Farhat Hached dans l’imaginaire artistique kerkennien
Après un mois de l’assassinat de Farhat Hached, Rabeh Ezzeddine, poète kerkennien originaire du village d’Awled Bouali, écrivit un poème dédié à la mémoire du martyr. Il présenta pour la première fois ce poème à la radio de Sfax en 1963. L’année suivante il demanda à Mohamed Zekri, connu sous le nom de Whichi, de composer une chanson avec ses paroles. Whichi chanta cette chanson dans les fêtes de mariages dans l’archipel, avant de l’enregistrer dans un album de Tabbel Kerkennah en 1987.
Au sein des musiciens kerkenniens, l’unité de la chanson « Ya ain nouh’i » fait débat. Saaid Jaber et Mohamed Graja[10] affirment qu’il s’agit d’une seule chanson en deux parties complémentaires, tandis que Chady Cheffy, Saaid Graja et Rochdi Werda affirment qu’il s’agit bien de deux chansons distinctes sur le plan mélodique et poétique[11]. Effectivement, les différences de structures poétiques et de caractéristiques musicales semblent indiquer qu’il s’agit de deux chansons distinctes.
Whichi a choisi le mode Ardhawi pour ces deux chansons, un mode musical employé dans les improvisations chantées. On remarque que pour le chœur, il a choisi des femmes qui chantaient avec lui le refrain, ce qui n’est pas habituel chez Tabbel Kerkennah, une troupe formée exclusivement d’hommes. On peut expliquer ce choix par la volonté du chanteur à faire allusion aux lamentations habituellement chantées par des femmes lors des cérémonies funéraires dans les villages kerkenniens.
En examinant la première chanson, on peut remarquer un aspect inhabituel dans sa structure mélodique. Pour la présenter, on pourrait la décrire comme suit :
Description de la structure musicale
Début des paroles en phonétique
A : Phrase principale jouée par la zokra
Le pauvre Farhat Hached a laissé des orphelins
miskin Farhat Hashad qaa’det isghara ytama
B : Istekhbar zokra (improvisation)
Des corrompus de l’armée des Rwamas l’ont tué
Qatlouh ness fossed men jaych errwama
C : Mawal de Whichi (ad libitum)
Le pauvre Farhat
D : Couplet
meskin Frahat
ebki w nawah’
E : Refrain
Ya ain nouh’i
A : Phrase principale jouée par la zokra
Le pauvre Farhat Hached a laissé des orphelins
miskin Farhat Hashad qaa’det isghara ytama
B : Istekhbar zokra (improvisation)
Des corrompus de l’armée des Rwamas l’ont tué
C : Mawal de Whichi (ad libitum)
Qatlouh ness fossed men jaych errwama
Le pauvre Farhat
D : Couplet
meskin Frahat
rah’ khsara
E : Refrain
Ya ain nouh’i
A : Phrase principale jouée par la zokra
Le pauvre Farhat Hached a laissé des orphelins
miskin Farhat Hashad qaa’det isghara ytama
B : Istekhbar zokra (improvisation)
Des corrompus de l’armée des Rwamas l’ont tué
Qatlouh ness fossed men jaych errwama
C : Mawal de Whichi (ad libitum)
Le pauvre Farhat
D : Couplet
meskin Frahat
rah’ khsara
E : Refrain
Ya ain nouh’i
La première chanson est donc structurée en cinq parties, avec une improvisation de la zokra, un mawal ad libitum de Whichi, un couplet et un refrain. La deuxième chanson se distingue par son rythme plus soutenu et une absence d’ad libitum et d’improvisation. Elle est constituée d’une mélodie jouée par la zokra et d’un refrain chanté avant et après chaque couplet. Sa structure peut être présentée de la manière suivante :
A : Mélodie principale du refrain, jouée par la zokra et répétée deux fois
B : Refrain, chanté en solo la première fois et en chœur la deuxième fois
C : Couplet 1
B : Refrain, chanté en chœur une seule fois
A : Variation de la mélodie principale (1ère partie); mélodie principale jouée par la zokra (2ème partie)
D : Couplet 2
B : Refrain, chanté en chœur une seule fois
A : Variation de la mélodie principale (1ère partie); mélodie principale du refrain jouée par la zokra (2ème partie)
E : Couplet 3
B : Refrain, chanté en chœur deux fois
La première chanson est mélodiquement riche et se compose de cinq parties répétitives. Elle commence par une phrase mélodique principale jouée par l’instrument mélodique unique du groupe, la zokra. Ensuite, elle se poursuit avec une improvisation instrumentale appelée localement « istekhbar », toujours avec la zokra. Puis, le chanteur commence un ad libitum sous forme d’improvisation vocale non rythmée, connue sous le nom de « mawal ». Enfin, le chanteur chante directement le couplet 1 avant que la chorale ne reprenne le refrain.
Description de la structure musicale
Début des paroles en phonétique
A : Phrase principale jouée par la zokra
Le pauvre Farhat Hached a laissé des orphelins
miskin Farhat Hashad qaa’det isghara ytama
B : Istekhbar zokra (improvisation)
Des corrompus de l’armée des Rwamas l’ont tué
D : Couplet
Qatlouh ness fossed men jaych errwama
rah’ khsara
E : Refrain
Ya ain nouh’i
Cette structure est inhabituelle dans la musique populaire de Kerkennah. Saaid Jaber a affirmé que Whichi voulait que cette chanson soit unique même structurellement. Dans cette structure particulière, répétée trois fois successives, le chanteur met en avant l’importance au « mawal » en le précédant d’une improvisation de la zokra pour assurer une transition fluide au milieu de la chanson. Il attribue également à cette improvisation le rôle de refrain, précédant chaque nouveau couplet.
Français
Arabe phonétique
Le pauvre Farhat Hached a laissé des orphelins
miskin Farhat Hashad qaa’det isghara ytama
Des corrompus de l’armée des Rwamas l’ont tué
Qatlouh ness fossed men jaych errwama
Il était gratifié dans toutes les occasions
ha w ken ken mashkur fi kol mia’ad mia’ad
Que dieu bénisse ses os
allah allah yerh’am a’dhama
Dès le début, le nom complet du martyr est cité, et c’est peut-être voulu intentionnellement pour annoncer le sujet de cette chanson, attirer l’attention et ne pas laisser de place au doute. Dans le mawal, Whichi met l’accent sur l’aspect humain de la perte de Hached, soulignant que le plus important était que ses enfants étaient devenus orphelins, de même que l’ensemble des Tunisiens, selon les mots de Mostafa Fileli[12].
[10] Mohamed Graja, entretien effectué le 02 septembre 2022 à Sfax.
Saaid Jaber, entretien effectué le 22 septembre 2022 à Sfax.
[11] Chady Cheffy, entretien effectué le 22 septembre 2022 à Sfax.
Rochdi Werda, entretien effectué le 19 septembre 2022 à Sfax.
Graja, Saaid, entretien effectué le 19 septembre 2022 à Sfax.
[12] Documentaire » L’assassinat de Farhat Hashad », op. cit.