Le philosophe allemand Hegel a un jour l’occasion d’apercevoir Napoléon sur son cheval et s’étonne qu’un simple individu concentré dans l’ici et maintenant, en un point précis, s’étende simultanément sur toute l’Europe. Cette idée est très bien retranscrite dans la gravure d’Antoine Aubert, Napoléon Le Grand dont la légende est très signifiante pour mon propos : Astre brillant, immense, il éclaire, il féconde, et seul fait à son gré tous les destins du monde. Tout à la fois présence, nous avons la présence redistributrice d’un Deus ex Machina répandant ses bienfaits au profit de ses créatures et l’être divin qui organise le monde selon ses désirs. Cette gravure montre uniquement la tête du souverain en astre solaire dont les rayons nimbent la totalité de la surface du globe au-dessus duquel il est placé. Il y a véritablement une forme de désincarnation, le corps disparait entièrement pour ne laisser qu’une tête qui irradie de Lumière, c’est une Transfiguration comme celle du Christ lorsqu’il se met à irradier de lumière sur le Mont Tabor pour prouver sa nature divine à trois de ses disciples. On remarque entre parenthèses que picturalement il y a une adéquation qui s’opère entre le pouvoir d’incarnation que l’on attribue à un personnage et sa désincarnation dans la représentation, plus ce pouvoir est puissant et plus le corps disparaît. On remarque cela dans la peinture traditionnelle chrétienne lorsque le divin est représenté par un simple halo de lumière ou une colombe. Il est intéressant de remarquer que ces codes iconographiques chrétiens sont transposés ici à la figure de l’empereur. Comme Jésus, Napoléon est à la fois l’incarnation du Particulier – homme parmi les hommes, émanation du peuple, inscrit dans l’Immanence – et l’incarnation de l’Universel – porteur de quelque chose de plus grand que lui qui le déborde, pour ainsi dire, de l’ordre de la Transcendance.

         Napoléon est un être démiurgique à l’origine d’un nouvel ordonnancement du monde : Napoléon, c’est comme le dit Mickiewicz, « l’idée sociale faite gouvernement », il y a une puissance conceptrice qui se rattache à l’évocation de son simple nom. Cf. : Jean-Baptiste Mauzaisse, Napoléon couronné par le Temps écrit le Code Civil, où l’on voit l’empereur sur un nuage couronné par l’allégorie du Temps – qui prend les traits d’un ange – et qui est en train de rédiger le Code Civil – qui prend ici la forme des Tables de la Loi. La référence à l’Ancien Testament et à cet autre messie qu’est Moïse est criante, Moïse étant l’envoyé de Dieu pour sauver le peuple hébreu et lui donner des nouvelles normes (les 10 commandements) mais ici le Code Civil, c’est une genèse en quelque sorte. C’est un renouveau cosmogonique politico-social dont Napoléon est le Grand Horloger. La Loi s’écrit ici avec une majuscule, c’est le Verbe créateur qui fait apparaître une société nouvelle régie par de nouveaux paradigmes. L’empereur, c’est la performativité du Verbe.

L’Antéchrist : Dans le même temps, ses adversaires l’ont dépeint comme l’Antéchrist. Alors de prime abord il est paradoxal d’être vu à la fois comme un Dieu et un diable parce que ce sont évidemment deux figures antinomiques mais lorsqu’on regarde de plus près ce sont aussi deux polarités d’un même atome ou deux faces d’une même pièce si l’on peut dire car finalement qu’est-ce qu’un Antéchrist ? C’est un Christ inversé, il y a un effet miroir. N’oublions pas que Lucifer  est composé de Lux qui signifie lumière et de ferre qui signifie porter.  Avant d’être précipité dans les Enfers pour avoir convoité la place de Dieu, Lucifer était l’Archange porteur de lumière, la plus ressemblante des images de Dieu…

Charles Nodier : Je vis un homme qui paraissait plus qu’un homme, qui avait un pied sur l’Afrique et un autre sur l’Europe. Il s’appelait Apollyon et Exterminateur et je reconnus qu’il avait été annoncé sous ce nom dans l’Apocalypse de saint Jean. Avec la référence à l’Apocalypse, Napoléon est présenté comme le fléau destructeur marquant la fin d’une ère et le début d’une nouvelle. Comme les 4 cavaliers il préfigure le Jugement Dernier. Il a semé le chaos et s’est arrêté lorsque Dieu a jugé que son œuvre était accomplie : on voit que la logique qui sous-tend l’archétype messianique est toujours à l’œuvre mais cette fois du côté du mal. La sacralité reste donc bien opérante. On retrouve également chez l’abbé Jean Wendel Wurtz une comparaison entre Napoléon et le roi des sauterelles qui intervient avec la cinquième trompette chez saint Jean. Wurtz s’applique à démontrer que, dernière chaque plaie, se cache l’empereur.

Les clergés russe et espagnol appellent à la guerre sainte contre lui, et à titre anecdotique, anecdotique entre guillemets puisque l’appellation est assez signifiante : les pays d’Europe qui se sont coalisés contre lui se sont auto-proclamés la Sainte Alliance. Cela ne s’invente pas…

Ce qu’il faut noter c’est que ce messie diabolisé participe tout autant à la dimension messianique napoléonienne que le messie lumineux puisque l’ambivalence est structurellement rattachée à la figure messianique. Il en allait ainsi avec Jésus que d’aucuns considéraient comme diabolique, ses pouvoirs surnaturels ne pouvaient être qu’un don du démon… Il en va de même pour Napoléon qui fascine au sens propre du terme : la fascination est un état qui soumet la conscience à un double mouvement d’attraction et de répulsion. Il n’y a qu’à voir toute la polémique qui a enflé cette année autour de la question de sa commémoration pour constater à quel point Napoléon est clivant…

Et enfin, on pourra évoquer certaines idées en vrac : par exemple parler du Mémorial de Sainte-Hélène d’Emmanuel de las Cases qui a posé les fondations du mythe messianique dès sa publication. On y retrouve l’aspect sacrificiel, il est le bouc émissaire, la victime expiatoire de l’Europe coalisée, celui qu’on a isolé sur un rocher au milieu de nulle part. Métaphoriquement, cela ne peut faire penser qu’à la passion du Christ et au Golgotha… Cet ouvrage lui offre même la Résurrection puisque c’est lui qui l’a indirectement réconcilié avec les Français, si nombreux à lui rendre un dernier hommage pour le retour des Cendres.

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