Plus largement, le messie est un être hors du commun qui intervient providentiellement dans l’Histoire pour la transformer en profondeur, le plus souvent en mettant un terme à une situation de crise et en indiquant au peuple une nouvelle direction à suivre au nom d’un idéal commun – l’aspect fédérateur est structurant dans l’archétype messianique au même titre que l’aspect prophétique. Le messie répond à une attente, attente qui se caractérise par une tension utopique entre le « déjà là » – la réalité empirique – et le « pas encore advenu » – l’espoir du changement. C’est une contestation du statu quo présent au profit d’un individu porteur de valeurs inédites qu’il a pour mission de concrétiser.

Or, si le Christ fait partie intégrante de cette forme archétypale pour autant elle ne s’y circonscrit pas. Il existe d’autres messies religieux que le Christ – Moïse par exemple – et tous les messies ne sont pas religieux. Il y a des messies laïcs, sécularisés, de leur temps – politiques notamment – qui correspondent en tous points à la définition que je viens de donner, la dimension sacrale en moins puisque le divin en est absent.

Pour simplifier à l’extrême, l’on peut dire que l’édifice de la messianité napoléonienne est soutenu par trois piliers :

Premier pilier : il s’agit de l’empereur lui-même qui se pose en messie. A propos des principes révolutionnaires qu’il a portés et diffusés, il tiendra les propos suivants à Sainte-Hélène : Ces grandes et belles idées doivent demeurer à jamais tant nous les avons entrelacées de prodiges. Voilà le trépied dont jaillira la lumière du monde. Elles seront la foi, la religion de tous les peuples, et cette ère mémorable se rattachera, quoi qu’on en dise à ma personne. Et aujourd’hui, la persécution achève de m’en rendre le messie. Dans ces quelques mots, nous retrouvons absolument tout : l’inscription de son œuvre dans l’éternité ; son institutionnalisation en objet sacré – il parle de foi, de religion – dont il est l’épicentre ; le trépied d’où jaillira la Lumière du monde lui confère une dimension prométhéenne dans un premier temps avec cette Lumière symbole du Savoir Absolu et une dimension christique dans un second temps (Jésus proclamant à plusieurs reprises dans les Évangiles qu’il est venu apporter le feu sur la terre : la parole divine, la Bonne Nouvelle qui éclaire les consciences). Et puis il y a l’acmé de cette déclaration avec le mythème du martyr.

De quelle manière cette aura messianique, que Napoléon s’est habilement ingénié à distiller, s’est-elle répandue ? À travers la propagande.

La mise en scène par Napoléon de sa propre histoire est une constante. Napoléon mytho-poétise sa propre histoire. Il avait conscience que le pouvoir, pour se légitimer et assurer sa pérennité, devait s’héroïser, se mettre en scène pour fasciner les foules et susciter l’adhésion. L’homme de chair et de sang doit s’effacer devant le mythe (cf. Camus « Les mythes n’ont pas de vie par eux-mêmes, ils attendent que nous les incarnions »).  Pour cela il utilise tous les moyens qui sont à sa disposition :

         La presse : dès sa campagne d’Italie, Napoléon magnifie ses faits d’armes en publiant Le courrier de l’armée d’Italie dans lequel il est écrit Bonaparte vole comme la foudre et frappe comme l’éclair. Il est partout et il voit tout. Il est l’envoyé de la Grande Nation. Il s’affuble de deux caractéristiques du divin : l’omniscience et l’omnipotence, auxquelles vient s’ajouter le providentialisme puisqu’il se présente comme l’envoyé de la Grande Nation, l’élu appelé à sauver l’Europe. Avant même qu’il n’accède au pouvoir, le culte est déjà lancé !

          L’image : l’écrit est relayé par l’image. L’épopée napoléonienne est jalonnée par une œuvre picturale et statuaire flamboyante aux accents christiques. Ex : Napoléon visitant les pestiférés de Jaffa d’Antoine-Jean Gros : sanctifie son sujet principal. On y voit des corps nus, inanimés ou agonisants étalés en grappe en avant-plan, agglutinés autour de l’empereur qui rappellent les visions dantesques de l’Enfer ou les représentations chrétiennes traditionnelles du Jugement Dernier (cf. fresques Fra Angelico / Signorelli). La posture typique du Christ Thaumaturge est greffée sur la silhouette de Napoléon qui est montré le bras tendu vers les malades en un geste guérisseur et renvoie aux miracles les plus présents dans les Évangiles, à savoir les miracles de guérison par le touché. Horace Vernet nous offre un Napoléon sortant du tombeau à Sainte-Hélène, sa tête est nimbée d’une lumière vive qui lui tient lieu d’auréole, il pose un pied à terre pour mieux affirmer sa victoire sur la mort, ce qui renvoie à la Résurrection, à la Parousie christique, la seconde venue de Jésus sur la terre. Et des exemples comme ça, il y en a bien d’autres, l’iconographie napoléonienne en est truffée.

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