La colonisation comme préalable à la reconnaissance des droits linguistiques ? L’exemple du corse

Du « butin de guerre » de Kateb Yassine à l’usage du signal (De Gaston 2011; Ottavi 2004), de l’invention du barbare à la reconnaissance de la langue de l’autre, les désignations des langues renvoient aux relations de pouvoir au sein des sociétés (Bourdieu 2014; Boutet 2016; Calvet 1999; 2002; Quenot 2014). En tant que fait social, le dispositif sociolinguistique nous renseigne sur le dispositif politique général. Autrement dit, l’analyse des droits linguistiques ne propose-t-elle pas un indice pertinent à celui qui souhaite mesurer l’étendue de l’effectivité du respect des droits de l’homme ? Benjamin Stora n’a-t-il pas évoqué la question linguistique dans sa conférence inaugurale, déclarant qu’il s’agissait d’une « question centrale[1] » ?

Le colonialisme est l’exercice d’un pouvoir symbolique et politique d’un groupe opéré au sein d’un appareil d’Etat qui identifie l’out-group selon les appartenances territoriales, religieuses, culturelles ou linguistiques des individus qui le composent. Tariq Amin-Khan (2012, 18‑19) le formule très clairement :

« the metropolitan nation-state laid the foundation for colonial expansion and domination through the establishment of the colonial state, which stifled resistance and divided the colonized by manipulating conflicts among them around issues of identity based on religion, language, culture, and/or region. As these mechanisms of control, conflict-creation, and domination became more entrenched, culture became the terrain for the colonized to settle claims of inequity, injustice, and subordination through the assertion Context of State Formation of caste, class, ethnic, religious, and linguistic identities[2] ».

Jeune étudiant, j’avais été marqué par la lecture de Linguistique et colonialisme de Louis-Jean Calvet (1975). L’ouvrage me donnait une grille d’analyse linguistique et politique de la situation de l’île. Puisque la Corse avait été francisée suite à sa conquête, en retour, la réhabilitation, la réappropriation et la normalisation de la langue corse m’apparaissaient comme la condition de la libération de l’île et de l’exercice de ma propre liberté individuelle, à la nuance près que par la force des choses, j’étais francophone et corsophone, donc bilingue. Face au discours sur la nécessaire imposition de la francisation de l’île pour la libération des Corses, je ressentais une justification de notre aliénation à laquelle je répondais par mon besoin d’appartenance et de reconnaissance.

Je vous propose que nous abordions ici à partir d’un corpus de discours littéraires et politiques, la question de la langue du point de vue historique et social, comme outil d’identification (Lacan 1961; Blanchet 2004; Maffesoli 2006), de réification (Honneth 2007; Chanson, Cukier, et Monferrand 2014; Bettez Quessy 2020) et de domination de l’espace social. À partir de ces jalons, nous pourrons voir comment s’engage un processus de glottophagie (Calvet 1999; 2020), puis quelles sont les réactions des locuteurs et dans quelle mesure peuvent-ils engager une lutte pour la reconnaissance de leurs droits linguistiques (Woolard et Gahng 1990; Woolard 2016; Agresti 2021). Dès lors, nous pourrons essayer de nous projeter quant au futur de la diversité linguistique et dans le cas qui nous occupe, de la politique linguistique de la langue corse (Quenot 2020).

1.     La langue comme outil d’identification, de réification et de domination de l’espace social

La langue est devenue le trait principal d’identification des Corses à partir de la fin du XIXe siècle, lorsqu’elle s’est individualisée du toscan (Thiers 1989). Nous devons probablement cela à une attitude mimétique à l’égard du français qui était devenu le trait principal de la francité, avant même la Révolution.

