En l’espace d’un siècle, la population de l’île passe de 180 000 à 300 000 habitants entre 1800 et 1900, et la plupart des jeunes cherchent à améliorer leurs conditions de vie à travers l’immigration puis l’intégration de l’administration coloniale. De 1920 à 1930, en Tunisie et au Maroc le nombre des Corses dépassent les 30 000 individus et leur implantation a connu deux grandes phases, peu nombreux vers la fin des XIXe siècles, ils atteignent progressivement un nombre respectable après la première guerre mondiale. Le nombre des Corses en Algérie était beaucoup plus élevé, il a dépassé 100.000 selon quelques estimations et pourrait atteindre 150 000 selon d’autres, cela peut s’expliquer par la proximité de la Corse et de l’Algérie qui permet de fréquente voyages ([18]). Ils vont parfois en groupe et la majorité d’entre eux étaient des fonctionnaires salariés plutôt que des colons attachés à la terre. En 1934 l’administration française comprenait 20 % des Corses, alors que la population de l’île ne dépasse pas 1% de celle de la métropole, ils se sont bien intégrés et avec le temps deviennent parmi les décideurs de l’empire français dans la période de l’entre-deux guerres. François Piétri ([19]), qui était le directeur général des finances au Maroc de 1917 à 1924 et ministre des colonies d’outre-mer, en est peut-être le meilleur exemple. Il faut souligner que le rôle des insulaires est nécessaire, puisqu’ils sont devenus bien placés dans l’administration coloniale et notamment dans l’armée et la police. Les Corses qui ont conservé des liens très forts avec leurs villages d’origine, ont créé une identité distinguée dans le devenir colonial français, étant bien conscients de leur poids dans les colonies, contrairement aux premiers colons français qui se sont installés en Algérie comme les Alsaciens-Lorrains ou ceux anciens comme les Espagnols. Le modèle algérien est toujours présent dans la mémoire des dirigeants français et parfois suivie dans leurs plans. Des milliers d’hectares en Algérie sont fournis aux colons sous forme de parcelles de terre pour chaque individu ou famille, et le nombre des européens dans ce pays atteint 900 000 personnes en 1933 ([20]). A certain moment la situation de la Tunisie était comparable à celle de l’Oranie, c’est-à-dire que la démarche coloniale suivie dans ce département algérien a été également adoptée pour le territoire tunisien, l’autorité coloniale avait l’intention de créer une « nouvelle Oranie » en utilisant des éléments purement français. Dès l’établissement du protectorat, l’immigration des Français est commencée, et fut stimulée par l’octroi des avantages fiscaux et des parcelles de terres, ce qui permit de faire évoluer l’émigration corse vers la Régence, le nombre d’individus passant de 574 en 1891 à 3564 en 1921 ([21]). La première guerre mondiale a réduit la population française et dans le but de maintenir un certain équilibre entre les différentes races européennes qui vivaient la Tunisie, l’autorité coloniale a aussi encouragé la naturalisation des Juifs, les Maltais, les Italiens et même des indigènes.

