« Corse colonie » ? La notion de colonisation appliquée aux relations entre la Corse et l’Hexagone

« Corsica is a french colony », ce slogan ayant fait son apparition il y a quelques mois sur les routes de l’île pose le problème corse en des termes un peu oubliés depuis quelques décennies. Pourtant, à ses débuts, le mouvement national moderne présentait systématiquement la situation corse comme coloniale, tant le courant autonomiste (ARC)[1] que les indépendantistes (FLNC)[2]. Toutefois, force est de constater que cette notion fut rejetée par de nombreux Corses, dont une fierté mal placée s’accordait mal avec l’asymétrie du rapport colonial, ou du moins la reconnaissance de celui-ci. En effet, le contraste était fort entre cette idée et les représentations que les Corses se faisaient d’eux-mêmes. Ayant massivement participé à l’aventure coloniale française, beaucoup auraient pensé déchoir en passant du statut de colonisateur à celui de colonisé[3]. Bien que conscient des difficultés à faire entendre un tel discours dans l’île, le mouvement national corse n’y renonça jamais. Même s’il ne fit plus de l’idée coloniale appliquée à la Corse un axe majeur de sa communication, sa proximité à l’égard des derniers peuples colonisés par la France (Kanaks, Polynésiens, Guadeloupéens, Martiniquais, etc.), régulièrement affichée aux Ghjurnate internaziunale[4], était significative : cette fraternité internationale constituait avant tout une solidarité entre peuples demeurant sous tutelle parisienne.

Du côté hexagonal, il ne fut évidemment jamais question de reconnaître le fait colonial dans l’île. En 1989, Michel Rocard devait prononcer un discours historique sur la Corse en qualité de Premier ministre de la France devant l’Assemblée nationale[5]. Après avoir rappelé les conditions de l’acquisition et de la conquête militaire de l’île, il détailla les torts de la politique française menée en Corse depuis lors. Il reprit quelques années plus tard ces reproches dans un texte publié au moment du « processus de Matignon » dans le quotidien Le Monde, « Jacobins, ne tuez pas la paix »[6]. Il se refusa cependant à appliquer à la démarche dénoncée le mot de « colonialisme », au motif que de nombreux Corses exercèrent de hautes responsabilités dans l’Administration d’État et même au gouvernement. Cet argument ne semble pourtant pas permettre d’écarter de façon péremptoire la notion de colonisation s’agissant de la Corse, pas plus que la nomination de ministres de couleur, dès l’entre-deux-guerres, n’avait changé la situation coloniale de leurs pays d’origine[7].

La question reste donc entière et il nous faut tenter d’y répondre. Lorsqu’on examine la littérature scientifique sur la question, on constate rapidement que les définitions de la colonisation sont diverses et contradictoires.

Des approches multiples et contradictoires : la doxographie comme méthode

Dans son article intitulé « Qu’est-ce que la colonisation ? », Guy Pervillé considérait que le terme devait être réservé à une démarche de peuplement, considérant même que l’expression « colonisation de peuplement » constituait « un truisme, un pléonasme ou une redondance »[8]. Pourtant de nombreux auteurs ont considéré que la colonisation de peuplement n’était que l’une des nombreuses formes existantes. Depuis l’ouvrage de Paul Leroy-Beaulieu De la colonisation chez les peuples modernes (1874), de nombreux auteurs ont distingué les différents types de colonisation, dont Jean Bruhat donne une liste que l’on ne peut considérer comme exhaustive :

« On a distingué des colonies de commerce ou comptoirs (…) ; des colonies de plantations ou d’exploitation, destinées à fournir aux métropoles des denrées exotiques, des matières premières d’origine agricole ou des produits miniers ; des colonies de peuplement (…) On a parlé aussi de colonies déversoirs, susceptibles de recevoir, venant de la métropole, des produits manufacturés et de la main d’œuvre ou, à l’inverse, de colonies réservoirs fournissant à la métropole des produits de base et, le cas échéant, des hommes. Il a été question aussi de colonies stratégiques, de colonies inavouées, pour définir des territoires théoriquement indépendants, mais soumis, en fait, à une forte pression économique, directe ou indirecte, de la part d’une puissance dominante. (…) les colonies incorporées, dans lesquelles l’autorité de la métropole s’exerce par le biais d’une administration directe, et des colonies protégées dans lesquelles le régime est celui de l’administration indirecte… »[9]

Comme on le voit, cette approche est peu compatible avec celle de Guy Pervillé. Mais Jean Bruhat se montre lui-même restrictif lorsqu’il récuse radicalement le terme de « colonisation » appliqué aux démarches les plus anciennes, notamment celles menées dans l’Antiquité auxquelles on avait pourtant l’habitude de l’appliquer : « Le fait colonial, défini à la fois comme une domination et une exploitation, ne débute en vérité qu’avec l’époque moderne »[10].