Le dispositif sociolinguistique comme révélateur du dispositif politique

Convoquons ici Antoine de Rivarol (1784). Dans son célèbre Discours sur l’universalité de la langue française commis en 1784 pour l’Académie de Berlin, l’influence du français semble tenir à des motifs d’ordre linguistique. La formule est devenue célèbre :

« Le français, par un privilège unique, est seul resté fidèle à l’ordre direct, comme s’il était tout raison, et on a beau par les mouvements les plus variés et toutes les ressources du style, déguiser cet ordre, il faut toujours qu’il existe ; et c’est en vain que les passions nous bouleversent et nous sollicitent de suivre l’ordre des sensations : la syntaxe française est incorruptible. C’est de là que résulte cette admirable clarté, hase éternelle de notre langue. Ce qui n’est pas clair n’est pas français ; ce qui n’est pas clair est encore anglais, italien, grec ou latin. »

Mais plus encore que ces considérations esthétiques, le pouvoir de la langue serait érigé par des structures politiques, en l’occurrence le soutien de la monarchie absolue de droit divin :

« Si le provençal, qui n’a que des sons pleins, eût prévalu, il aurait donné au français l’éclat de l’espagnol et de l’italien ; mais le midi de la France, toujours sans capitale et sans roi, ne put soutenir la concurrence du nord, et l’influence du patois picard s’accrut avec celle de la couronne. »

Comme les richesses semblent emprunter une pente naturelle vers les plus favorisés :

« Il semble que c’est vers le milieu du règne de Louis XIV que le royaume se trouva à son plus haut point de grandeur relative. L’Allemagne avait des princes nuls ; l’Espagne était divisée et languissante ; l’Italie avait tout à craindre ; l’Angleterre et l’Écosse n’étaient pas encore unies ; la Prusse et la Russie n’existaient pas. Aussi l’heureuse France, profitant de ce silence de tous les peuples, triompha dans la paix, dans la guerre et dans les arts ; elle occupa le monde de ses entreprises et de sa gloire. Pendant près d’un siècle, elle donna à ses rivaux et les jalousies littéraires, et les alarmes politiques, et la fatigue de l’admiration. Enfin l’Europe, lasse d’admirer et d’envier, voulut imiter : c’était un nouvel hommage. Des essaims d’ouvriers entrèrent en France et rapportèrent notre langue et nos arts, qu’ils propagèrent. »

Rivarol est donc notre monsieur Jourdain de la sociolinguistique, celui qui comprit très tôt que sans statut, il n’y a point de salut pour les langues, précisément ce que suggère la poésie de Dumenicantone Geronimi publiée dans le numéro 25 de la revue Rigiru consacré à la langue corse (1988, 7) :

Materna !?

Paterna ?!

E micca ?

Micca po nò !

Innò… di tutti !

Di tutti casca à nimu !

Amparata !

Ah… amparata. Ma… ahù !

È chì ?

Chì, cusì !

Cusì chì… cusì calcosa ci manca.

Manca ?

Naturale !

Naturale sò i ronchi ! U più roncu bellu

hè un paru di roncu !

Senza impastà o micca minà lu u fiore

pane micca !

Stantata vole esse – da inghjunu –

inarchitittata – da tutti –

micca una fronda innanza à u ventu

una lingua !

A nostra à paru di l’altre.

Le dernier vers à la fois déclaratif et démonstratif ne se veut-il pas être un appel en faveur de la reconnaissance des droits linguistiques du corse ?

[1] Stora B., 2022, Colloque Colonisation(s), UMR LISA 6240, Conférence donnée à Corti le 28 septembre 2022, https://umrlisa.univ-corse.fr/wp-content/uploads/2022/09/Programme_colonisation-s.pdf.

[2] Traduction de l’auteur : « l’État-nation métropolitain a jeté les bases de l’expansion et de la domination coloniales en créant l’État colonial. Il a étouffé la résistance et divisé les colonisés en manipulant les conflits entre eux autour de questions d’identité fondées sur la religion, la langue, la culture et/ou la région. Au fur et à mesure que ces mécanismes de contrôle, de création de conflits et de domination s’enracinaient, la culture devenait le terrain sur lequel les colonisés pouvaient régler leurs revendications d’iniquité, d’injustice et de subordination par l’affirmation d’identités de caste, de classe, d’ethnie, de religion et de langue ».

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