Le clergé : la force de Napoléon a été d’avoir su pratiquer l’osmose entre le christianisme dont il se fait le Restaurateur et le culte de sa personne. Le syncrétisme est à ce point réussi qu’il réutilise les formes de la sacralité chrétienne en se coulant dans le calendrier grégorien rétabli en France en 1806. On exhume providentiellement un Saint Napoléon (martyrisé sous Dioclétien au IIIe siècle) que l’on décide de fêter le 15 août pour coïncider à la fois avec l’anniversaire de l’empereur et l’Assomption. Cela donne naissance à une sorte de foi mixte : les croyants honorent le saint, les non croyants l’empereur. Certains verriers ne se priveront pas de donner les traits de Napoléon au saint pour leurs vitraux (c’est particulièrement visible sur un vitrail de la cathédrale de Vichy). Certains membres du peuple iront jusqu’à lui dédier des ex voto…
- On fait prier pour l’empereur
- On célèbre ses victoires militaires par des Te Deum
- On lit en chaire les bulletins de la Grande Armée
- On fait établir en 1806 un catéchisme impérial, voué à remplacer le catéchisme officiel, rédigé par le neveu du ministre des cultes, l’Abbé d’Astor. Il s’agit d’un texte qui sacralise le Régime Impérial comme étant directement issu de Dieu : Demande– que doit-on penser de ceux qui manqueraient à leur devoir envers notre empereur ? Réponse- selon saint Paul ils résisteraient à l’ordre établi de Dieu même et se rendraient dignes de la damnation éternelle.
Tout ceci concerne l’orchestration du mythe messianique napoléonien par lui-même mais ses contemporains ont joué un rôle majeur dans cette partition. Ce qui m’amène au second pilier…
Deuxième pilier : Ses contemporains qui ont relayé à leur tour cette dimension christique. En effet, si cette dernière n’avait pas infusé l’imaginaire collectif de l’époque, elle se serait éteinte d’elle-même à la mort de l’empereur, elle ne lui aurait pas survécu. C’est parce qu’elle a laissé des traces dans l’épistémologie du champ symbolique napoléonien – à travers la grande littérature, les chansons populaires, les tableaux, les sculptures, mais aussi à travers des témoignages historiques, etc. – qu’elle s’est pérennisée et qu’elle est arrivée jusqu’à nous.
La grande Littérature : Balzac Le médecin de campagne : Napoléon surnaturel, protégé de Dieu, que les balles et les maladies ne peuvent atteindre, qui fait se relever les morts, qui a été annoncé à sa mère, Letizia, par une prophétie : Annonciation. Victor Hugo : Christ déraciné qui tremble sur son Calvaire. Léon Bloy, L’âme de Napoléon, Dieu aime ce superbe et l’afflige par amour. Je ne crois pas qu’il y ait dans toute sa vie une action ou une circonstance qui ne puisse être interprétée divinement, c’est-à-dire dans le sens d’une préfiguration du règne de Dieu sur terre. Chateaubriand : La pensée de Napoléon était dans le monde avant qu’il y fût de sa personne, elle agitait secrètement la terre.
Textes et images hagiographiques : Ex : Souvenirs du peuple de Béranger : topos christique de l’humilité. Napoléon se réfugie dans une chaumière après une journée de combat ; se réchauffe auprès de l’âtre ; une vieille femme lui apporte un repas sommaire composé de pain et de vin (imagerie de la Cène) ; symbolique de la coupe (calice « Abba, éloigne de moi cette coupe »)…
Multiples images de Napoléon entouré d’angelots…
Troisième pilier: Métahistoire, l’étude du sens de l’Histoire. La période postrévolutionnaire est une période de désenchantement du monde (pour emprunter l’expression de Max Weber) : c’est un temps de déchristianisation, un temps où les saints sont laïcisés, où la religion est considérée comme une force aliénante, bref, il n’y a plus de sacré religieux. Et il n’y a plus non plus de sacré politique puisque la monarchie dite « de droit divin » a été mise à bas.
Napoléon va réhabiliter cette sacralité religieuse avec le Concordat qui consacre la liberté des cultes, et il va remettre en place une forme de sacralité politique en en rétablissant la verticalité. Il va réifier une autorité tutélaire qui faisait alors défaut dans un ciel devenu vide.