Au soir du 19 brumaire, les bases des institutions provisoires sont plantées. Le Directoire laisse place à un Consulat provisoire qui, fort de ses trois consuls, arrive tout droit de la Rome antique. Légitimée par la constitution de l’an VIII, cette forme de gouvernement collégial, mais en réalité reposant sur un unique homme fort, rappelle les derniers temps de la République romaine, quand César imposait sa loi. La constitution crée une assemblée censée représenter le peuple, le Tribunat, tandis qu’un Sénat conservateur, composé de membres nommés à vie, veille à la constitutionnalité des lois. Les emprunts à la Rome antique sautent aux yeux. Les lois qui fondent les institutions du nouveau régime ne dérogent pas à cette règle. En février 1800, la loi sur l’organisation administrative conserve le département comme base de l’administration territoriale, mais place à sa tête un unique représentant de l’Etat, le préfet. En 1802, en cherchant à consolider son régime, le Premier consul crée la légion d’honneur, non sans quelques résistances au sein des assemblées. Il s’agit de forger une milice prête à défendre le régime. Les légionnaires sont organisés en cohortes. C’est l’armée romaine qui s’avance en plein cœur du Consulat. En cette même année, Bonaparte fait valider le concordat signé avec le pape et peut apparaître en pacificateur des religions d’autant que la loi du 18 germinal an X qui contient le concordat comprend aussi des articles organiques qui organisent les cultes protestants. L’homme qui a rétabli la paix religieuse dans le pays peut se présenter en nouveau Constantin. Au même moment, le Premier consul participe activement aux séances du Conseil d’Etat au cours desquelles se prépare le nouveau Code civil annoncé déjà dans la constitution de 1791. Homme de la Méditerranée, pétri de droit romain, Bonaparte sait l’importance du droit et des lois pour imposer sa marque. En digne héritier de Théodose, il impose le Code civil en 1804 avant de le rebaptiser de son nom, trois ans plus tard. Le Code Napoléon a vocation à s’imposer à l’Europe.
Le culte impérial
De la Rome antique et plus particulièrement de l’empire romain, Napoléon retient l’idée que le pouvoir doit s’incarner dans un homme. Il a été sensible, comme beaucoup de ses contemporains, au fait que la Révolution paraissait désincarnée, ce que Germaine de Staël traduisit par cette formule à l’annonce du coup d’état de brumaire : « C’était la première fois depuis la Révolution que j’entendais un nom propre dans toutes les bouches[4]. »
Cette incarnation passe d’abord par la rencontre avec le peuple. Chaque semaine, les revues militaires qui se déroulent au palais des Tuileries sont l’occasion d’associer le peuple de Paris ou les visiteurs venus de province. C’est pendant ces revues que l’on peut transmettre une supplique au chef de l’Etat. Il en est de même au cours des chasses dont Napoléon Bonaparte est très friand. Mais c’est surtout à l’occasion des voyages dans le pays que le Premier consul puis l’empereur, peut tester sa popularité. Le cérémonial, emprunté aux souverains de l’ancienne France, est partout le même. Le long de la route, la foule est invitée à se masser au bord de la route. Des arcs de triomphe éphémères ont été érigés à l’entrée des principaux bourgs. L’accueil est encore plus solennel à l’entrée des villes préfectures, surtout si le chef de l’Etat y séjourne. Toutes les autorités du lieu sont présentes, la population également. Dès l’un des premiers voyages que Bonaparte effectue, en Normandie en novembre 1802, il est frappé par l’enthousiasme qu’il suscite. L’accueil est en revanche un peu moins ardent dans les départements belges l’année suivante. Mais l’essentiel est pour Napoléon de se montrer et de recueillir les hommages que les différents acteurs rencontrés ne manquent pas de lui adresser. Ainsi commence à se développer un culte de la personnalité qui contribue à placer le chef de l’Etat en majesté avant même qu’il ne soit empereur.
L’incarnation passe aussi par l’usage des monnaies. Bonaparte profite de la réforme du franc en germinal an XI pour réintroduire sur les monnaies son visage, comme c’était le cas sous l’Ancien Régime. D’abord Premier consul de la République française, il figure en empereur après 1804, mais avec la mention de « République française ». Elle disparaît après Tilsit, quand, sûr de son pouvoir, Napoléon, dont la tête est désormais ceinte d’une couronne de lauriers, peut lui substituer la mention « empire français ». Au fur et à mesure de la diffusion de la monnaie, chaque Français a en poche le portrait de Napoléon.
La personnalisation du pouvoir s’accroît naturellement avec le passage à l’Empire dont la proclamation est directement inspirée de la Rome antique. Encore Napoléon se méfie-t-il d’une association trop précise avec tel ou tel empereur romain. « On ne voit rien dans le souvenir des empereurs romains que l’on puisse envier. (…). Quel horrible souvenir pour les générations que celui de Tibère, Caligula, Néron, Domitien et de tous ces princes qui régnèrent sans lois légitimes, sans transmission d’hérédité, et par des raisons inutiles à définir, commirent tant de crimes et firent peser tant de maux sur Rome ! Le seul homme, et il n’était pas empereur, qui s’illustra par caractère et par tant d’illustres actions, c’est César[5]. » Il est intéressant que Napoléon mette en avant la question de l’hérédité au moment où il sait qu’il peut avoir des enfants et s’apprête à divorcer de Joséphine. En fondant l’Empire en effet, il avait envisagé que la transmission de son trône, en principe dévolu à l’un de ses frères, puisse s’opérer via l’adoption de l’un de ses neveux ou petits-neveux. Cet enfant adopté doit avoir plus de dix-huit ans et ce choix peut être remis en cause si, après avoir adopté un de ses neveux, Napoléon devient père. C’est en vertu de cette disposition que Napoléon avait songé adopter le fils aîné de Louis Bonaparte et Hortense de Beauharnais. De même, après avoir désigné Eugène de Beauharnais comme vice-roi d’Italie, il l’adopte et le choisit comme son successeur à la tête de ce royaume.
[4] Germaine de Staël, Dix années d’exil, édition critique par Simone Balayé et Mariella Vianello Bonifacio, Paris, Fayard, 1996, p. 68.
[5] Note sur des inscriptions proposées pour l’Arc de triomphe, 3 octobre 1809, dans Correspondance de Napoléon Ier publiée par ordre de Napoléon, Paris, Tchou, 2001, t. 10, p. 545.