qui permet d’associer au culte marial l’éloge du souverain. Le dimanche le plus proche du 2 décembre, est par ailleurs célébré l’anniversaire du sacre et de la victoire d’Austerlitz. Dans les deux cas, cérémonies civiles et religieuses s’entremêlent, les clergés étant largement associés à ce culte rendu aux souverains. Des vivres et de la boisson sont distribués au peuple auquel sont également proposés des spectacles gratuits ou des feux d’artifice. Comme au temps de la Rome antique, l’empereur évergète entend nourrir son peuple et le distraire (« panem et circenses »). C’est le cas aussi à l’occasion des grandes cérémonies du régime, tels que le sacre, le mariage autrichien ou le baptême du roi de Rome.
La recherche de l’immortalité
Napoléon est obsédé par l’idée de laisser une trace dans l’histoire. Dès lors il contribue à forger sa légende de son vivant. Tout commence en Italie lorsqu’il impose, grâce notamment aux journaux qu’il a créés, l’image du jeune et fougueux général en chef volant de victoires en victoires. Il parvient en Egypte à masquer ses échecs, la défaite navale d’Aboukir notamment, et surtout l’échec de la campagne de Syrie, pour faire en sorte que l’on ne retienne que ses victoires, aux Pyramides ou à Aboukir. Il insiste sur l’œuvre des savants, contribuant à transformer une campagne militaire particulièrement meurtrière en une expédition scientifique. L’image joue un grand rôle dans cette mise en scène de ses actions. C’est tel un roi d’Ancien Régime qu’il se fait représenter par David franchissant le col du Grand Saint-Bernard en mai 1800, sur un cheval cabré, alors que l’essentiel de l’ascension s’est faite à pied ou sur le dos d’un baudet. Le peintre n’a pas oublié d’inscrire à côté du nom de Bonaparte ceux de ses prédécesseurs dans le franchissement des Alpes, Hannibal et Charlemagne. Au salon de 1804, Gros expose ses Pestiférés de Jaffa. On y voit Bonaparte visitant le lazaret de Jaffa et touchant un soldat atteint de la peste, de sa main dégantée. Le message est double : il doit répondre aux accusations anglaises selon laquelle il aurait fait empoisonner ses soldats malades lors de la retraite de Syrie, ce qui est avéré ; il doit aussi montrer un souverain qui n’a pas peur d’affronter la mort et même peut guérir les malades, tels les rois de l’ancienne France supposés avoir le don de guérir les écrouelles. À la veille du sacre, ce rappel implicite à une tradition ancestrale n’est pas le fruit du hasard.
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Napoléon joue de cette idée d’invincibilité. Il se présente comme protégé des dieux, il croit en son étoile. A Montereau, le 18 février 1814, il répond à ses proches qui veulent l’écarter du danger : « Le boulet qui doit me tuer n’est pas encore fondu », mais cette attitude est permanente. Et lorsqu’il est blessé à Ratisbonne au talon en 1809, le bruit s’en répand au point qu’il doit remonter à cheval pour rassurer l’armée. Son principal moment de frayeur se déroule au cours de la retraite de Russie quand il craint, avant le franchissement de la Bérézina, d’être fait prisonnier par les Russes. Mais il n’en laisse rien paraître, rentrant précipitamment en France pour recomposer une armée détruite.