La supériorité numérique des Français par rapport aux indigènes et aux autres minorités européennes des colonies a été l’un de leurs plus grands soucis qui n’a cessé d’intéresser les dirigeants, les hommes politiques de la Troisième République (1870-1940). C’est dans ce cadre que la question du peuplement des colonies s’est posée et les différents gouvernements français qui se sont succédé se sont montrés incapables de résoudre le problème des colonies. La France a essayé par tous les moyens de transférer des Corses vers les pays d’Afrique du Nord, ou l’engagement des jeunes semble comme une seconde chance. Les Corses sont « les Français de la métropole » ainsi dénommés qui se sont fixés sur le territoire des colonies du Maghreb de manière progressive et organisée, c’est ce qui fit dire à un hebdomadaire édité à Tunis en 1925-1926 que « Le Corse est certainement le colon idéal » qui a participé grandement à l’œuvre de la colonisation ([22]). Ceci relève de la propagande politique menée par les autorités françaises pour encourager les insulaires à immigrer vers ses colonies, toutefois cette tendance de recrutement a été aussi une bonne occasion pour plusieurs Corses qui se sont enrôlés dans l’armée française. Les flux migratoires des Corses vers les colonies françaises n’ont pas cessé et les originaires de l’île se trouvent partout, de façon qu’« il n’y avait sans les Corses, ni colonies ni coloniale » selon la déclaration du Général Gouraud qui illustre l’ampleur de la participation corse à la colonisation militaire ([23]). La Troisième République sera donc plus favorable à la promotion des militaires corses dans les colonies, pour autant « elle n’a pas inventé le phénomène mais juste elle L’a amplifié ». Un discours politique spécifique s’établit sur les Corses et leur rôle dans la construction d’un « panthéon colonial », ils sont considérés comme les vrais serviteurs de l’État et les artisans de la grandeur de la France. « Le Corse est certainement le colon idéal » pour résoudre le problème démographique de l’empire colonial et satisfaire les besoins de cette région en fonctionnaires. L’image du Corse a été amplifiée pour des raisons politiques, de même les mœurs et les comportements des insulaires ont été exploités par des ouvrages au service de l’expansion coloniale française. Les Corses sont considérés « très Français » grâce à leur présence dans les diverses villes d’Afrique du Nord soit comme fonctionnaires, commerçants, entrepreneurs ou encore comme ouvriers. Ils sont devenus nombreux et leur poids est de plus en plus important dans l’administration coloniale, par conséquent ils ont fondé des associations régionales dans les différentes villes ou ils s’installaient. Les insulaires formèrent une communauté forte et distinguée par des liens de fraternité entre ses membres à Rabat, Alger et Tunis. Les sociétés corses et leurs organes de défense ont été fondées pour renforcer les liens communautaires entre leurs concitoyens ([24]). Ces associations sont d’origine bourgeoise et urbaine, ses leaders sont des fonctionnaires et de grands propriétaires. Ils sont sélectionnés par leur statut social et formaient dans la plupart des cas l’élite de la ville. Les membres des associations se réunissent régulièrement pour étudier les mesures à prendre dans l’intérêt de la société, ses activités ont été bien suivies par leurs concitoyens notamment ses représentants dans plusieurs villes des colonies. Leur but consiste généralement à maintenir des liens permanents avec l’île d’origine, et la coopération entre ces différentes composantes n’a jamais cessé. Ces amicales organisaient fréquemment toute une série de manifestations dans les différentes villes du Maghreb, ce qui permettait à leurs sympathisants de continuer à vivre dans les colonies tout en s’abonnant à leurs pratiques ancestrales et en conservant leurs traditions et coutumes. Ils ont essayé chaque fois de centraliser leurs actions, c’est le cas des Corses de Tanger qui ont décidé dans leur dernière assemblée générale de s’affilier à « l’Union Générale des Corses » à Rabat qui compte déjà plusieurs sections unies par des liens de solidarité. Les Corses se regroupent dans des associations régionales : « l’Union Générale des Corses », « Mutuelle des Corses » et « la Fédération des Groupements Corses de la Tunisie » ([25]). Cette dernière a déclaré le but du groupement, à savoir « rendre étroits les liens fraternels qui doivent unir durablement les Corses habitant la Tunisie et de défendre leurs intérêts collectifs moraux et matériels et de poursuivre la création ou l’amélioration des relations maritimes directs entre la Tunisie et la Corse ». Afin d’assurer le rôle d’intermédiaire entre les originaires de l’île en Afrique du Nord ces associations ont publié des journaux périodiques. Sous forme de feuilles de presse périodiques hebdomadaires ou mensuelles, elles avaient pour objectif de garantir les communications entre les Corses et de consolider leur liens ; « L’Action Corse », « l’Action Corse et Algérienne », « Bulletin Corse », « Fédération Corse », « Fédération des groupements Corses de l’Afrique Du Nord ». Ces périodiques offrent des informations précieuses sur la situation économique et sociale de la communauté corse dans les trois possessions françaises d’Afrique du Nord ([26]).

