Symbolique d’une figure nationale dans la musique populaire insulaire
En Méditerranée, la lamentation est une coutume funéraire utilisée comme un moyen de faire part de sa douleur et de sa souffrance à Dieu, dans l’espoir d’obtenir de l’aide pour traverser la période de deuil qui suit la perte d’un être cher. Dans l’archipel de Kerkennah, situé en face de la côte Est de la Tunisie, les femmes lamentaient leurs morts d’une manière singulière, entre poésie et structures mélodiques plus proches des pleurs que du chant, dans lesquelles elles citaient les mérites et les qualités de leurs défunts.
Dans les années 1950, cette forme a été revisitée par un poète originaire de l’archipel lors de l’assassinat de Farhat Hached, une figure syndicaliste tunisienne également originaire de l’archipel, par l’occupation française. À travers sa poésie, « Ya ain nouh’i[1] », il a exprimé sa colère et son indignation face à ce crime. En 1962, la poésie a été adaptée par un groupe populaire de musiciens-danseurs, Tabbel Kerkennah[2]. « Ya ain nouh’i » est encore aujourd’hui l’une des chansons phares du patrimoine musical kerkennien.
Grâce à un travail ethnographique effectué pendant plusieurs années, j’ai particulièrement étudié les émotions suscitées par le personnage emblématique de Farhat Hached comme la réification d’une conscience kerkennienne et l’expression d’un sentiment collectif. Aussi, au cours de cet écrit, j’interrogerai les processus à l’œuvre quant au détachement de la représentation nationale d’un leader devenant un emblème insulaire à part entière et finalement, à la patrimonialisation et à la commémoration d’une figure tutélaire portée par un répertoire musical populaire. Plus précisément, je tenterai de répondre à cette question : Quel rôle la musique populaire insulaire peut-elle jouer dans la représentation d’une figure nationale et dans l’incitation à la résistance et à la rébellion contre le colonisateur ?
Pour répondre à cette question, je m’attacherai tout d’abord à présenter le contexte historique et politique de l’assassinat de Farhat Hached. J’explorerai ensuite la figure de ce leader politique dans l’imaginaire artistique kerkennien. Je développerai enfin les fonctions esthétiques et sociales de la chanson « Ya ain nouh’i ».
Farhat Hached : aperçu historique et conjoncture sociopolitique
Farhat Hached est né à l’archipel Kerkennah au village d’El-A’abbassia le 2 février 1914 dans une famille pauvre dont le père était pêcheur. Il a fait ses études primaires à l’école du village de Kallabine mais, en raison de la pauvreté de sa famille, il a été contraint de travailler à Sfax en 1932, puis à Sousse, où il s’est inscrit à la CGT et a fondé un bureau syndical avant d’être renvoyé. Il a ensuite déménagé à Sfax où il a réussi un concours de fonction publique[3].
En novembre 1944, en raison de diverses circonstances, notamment la discrimination exercée entre les travailleurs européens et tunisiens, Hached démissionna de la CGT pour fonder l’Union des syndicats autonomes des travailleurs du Sud tunisien. En mai 1945, il fonda l’Union des syndicats autonomes des travailleurs du nord de la Tunisie, et en avril de la même année, la Fédération des fonctionnaires tunisiens. En janvier 1946, lors d’un grand congrès syndical organisé à Tunis, il fusionna les différents syndicats tunisiens et fonda l’UGTT (Union Générale Tunisienne du Travail), dont il fut élu unanimement premier secrétaire général et resta à ce poste jusqu’à son assassinat en 1952.
Hached était convaincu de la primauté de l’indépendance nationale sur l’émancipation sociale. Il considérait que la possibilité de se débarrasser de la colonisation dépendait de la destruction de ses causes, notamment l’exploitation des ressources du pays. Il était conscient qu’il fallait s’occuper de la masse ouvrière en la sensibilisant et en l’instruisant, en mettant en évidence la relation dialectique entre la dignité et le travail.
Le 5 août 1947, la commission administrative de l’UGTT lança la grève générale dans tout le pays, mais les forces militaires françaises reçurent l’ordre de tirer sans sommation sur les piquets de grève avec des balles réelles, provoquant un massacre de 30 morts et plus de 100 blessés parmi les ouvriers. L’oppression meurtrière de la grève des travailleurs agricoles à Enfidha par les autorités françaises le 20 novembre 1950, ayant causé 5 morts et 10 blessés, combinée à d’autres événements politiques, a mené les organisations nationales à décréter une grève générale le 29 novembre 1951[4]. La proclamation de cette grève générale a été un facteur décisif dans les événements qui ont abouti à la rébellion de janvier 1952, où le peuple tunisien s’est soulevé contre l’occupation française. Cette mobilisation a marqué le début du processus de décolonisation de la Tunisie.
L’année 1952 a été marquée par de nombreux événements significatifs, en particulier avec la décision de Farhat Hached de militer pour l’indépendance à l’étranger après que l’UGTT ait a quitté l’Organisation communiste internationale pour rejoindre la Confédération internationale des syndicats libres (CISL). Grâce à cette action, le leader acquiert une notoriété à l’international et fut élu pour présider le conseil de quarante personnalités représentatives de l’opinion tunisienne, réuni par Amine Bey pour discuter et étudier le plan de réformes présenté par le gouvernement d’Antoine Pinay. La décision du conseil fut le refus à l’unanimité, ce qui suscita l’inquiétude croissante des autorités coloniales.
