Coloniser le Soudan occidental au nom de la liberté, de l’égalité et de la justice

« N’oublions pas que c’est au nom de la liberté et pour combattre les coutumes barbares que les puissances européennes sont venues dans les territoires de l’Afrique[1]. »

William Ponty[2], 1901.

On observe bien ici, l’image du colonisateur européen, héritier des Lumières, libérant les Africains de la barbarie. De façon générale, la domination coloniale en Afrique Occidentale au XIXe et XXe siècle est présentée par les gouverneurs et les hauts cadre de l’administration coloniale française comme une croisade libératrice. Pourtant, dans le premier projet d’expansion coloniale au Soudan occidental, l’esprit des Lumières n’est guère un argument mis en avant, ce sont plutôt les objectifs économiques qui prédominent à cette époque. En effet, c’est pour établir des relations commerciales avec les populations du Soudan occidental, contrées où l’on trouve – d’après les récits des voyageurs européens dont Mungo Park – de nombreux produits, dont le coton, en grande quantité et à vil prix, que Louis Faidherbe a conçu l’idée de se rendre maître du soudan occidental, traversé par deux grands fleuves (le Niger et le Sénégal[3]). Son projet d’annexion est amorcé en 1855, avec la construction du fort de Médine[4]. À cette époque, l’argument du rayonnement de la civilisation française était peu utilisé.

Mais à partir des années 1880, l’époque du début de la conquête de l’intérieur du Soudan, il devient de plus en plus utilisé et pour une raison simple. En métropole, on cherchait à faire adhérer à l’idée de l’expansion coloniale la partie de l’opinion publique réticente. En effet, les avocats de la conquête coloniale, qui avaient d’abord mis l’accent sur le caractère mercantiliste de cette entreprise[5], se sont aperçus que cette politique d’expansion d’outre-mer se trouve à contre-courant d’une bonne partie de l’opinion publique française. Aussitôt, ils tentent d’émouvoir en parlant d’humanisme et du rayonnement de la civilisation française[6] : Nation civilisée par excellence, la France se doit de répandre chez les peuples attardés les principes de sa civilisation[7]. Ainsi, la mission civilisatrice, qui n’est pourtant pas le mobile le plus important, devient le plus mis en avant sous la troisième République.

À son arrivée en Afrique Occidentale, dans la région comprenant « les bassins du haut Sénégal et du moyen Niger[8] », connue sous la dénomination du Soudan occidental et qui deviendra, en 1888, le Soudan français, le colonisateur pose le principe du respect des coutumes afin de ne pas provoquer d’emblée des conflits avec les autochtones ou indigènes. Mais, il va immédiatement subordonner l’application des coutumes indigènes à leur conformité avec les principes civilisateurs de la France. Il s’agit entre autres, bien qu’aucune définition n’ait été donnée par les textes d’organisation judiciaire, des principes de liberté, de l’égalité et de la justice issus des Lumières et de la Révolution de 1789. Ces principes ont-ils été réellement appliqués au Soudan occidental ou sont-ils, au contraire, restés dans le cadre théorique ?

S’il est vrai que dans la colonie du Soudan français, les autorités coloniales françaises ont essayé de faire leurs les valeurs philosophiques héritées des Lumières, conformément au principal argument mis en avant par les partisans de l’expansion coloniale sous la troisième République (I), il ne fait aucun doute qu’elles ont aussi transgressé ces mêmes principes lorsque leurs intérêts étaient en jeu (II).

[1] ANOM 14MIOM 1191 :  Circulaire du Délégué permanent du gouverneur général dans les territoires du Haut-Sénégal et Moyen-Niger, 1er février 1901.

[2] William Ponty délégué permanent du gouverneur général de l’AOF, faisant office du chef de colonie dans les territoires du Haut-Sénégal et Moyen Niger (Soudan français).

[3] ANS 18G2 : L’organisation d’un gouvernement général de l’Afrique occidentale. Soudan, Sénégal, Guinée, Côte d’Ivoire, Dahomey ; voir aussi Joseph-Simon Gallieni, Voyage au Soudan français (Haut-Niger et pays de Ségou), 1879-1881, Paris, Hachette et Cie, 1885, p. 5 [disponible sur Gallica] ; Capitaine Etienne Peroz, Au Soudan français : souvenirs de guerre et de mission, Paris, C. Lévy, 1889, p. dédicaces [disponible sur Gallica].

[4] Voir Thirno Mouctar Bah, « Les forts français et le contrôle de l’espace dans le Haut-Sénégal-Niger (1855-1898), 2000 ans d’histoire africaine. Le sol, la parole et l’écrit. Mélanges en hommage à Raymond Mauny, tome II, Paris, Société française d’histoire d’outre-mer, 1981, p. 977-995.

[5] La doctrine de l’expansion coloniale de cette époque s’inscrit dans un contexte de récession économique. En effet, à partir de 1873-1874, la France connait une phase dépressive qui se prolongera jusqu’à la fin du XIXe siècle. Dans ce contexte, l’expansion coloniale est présentée par beaucoup comme le moyen pouvant permettre à l’État de relancer son économie. Raoul Girardet, L’idée coloniale en France de 1871 à 1962, Paris, Hachette littératures, p. 72.

[6] Pierre François Gonidec, Droit d’Outre-mer, t. 1, Paris, Montchrestien, 1959-1960, p. 86.

[7] Micheline Landraud, « Justice indigène et politique coloniale : l’exemple de la Côte d’Ivoire (1903-1940) », n° 759, Penant, 1978,p. 5-41, p. 6.

[8] Louis Le Clech et Jules Le Clech, « Du régime coutumier au Soudan français », Revue coloniale, 1er semestre, 1901, p. 279-295, p. 280.

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