La conquête militaire française de l’Afrique du Nord a duré à peu près un siècle et s’est déroulée dans des conditions différentes. L’Algérie fut annexée en 1830, elle est considérée comme un département français. Alors que l’occupation de la Tunisie (1881) et du Maroc (1912) se fait dans un autre cadre juridique, les deux pays ont le statut de protectorat. Cette zone est devenue stratégique pour la France et déterminante pour son économie et sa défense nationale, « puisqu’elle garantit sa sécurité et son indépendance vis-à-vis du monde entier »([1]). L’installation des Français sur le territoire de ces pays était un long processus, car avant l’arrivée de la France au Maghreb il y avait bien des européens et leur nombre était parfois supérieur à celui des nouveaux colons (le cas des italiens en Tunisie). De même les Français ne constituent pas un corps homogène, ils se répartissent selon plusieurs catégories socio-professionnelles ([2]) ; ceux qui sont implantés pour peupler le territoire et les fonctionnaires qui sont recrutés dans l’administration pour sauvegarder les intérêts coloniaux, même s’ils sont tous considérés comme des colons. Le peuplement des colonies a posé quelques problèmes car la France qui est sérieusement touchée par la guerre avec la Prusse (Allemagne) en 1870 et l’infériorité numérique de la population française, a longtemps été un sujet d’inquiétude pour les dirigeants français ([3]). Quelques estimations indiquent que la France avait besoin d’un million de colons pour peupler ses colonies d’Afrique du Nord. C’est grâce à la forte natalité de quelques régions notamment la Flandre la Lorraine que l’empire colonial a pu exporter des hommes, et selon quelques sources les premiers Français qui se sont installés en Algérie sont majoritairement des Alsaciens-Lorrains ([4]). Quant à la Tunisie, la plupart des Français sont des Limousins et des Corses. La France a résolu momentanément ses problèmes à travers la migration de quelques régions à forte natalité de la métropole et la politique de naturalisation des nationalités étrangères mais les résultats sont encore mauvais. C’est-à-dire que les originaires de Corse ont réussi à s’adapter mieux que les autres colons non seulement en Algérie et Tunisie mais aussi dans les différentes colonies françaises ([5]).
Quelles sont les raisons de l’adaptation rapide des insulaires dans les colonies ? Et peut-on se fier à la justesse d’un tel jugement officiel ?
Le recrutement des originaires de l’île est accéléré, ils sont devenus nombreux dans les différents services administratifs. Ils ont créé des associations régionales dans les différentes villes du Maghreb qui ont permis de regrouper leurs concitoyens en formant une communauté capable de défendre leurs intérêts. Nous essaierons d’étudier le processus de l’intégration des Corses et leur contribution à la colonisation française en Afrique du Nord sur le plan social ainsi que sur le plan politique.
Nous nous interrogeons à quel point la politique française a-t-elle pu intégrer l’élément corse dans l’administration coloniale en Afrique du Nord (Algérie, de la Tunisie et du Maroc) d’une part, et dans quelle mesure les Corses ont-ils formé une communauté de solidarité sociale et un groupe de pression politique d’autre part.
La Corse occupe une position géographique stratégique au Méditerranée ([6]) ; elle se place au carrefour des voies maritimes ; c’est-à-dire entre l’Italie et la France et non loin de l’Afrique de Nord ([7]). Cette position lui permis de jouer un rôle important et de se distinguer dès l’antiquité auprès des Grecs, des Phéniciens ainsi que des Romains. Dans les temps modernes, l’île a été occupée par les Anglais et mise sous protectorat britannique en 1794 puis par la France en 1796. L’empereur français Napoléon Bonaparte parvient à imposer son autorité politique sur ce territoire, il élabore un programme pour franciser la Corse, c’est-à-dire qu’il a réorganisé l’ile en lui donnant le statut de cité-État ([8]). Étant donné qu’elle attire la majorité de la main d’œuvre et offre les denrées alimentaires, l’agriculture fut depuis longtemps l’activité première sur l’île. Toutefois, cette situation a subi un grand bouleversement. La révolution industrielle a bouleversé l’équilibre à travers ses innovations techniques qui ont marginalisé définitivement l’agriculture et l’élevage traditionnels. Les machines ont mis des milliers d’ouvriers agricoles au chômage.
Les départs massifs des Corses vers l’extérieur est une tradition depuis des siècles, mais ils se sont accentués dès la fin de XIXe siècle, puisqu’ils ont choisi d’immigrer en groupes vers plusieurs destinations, ceci était considéré pour la quasi- majorité d’entre eux comme l’unique solution pour fuir la misère ([9]). La forte natalité, le partage des propriétés agricoles et le morcellement à l’infini des patrimoines obligent chaque année plusieurs jeunes Corses à quitter leurs champs pour devenir gardes forestiers, magistrats, administrateurs coloniaux et soldats en Europe et en Amérique et notamment en Afrique du Nord.