Il se disait plus fier de son Code, le Code civil, que de toutes ses victoires qu’il aimait pourtant à commémorer, car il savait que ce Code traverserait le temps et serait pérennisé par ses successeurs, de même qu’il avait conscience que son œuvre civile serait durable. Mais pour encore mieux s’assurer que son action perdure, quoi de mieux que d’inscrire ses exploits dans la pierre. Les constructions dues à Napoléon Bonaparte sont innombrables, villes nouvelles à l’image de la ville de Napoléon, aujourd’hui La Roche-sur-Yon, routes, canaux, ports, aménagements urbains, partout Napoléon a laissé sa trace, se souvenant que les Romains avaient ainsi marqué leur territoire. De fait, en Croatie, on parle encore de la route Napoléon, comme on évoque ici ou là un réseau de voies romaines. Mais de la Rome antique, qu’il n’a jamais visitée, il retient surtout les principaux monuments et s’en inspire. Au lendemain de la victoire d’Austerlitz qu’il entend pérenniser, il lance la construction d’une colonne, érigée place Vendôme, sur le modèle de la colonne Trajane. Elle relate la campagne de 1805 et devait être recouverte d’une statue de Charlemagne. Ce sera finalement Napoléon, en empereur romain, qui dominera Paris, jusqu’au déboulonnage de la statue en 1814. Dans le même temps, Napoléon lance le projet de deux arcs de triomphe, l’un rapidement achevé place du Carrousel, à l’entrée des Tuileries, directement inspiré de l’arc romain de Septime Sévère, l’autre, d’abord envisagé à l’est de Paris pour finalement être érigé à l’ouest de la capitale, l’architecte Chalgrin s’inspirant pour le construire de l’arc de Titus. Au même moment, les archéologues français redécouvrent ces ruines antiques, bientôt mises à jour. Après avoir annexé Rome et en avoir fait la deuxième ville de l’Empire, Napoléon encourage à la redécouverte de la Rome antique dont les principaux monuments sont dégagés, sous l’impulsion du préfet Tournon. En diligentant des travaux de réaménagement du palais du Quirinal en palais impérial, Napoléon envisageait de se rendre dans la ville éternelle. Les dernières campagnes militaires de l’Empire ne lui en ont pas laissé le temps. Mais il a attribué au futur empereur, son fils né en mars 1811, le titre de roi de Rome, que portaient les héritiers présumés des empereurs allemands depuis Charlemagne.
C’est donc finalement à Sainte-Hélène que Napoléon parachève son œuvre d’immortalisation. « Je vais, dans ma retraite, substituer la plume à l’épée », écrivait-il à Joséphine au moment de partir sur l’île d’Elbe. Il n’en eut guère le loisir au cours de son premier exil. Mais au milieu de l’Atlantique sud, entouré de quatre compagnons d’infortune, il lui fut loisible de dicter ses mémoires et d’imposer l’image d’un empereur libéral, héritier des principes de 1789. C’était alors une gageure d’espérer faire sortir Napoléon de l’obscurité à laquelle l’avait relégué la Restauration, bien aidée par les artisans de la légende noire de l’empereur déchu, Chateaubriand en tête, avec son De Buonaparte et des Bourbons. Les partisans de Napoléon se cachent et lui rendent un culte clandestin. Ceux qui tentent de conspirer contre la monarchie sont pourchassés.
Pourtant arrivent de Sainte-Hélène des informations qui laissent entendre que Napoléon est mal traité par ses geôliers anglais. Le médecin irlandais O’Meara est un des premiers à dénoncer le sort fait à l’empereur déchu. Le retour en Europe de Las Cases et Gourgaud contribue aussi à la diffusion de nouvelles concernant le « martyr de Sainte-Hélène », désormais transformé en héros romantique, Prométhée accroché à son rocher. Il n’en fallait pas plus pour que sa mort, le 5 mai 1821, connue deux mois plus tard en Europe, sonne comme un coup de canon. Toute une génération d’artistes et d’écrivains, souvent déçus de leur engagement royaliste, redécouvrent la figure de Napoléon. De Lamartine à Hugo, en passant par Vigny, Balzac ou Stendhal, tous célèbrent, avec une ardeur plus ou moins vive, le souvenir de l’empereur mort en captivité. Mais le retournement le plus spectaculaire est sans conteste celui de Chateaubriand, insérant dans ses propres mémoires une vie de Napoléon, et concluant à propos de sa mort : « Vivant il a manqué le monde, mort, il le possède ». Deux cents ans après sa mort, le souhait de Napoléon d’accéder à l’immortalité, au moins mémorielle, a été exaucé.
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