Napoléon et la Corse ou les traces d’une étrangeté qui n’a jamais cessé

  En vérité, j’ai un peu oublié le premier titre de ma conférence : je l’avais donné un peu à la légère, mais, comme je ne déteste pas improviser, je crois que je vais profiter  de ma position d’écrivain. Les écrivains ne sont pas des historiens : on ne leur demande pas de gage de sérieux. On leur pardonne aisément leur fantaisie et même, parfois, leurs caprices.

  Mon hésitation tient aussi à la difficulté rencontrée à parler encore de Napoléon. En effet,  comme La Bruyère dans son introduction des Caractères, nous pourrions nous exclamer : « Tout est dit et nous arrivons trop tard depuis sept mille ans qu’il y a des hommes et qui pensent. »

  Il faut donc un certain courage ou une certaine naïveté, l’un n’excluant pas l’autre, pour ajouter encore des écrits et des commentaires à tout ce qui s’est dit sur Napoléon Bonaparte. Cela tient à ce que le sujet semble inépuisable. On dit d’ailleurs qu’il parait un livre par jour depuis sa mort. Cependant, comme les écrivains ne se sont jamais laissé rebuter par la répétition, voire le ressassement, nous ne sommes pas près de voir s’éteindre cette source d’inspiration que constitue Napoléon Bonaparte.

  Il m’a semblé intéressant d’aborder le sujet de manière oblique, particulière, dans un détail : quelle est la trace de son lieu d’origine, quel rôle cela a-t-il pu jouer, quelle image cela a-t-il construit dans la perception de l’homme et de l’Empereur chez les écrivains ou les personnages les plus importants de son temps?  Comment, à travers son identité première, l’identité corse, Napoléon a-t-il été perçu par la haute société française et, plus largement, européenne.

 J’ai donc essayé d’étudier chez Napoléon Bonaparte, les traces d’une étrangeté qui n’a jamais cessé.

 En effet, la langue française de Napoléon porte la trace de son origine et, selon sa fortune, le sujet reviendra plus ou moins fortement au premier plan. Encore qu’il eût choisi la nationalité française, c’est sa nationalité d’origine qui définira toujours son identité profonde. Napoléon Bonaparte est et demeurera pour tous un Corse, alors que lui se sentira Français par toutes les fibres de son âme, y voyant une nationalité choisie.

 Il faut pour tâcher de comprendre revenir à la littérature : aux mémoires les plus importants, ceux de Chateaubriand ou de Talleyrand ou même ceux de Las Cases et du Mémorial de Sainte-Hélène, à Stendhal également, qui a écrit une Vie de Napoléon.

  Il me paraît impossible d’évoquer Napoléon sans rappeler aussi que, à l’âge de vingt ans, il hésita entre la carrière des lettres et celle des armes. Il commit d’ailleurs plusieurs ouvrages, qui, s’ils ne sont pas d’un intérêt majeur pour la littérature, nous disent beaucoup sur l’homme. L’adoption de la France va de pair, en effet,  avec une grande admiration pour sa littérature.

 Napoléon Bonaparte était fou de lecture. Il confie à Las Cases : « À l’adolescence, j’étais devenu sombre, morose, la lecture devint une sorte de passion, poussée jusqu’à la rage. »

À Sainte-Hélène, il lisait Corneille : « S’il vivait, je le ferais prince », disait-il. Il lisait aussi Racine et Molière dans son exil anglais.

  Tout comme Paoli, il connaissait les philosophes des Lumières : Montesquieu, Rousseau, qui était si attaché à l’expérience politique menée par Paoli en Corse, mais aussi les grands écrivains de l’Antiquité. L’inspiration romaine de Napoléon a été démontrée ici même. La littérature était la porte d’accès à la politique et si l’influence de Paoli s’exerce si profondément sur le jeune Napoléon, il faut y voir une concordance de vues sous cet aspect-là. La Corse lui apprend la politique, la guerre et les manières de les faire. Elle lui apprend aussi l’échec en politique et la défaite dans la guerre. Il ne faut pas s’étonner qu’il ait affirmé, bien plus tard : « La politique, c’est la fatalité moderne ». On peut entendre la tragédie moderne,  soit le seul enjeu à sa hauteur.  Mais il faut ajouter à la politique et à la guerre, la mélancolie. 

   Cette influence capitale de la Corse n’avait pas échappé à Chateaubriand qui évoque longuement l’enfance et l’apprentissage du jeune Napoléon en Corse : « Un Bonaparte inconnu précède l’immense Napoléon », écrira-t-il dans les Mémoires d’Outre-Tombe

 Par parenthèse, il faut rappeler que Chateaubriand se révéla l’un des plus farouches adversaires de Napoléon. Avoir pour ennemi l’écrivain le plus génial de son temps, ce n’est pas un détail. Tout avait pourtant bien commencé entre eux et il reste des débris de cette admiration éperdue dans les Mémoires d’Outre-tombe

[1] Marie Ferranti, Grand prix du roman de l’Académie française, elle a notamment écrit Une haine de Corse (Gallimard, 2012), au sujet des relations entre Napoléon Bonaparte et Charles André Pozzo di Borgo.

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