Et les dictionnaires ne nous sont pas non plus d’un grand secours. Le Larousse donne du mot « colonie » la définition suivante : « Territoire occupé et administré par une nation en dehors de ses frontières, et demeurant attaché à la métropole par des liens politiques et économiques étroits »[11]. Si l’on s’en tenait à cette définition, « par une nation en dehors de ses frontières », on ne pourrait même plus parler de colonisation s’agissant de l’Algérie, puisque celle-ci a été intégrée au territoire français dès 1848 !

Auteur de référence sur le sujet, Georges Balandier évoque pour sa part dans son texte La situation coloniale : approche théorique un « ensemble de conditions » :

« À cet ensemble de conditions, nous avons donné le nom de situation coloniale. On peut définir cette dernière, en retenant les plus générales et les plus manifestes de ces conditions : la domination imposée par une minorité étrangère, racialement (ou ethniquement) et culturellement différente, au nom d’une supériorité raciale (ou ethnique) et culturelle dogmatiquement affirmée, à une majorité autochtone matériellement inférieure ; cette domination entraînant la mise en rapport de civilisations radicalement hétérogènes : une civilisation à machinisme, à économie puissante, à rythme rapide et d’origine chrétienne s’imposant à des civilisations sans machinisme, à économie « arriérée », à rythme lent et radicalement « non chrétiennes » ; le caractère fondamentalement antagoniste des relations existant entre ces deux sociétés qui s’explique par le rôle d’instrument auquel est condamnée la société colonisée ; la nécessité, pour maintenir la domination, de recourir non seulement à la « force », mais encore à un système de pseudo-justifications et de comportements stéréotypés, etc. – mais cette énumération seule serait insuffisante »[12].

Cette définition elle-même ne recouvre évidemment pas l’ensemble des situations coloniales : la question de l’origine chrétienne ou non chrétienne ne saurait concerner, par exemple, la colonisation de la Corée par le Japon… Mais ce qu’il y a de particulièrement intéressant dans cette approche, c’est la prise en compte de multiples critères, de « conditions » faisant « système » :

« Nous avons préféré, à la faveur des « vues » particulières prises par chacun des spécialistes, saisir la situation coloniale dans son ensemble et en tant que système ; nous avons évoqué les éléments en fonction desquels toute situation concrète peut être décrite et comprise, montré comment ils sont liés entre eux et qu’ainsi toute analyse partielle est en même temps partiale »[13].

Pour notre part, devant la diversité et le caractère contradictoire des définitions avancées dans la littérature scientifique, nous avons écarté d’idée de choisir une définition particulière de la colonisation pour l’appliquer à la situation corse – méthode toujours contestable, l’auteur pouvant être soupçonné d’avoir sélectionné une définition permettant d’aboutir à la conclusion par lui souhaitée. Nous avons donc opté pour une approche tirée de la « doxographie » chère à Aristote : retranscrire et étudier les diverses opinions, recenser les critères de la colonisation énoncés pas les différents auteurs, les regrouper par thématiques et les confronter à la situation de la Corse. Enfin, répondre à la question posée sur la base d’une éventuelle convergence des éléments observés, d’un « faisceau d’indices » permettant de formuler une conclusion raisonnable. 

[1] Voir le fameux discours d’Edmond Simeoni du 17 août 1975 à Corti, préfigurant les événements dramatiques qui allaient suivre, à Aleria et à Bastia. Le dirigeant de l’ARC s’adresse aux militants et sympathisants en ces termes : « La Corse est-elle une colonie ? La Corse doit-elle être décolonisée ? ». La foule, chauffée à blanc, répond naturellement par l’affirmative.

[2] Voir le « Petit livre vert » du FLNC, A libertà o a morte, publié en 1977, évoquant notamment la « colonisation agricole » (p. 10) ou appelant à la « lutte anti-colonialiste de libération (…) face à l’État colonialiste français » (p. 29).

[3] Il s’agit là d’un phénomène assez courant. On relève le même schéma en Ecosse. Les Ecossais, se voyant comme des guerriers et ayant largement contribué à la démarche coloniale britannique, n’ont pu se considérer eux-mêmes comme colonisés par les Anglais.

[4] Journées internationales (manifestation annuelle du mouvement indépendantiste).

[5] Discours du 12 avril 1989. Journal Officiel de la République française, Débats parlementaires, Assemblée nationale, jeudi 13 avril 1989.

[6] « Corse : jacobins, ne tuez pas la paix ! », lemonde.fr, 31 août 2000.

[7] Le Premier ministre noir, Blaise Diagne, avait été nommé par Pierre Laval en 1931. Voir : Dominique Chathuant, « L’émergence d’une élite politique noire dans la France du premier 20e siècle ? », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, vol. 101, no. 1, 2009, pp. 133-147.

[8] Revue d’histoire moderne et contemporaine, tome 22, N°3, Juillet-septembre 1975, pp. 321-368.

[9] Article « Colonisation » de l’Encyclopædia Universalis. En ligne, consultée le 26 septembre 2022.

[10] Ibid.

[11] https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/colonie/17291

[12] Cahiers internationaux de sociologie, vol. 110, n° 1, 2001, pp. 9-29.

[13] Ibid.

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