Pour le colonisateur, Hached représentait une véritable menace, les tentatives de liquidation contre lui ont commencé, tout comme les actes de sabotage et de piégeage de sa maison, signés de « la Main rouge ». Le petit hebdomadaire nord-africain « Paris », dirigé par Camille Aymard et proche des colons français, a publié le texte suivant :
Avec Ferhat Hached et Bourguiba, nous vous avons présenté deux des principaux coupables. Nous en démasquerons d’autres, s’il est nécessaire, tous les autres, si haut placés soient-ils. Il faut, en effet, en finir avec ce jeu ridicule qui consiste à ne parler que des exécutants, à ne châtier que les « lampistes » du crime, alors que les vrais coupables sont connus et que leurs noms sont sur toutes les lèvres. Oui, il faut en finir, car il y va de la vie des Français, de l’honneur et du prestige de la France. « Si un homme menace de te tuer, frappe-le à la tête » dit un proverbe syrien. C’est là qu’il faut frapper aujourd’hui. Tant que vous n’aurez pas accompli ce geste viril, ce geste libérateur, vous n’aurez pas rempli votre devoir et, devant Dieu qui vous regarde, le sang des innocents retombera sur vous[5].
Le 5 décembre 1952, Farhat Hached a été pris en traître dans la banlieue sud de Tunis, après avoir été pris en chasse par une voiture depuis sa maison. Un commando l’a mitraillé par des rafales de balles et a quitté les lieux lorsque la voiture du syndicaliste déroutait vers le bas-côté. Hached, criblé de balles, mais encore vivant, est sorti du véhicule cherchant l’aide de quelques ouvriers qui étaient sur place. Un second groupe armé est arrivé à bord d’un autre véhicule et a convaincu les ouvriers que leur voiture était plus rapide pour atteindre l’hôpital en prenant une autre route. Le commando a criblé Hached de balles pour l’achever puis l’a jeté sur le bas-côté de la route de Naacen, où un berger l’a trouvé et a informé les gendarmes à 9 h du matin.
Bien que l’assassinat ait été revendiqué par une organisation terroriste appelée « la Main rouge », cette revendication était une couverture pour dissimuler la vérité. En réalité, Farhat Hached a été tué par le Service action du SDECE, un service officiel français qui dépendait directement d’Antoine Pinay, président du Conseil depuis le 6 mars 1952.
Cet assassinat a eu des répercussions importantes dans l’ensemble du Maghreb, en particulier au Maroc, où les réactions les plus violentes ont été enregistrées faisant plusieurs morts et blessés. Cet acte a été le déclencheur de la lutte armée du peuple marocain contre le protectorat français[6].
En décembre 2002, Antoine Méléro, un agent des services secrets, a déclaré dans le numéro 2187 du magazine Jeune Afrique, que c’était bien son organisation secrète, la Main Rouge, qui avait assassiné le leader syndicaliste tunisien le 4 décembre 1952 en le mitraillant[7] : « Hached a bien été assassiné par la Main Rouge ». Il a également témoigné de son implication dans cette affaire dans le documentaire diffusé en 2009 par la chaîne Aljazeera[8].
Suite à ces révélations, le fils du défunt, Noureddine Hached, a demandé la réouverture de l’enquête sur cette affaire qui avait été close faute de suspects. Selon lui, le témoignage d’Antoine Méléro visait à dissimuler le rôle de l’État français dans cet assassinat, considéré comme un crime d’État.
Lors de sa visite en Tunisie en 2013, le président français François Hollande a demandé pardon à la veuve du martyr, Emna Om el Khir Hached, pour l’assassinat de son époux et a promis, au nom de la France, de révéler toute la vérité sur son assassinat en donnant l’ordre d’ouvrir les archives sur l’organisation paramilitaire « la Main Rouge », qui était liée au service secret des autorités coloniales[9]. Leur fils, Noureddine Hached, continue cependant de nier l’existence de la Main Rouge et affirme qu’il s’agissait bien d’une opération des services secrets français.
[1] « Oh mon œil pleure ». Le texte original et sa traduction en français se trouvent en annexe.
[2] Tabbel Kerkennah est une formation type composée de quatre membres dont deux percussionnistes et deux joueurs de zokra qui anime des célébrations sociales dans l’archipel telles que des mariages. La zokra est un instrument à vent à double anche de la famille du hautbois.
[3]Abdelhamid Fehri, Kerkennah de Cercina à Hached, Sfax-Kerkennah, ed. Centre Cercina pour les recherches sur les îles méditerranéennes, 2003, p. 6.
[4] Abdelwahed Mokni, Farhat Hached : Le Fondateur, le Témoin, le Chef Martyr, Sfax, Dar Samed, 2012, p. 64.
[5] L’Observateur, n°135, 11 décembre 1952, p. 8.
[6] Pierre BROCHEUX, Samya EL MECHAT, FREY Marc et al., « Chapitre 10 – Le Maghreb : Les indépendances arrachées », in Les décolonisations au XXe siècle. La fin des empires européens et japonais. Paris, Armand Colin, « Collection U », 2012, p. 152.
URL : https://www.cairn.info/les-decolonisations-au-xxe-siecle–9782200249458-page-148.htm
[7] Jeune Afrique, n°2187, 22 décembre 2002, p. 102-103.
[8] Documentaire intitulé : « L’assassinat de Farhat Hashad », diffusé en 2009 par la chaîne Aljazeera. Consulté sur YouTube : https://youtu.be/RU8rGfTErdI.