Napoléon joue de cette idée d’invincibilité. Il se présente comme protégé des dieux, il croit en son étoile. A Montereau, le 18 février 1814, il répond à ses proches qui veulent l’écarter du danger : « Le boulet qui doit me tuer n’est pas encore fondu », mais cette attitude est permanente. Et lorsqu’il est blessé à Ratisbonne au talon en 1809, le bruit s’en répand au point qu’il doit remonter à cheval pour rassurer l’armée. Son principal moment de frayeur se déroule au cours de la retraite de Russie quand il craint, avant le franchissement de la Bérézina, d’être fait prisonnier par les Russes. Mais il n’en laisse rien paraître, rentrant précipitamment en France pour recomposer une armée détruite.
Il se disait plus fier de son Code, le Code civil, que de toutes ses victoires qu’il aimait pourtant à commémorer, car il savait que ce Code traverserait le temps et serait pérennisé par ses successeurs, de même qu’il avait conscience que son œuvre civile serait durable. Mais pour encore mieux s’assurer que son action perdure, quoi de mieux que d’inscrire ses exploits dans la pierre. Les constructions dues à Napoléon Bonaparte sont innombrables, villes nouvelles à l’image de la ville de Napoléon, aujourd’hui La Roche-sur-Yon, routes, canaux, ports, aménagements urbains, partout Napoléon a laissé sa trace, se souvenant que les Romains avaient ainsi marqué leur territoire. De fait, en Croatie, on parle encore de la route Napoléon, comme on évoque ici ou là un réseau de voies romaines. Mais de la Rome antique, qu’il n’a jamais visitée, il retient surtout les principaux monuments et s’en inspire. Au lendemain de la victoire d’Austerlitz qu’il entend pérenniser, il lance la construction d’une colonne, érigée place Vendôme, sur le modèle de la colonne Trajane. Elle relate la campagne de 1805 et devait être recouverte d’une statue de Charlemagne. Ce sera finalement Napoléon, en empereur romain, qui dominera Paris, jusqu’au déboulonnage de la statue en 1814. Dans le même temps, Napoléon lance le projet de deux arcs de triomphe, l’un rapidement achevé place du Carrousel, à l’entrée des Tuileries, directement inspiré de l’arc romain de Septime Sévère, l’autre, d’abord envisagé à l’est de Paris pour finalement être érigé à l’ouest de la capitale, l’architecte Chalgrin s’inspirant pour le construire de l’arc de Titus. Au même moment, les archéologues français redécouvrent ces ruines antiques, bientôt mises à jour. Après avoir annexé Rome et en avoir fait la deuxième ville de l’Empire, Napoléon encourage à la redécouverte de la Rome antique dont les principaux monuments sont dégagés, sous l’impulsion du préfet Tournon. En diligentant des travaux de réaménagement du palais du Quirinal en palais impérial, Napoléon envisageait de se rendre dans la ville éternelle. Les dernières campagnes militaires de l’Empire ne lui en ont pas laissé le temps. Mais il a attribué au futur empereur, son fils né en mars 1811, le titre de roi de Rome, que portaient les héritiers présumés des empereurs allemands depuis Charlemagne.
C’est donc finalement à Sainte-Hélène que Napoléon parachève son œuvre d’immortalisation. « Je vais, dans ma retraite, substituer la plume à l’épée », écrivait-il à Joséphine au moment de partir sur l’île d’Elbe. Il n’en eut guère le loisir au cours de son premier exil. Mais au milieu de l’Atlantique sud, entouré de quatre compagnons d’infortune, il lui fut loisible de dicter ses mémoires et d’imposer l’image d’un empereur libéral, héritier des principes de 1789. C’était alors une gageure d’espérer faire sortir Napoléon de l’obscurité à laquelle l’avait relégué la Restauration, bien aidée par les artisans de la légende noire de l’empereur déchu, Chateaubriand en tête, avec son De Buonaparte et des Bourbons. Les partisans de Napoléon se cachent et lui rendent un culte clandestin. Ceux qui tentent de conspirer contre la monarchie sont pourchassés.
Pourtant arrivent de Sainte-Hélène des informations qui laissent entendre que Napoléon est mal traité par ses geôliers anglais. Le médecin irlandais O’Meara est un des premiers à dénoncer le sort fait à l’empereur déchu. Le retour en Europe de Las Cases et Gourgaud contribue aussi à la diffusion de nouvelles concernant le « martyr de Sainte-Hélène », désormais transformé en héros romantique, Prométhée accroché à son rocher. Il n’en fallait pas plus pour que sa mort, le 5 mai 1821, connue deux mois plus tard en Europe, sonne comme un coup de canon. Toute une génération d’artistes et d’écrivains, souvent déçus de leur engagement royaliste, redécouvrent la figure de Napoléon. De Lamartine à Hugo, en passant par Vigny, Balzac ou Stendhal, tous célèbrent, avec une ardeur plus ou moins vive, le souvenir de l’empereur mort en captivité. Mais le retournement le plus spectaculaire est sans conteste celui de Chateaubriand, insérant dans ses propres mémoires une vie de Napoléon, et concluant à propos de sa mort : « Vivant il a manqué le monde, mort, il le possède ». Deux cents ans après sa mort, le souhait de Napoléon d’accéder à l’immortalité, au moins mémorielle, a été exaucé.