L’accession au pouvoir de Louis Napoléon Bonaparte en décembre 1848 ([10]) a changé la donne pour la Corse. Le nouveau maître de la France a mené une nouvelle politique, notamment le massif recrutement des Corses qui ont quitté les champs pour devenir des soldats dans l’armée. C’est ce contexte historique et politique ou l’armée française réclame de gros besoins d’éléments nécessaires pour la guerre et l’expansion coloniale, notamment la guerre de Crimée (1853-1856) contre la Russie et en Italie contre l’Autiche qui explique l’enrôlement des Corses dans l’armée. À partir de la deuxième moitié du dix-neuvième siècle s’ouvre une nouvelle ère pour les Corses et leur nombre dans l’administration coloniale atteint dix mille entre 1866-1870. La participation des Corses dans l’œuvre coloniale française durant la deuxième moitié de dix-neuvième et le début vingtième était plus importante, ils ont joué un rôle influent dans la vie politique française ( [11] ) après la défaite de 1870 et durant la troisième république (1870-1940) ([12]). Les Corses ont été impliqués directement dans l’aventure coloniale, c’était l’occasion propice pour eux de participer fortement aux opérations militaires qui a duré des dizaines d’années pour soumettre l’Afrique occidentale. Cela permit aux nombreux officiers corses d’exprimer leurs capacités en Algérie et au Maroc où ils ont laissé des traces indéniables. De même en extrême orient (Indochine) ou sa présence est extrêmement importante et certains observateurs n’hésitent pas à dire que la conséquence indirecte de la colonisation française en Afrique et en Asie a été un accès de la société corse. Sa présence évolue progressivement dans la plupart des colonies françaises, de façon qu’elle constitue un cas d’étude historique particulière ([13]) à travers un corpus des archives personnels de l’administration coloniale conservé aux Archives Nationales en Tunisie (A.N.T).
Les ouvrages qui s’intéressent à la Corse sont peu nombreux et peuvent être classés en deux grandes catégories ; ceux qui remontent au début de XXe siècles et même avant, qui ont traité l’histoire générale de l’île depuis l’Antiquité à nos jours, ces sont des récits sur les luttes, les guerres, les attitudes et les comportements des insulaires. D’autres écrits qui sont beaucoup plus spécialisés ([14]) se rapportent précisément aux recherches universitaires, qui ont mis en valeur la présence des Corses dans quelques colonies françaises, telle que l’Indochine, le Gabon et Madagascar et même dans d’autres territoires comme Porto-Rico ([15]). Ils ont souligné l’antériorité des relations qui unissent l’île à l’Afrique du Nord et sa contribution à l’œuvre coloniale en Méditerranée. Ces mémoires d’études s’appuient sur des sources historiques fiables ([16]), elles ouvrent certainement de nouvelles pistes de recherche et offrent une meilleure approche méthodologique. La question de la présence des insulaires dans quelques colonies françaises ([17]),est mieux posée loin des récits et des préjugés moraux émis à des fins coloniales.
[1] ) BUGEAUD, Le peuplement français de l’Algérie, Editions du comité Bugeaud, Tunis 1933, pp 1-2.
[2] ) LA BARBERA Serge, Les français de la Tunisie (1930-1950), L’Harmattan 2006, pp 25-29.
[3] ) op.cit, p 25.
[4] ) FISCHER Fabienne, Alsaciens et Lorrains en Algérie, Histoire d’une migration 1830-1914, Editions Jaques Gandini 1999, pp 5-6.
[5] ) La Corse Nord-africaine, Organe de défense des intérêts généraux des corses de L’Afrique du Nord, Première Année, jeudi 28 mai 1925.
[6]) ENCYCLOPEDIA UNIVERSALIS n°6, Paris, 2008, pp 910-912 (l’île de Corse délimité avec l’Italie proconsulaire, la Sicile et la Sardaigne, située à prés 20 Km au sud de Nice).
[7]) JACOBI, J-M, Histoire générale de la Corse, depuis les premiers temps jusqu’à nos jours (1835), ouvrage enrichi d’une carte géographique et d’un grand nombre de documents inédits, Paris 1835, Tome I, pp 1-4.
[8] ) VILLAT Louis, La Corse de 1768 à 1789, thèse pour le doctorat à la faculté des lettres de l’humanité de paris, 1925, Millot frères Editeurs, p. 65.
[9] ) DEFRANCESCHI Jean, La Corse française) 30 novembre1789- 15juin 1794(, Thèse pour le doctorat du troisième cycle, Université de Sorbonne 1969, pp 4-429.
[10] ) Charles louis Napoléon Bonaparte (1808-1873) est l’unique président de la deuxième République, le premier chef d’État français à restaurer l’Empire en décembre 1852.
[11] ) Le Régime républicain en France prend sa forme en 1792, il est interrompu pendant trois périodes ; le premier Empire (1804-1848) dès la proclamation de Napoléon Bonaparte Empereur des français ; suivi de la restauration (monarchie constitutionnelle) entre 1814 et 1830 et « la monarchie de juillet » entre 1830 et 1848 ; ensuite le Second Empire (1852-1870) lorsque Louis Bonaparte président de la République s’auto- proclama Empereur de France sous le nom Napoléon III.
[12] ) ANTONETTI Pierre, Histoire de La corse, Editions Robert Laffont, 1973, p 462.
[13]) BROCHIER André, Dictionnaire des administrateurs de commune mixte en Algérie, volume1 2018. (Archives d’Outre-mer à Marseille).
[14] ) PASQUIN Cristofari, La Corse entre France et Italie 1870-1913, mémoire pour l’obtention du diplôme de Maitrise, Université de Provence d’Aix Marseille I, 1999, pp 16-34.
[15]) PAOLETTI Marie, L’Emigration corse à porto-Rico au dix-neuvième siècle, Thèse de doctorat, Université de Provence Aix-Marseille 1989-1990, p 10.
[16] ) MEMORIAL DES CORSES, L’Ile éprouvée ; 1914-1945 (dir) Pomponi Francis, Vol 6, 1981.
[17] ) PROFIZI Vanina, Les Corses au Gabon, recompositions identitaires d’une communauté régionale en situation d’expatriation, in Cahiers d’Etudes Africaines n° 221-222, 2016, p 291.