Nombreux sont les articles qui décrivent la « misère » des Corses, la dégradation de leur situation et leur isolement sur l’île, suite à la suspension du service maritime direct Tunis-Corse pendant sept mois en 1913-1914 ([27]). Ces articles de presse résumaient la situation de malaise chez les Corses en une célèbre expression « nous voulons un bateau » ([28]). Cette compagne est instrumentalisée sous l’influence de quelques commerçants corses dans le but de renforcer les relations maritimes nécessaires à l’exportation, en Corse et à Nice des produits tunisiens comme l’huile, les céréales, les vins, les animaux et les phosphates. L’île pour sa part pouvant fournir du bois, des fruits et des pommes de terre. Ainsi le Corse est toujours attaché à son ile d’origine et il a essayé par tous les moyens de prolonger ses liens entre l’île et les colonies françaises notamment les pays de l’Afrique de Nord. D’autres nombreux articles s’intéressent à l’histoire et la culture corse qui disposait d’illustres écrivains en deux langues, italienne et française, ce qui représentait un signe de fierté pour la communauté. D’autre part ces sociétés sont un espace idéal de rencontre et de communication pour leurs membres et leurs concitoyens, notamment les activités de l’Union Générale des Corses à Casablanca qui ont été largement suivies par leurs compatriotes en Tunisie comme en Algérie. Des hauts fonctionnaires corses ont fondé l’association « Les amis des Corses » qui était au service de la communauté, en relation avec les familles corses unies par des liens d’alliance ou d’intérêts communs.

Une cérémonie s’est déroulée en présence des représentants des associations civiles et des personnalités publiques qui occupent des postes importants dans l’administration coloniale, c’était une occasion pour les Corses de se regrouper afin d’échanger les avis et exposer les problèmes. Ce qui permet aussi aux membres de la communauté de renforcer leurs attaches avec les autorités publiques ainsi que leur influence auprès de la société française et de sa classe politique ([29]). Les fêtes privées et les cérémonies publiques sont donc un espace favorable de rencontre, et des moments privilégiés pour les invités pour nouer des relations ([30]). Par conséquent ils profitèrent de ce réseau de connaissances pour constituer un corps influent et formèrent des lobbies dans l’administration coloniale. Ainsi l’accueil des invités et la réception dans des cérémonies culturelles et religieuses organisées par la société corse constitue une source de fierté pour les membres des associations ([31]). Ces moments dénotent aussi l’importance des réseaux des connaissances pour les Corses notamment dans la presse, ce qui explique la présence des rédacteurs de journaux et leur suivi des activités des associations communautaires. L’assemblée générale de « l’Union Générale des Corses de Rabat » et les activités de « la Société des Corses » à Tanger sont bien suivies par « la dépêche marocaine ». La dépêche tunisienne a publié régulièrement des articles sous le titre « la Corse pittoresque » pour attirer l’attention des lecteurs et inviter les touristes à visiter l’île. Le directeur du journal « la Tunisie Française » Henri Tridon était au centre d’intérêt de la société des Corses, et c’est le cas aussi du chef délégué sportif de l’U.V.F et rédacteur sportif au « petit matin », François Graziani, qui était considéré depuis longtemps comme l’ami des Corses ([32]). Autre ami des Corses, D-A. Hassen, lui aussi rédacteur au « Progrès de Tunis » après avoir été naturalisé français, a fondé d’autres journaux notamment « Evolution » et « Indépendant ». Cette série de connaissances amicales a permis aux Corses d’avoir un réseau de relations influentes et même d’être capables d’intervenir dans quelques décisions administratives et politiques. 

La masse des Corses est différente d’une ville à l’autre et leur contribution à l’administration coloniale est peut-être, classée selon les services. Ils formèrent l’élite des serviteurs de ce qui leur permettait d’être au fait de tout ce qui se tramait dans les rouages de l’administration coloniale ([33]). Ils ont essayé par tous les moyens possibles de profiter de cette situation adéquate pour servir leurs intérêts communautaires. Depuis longtemps les insulaires ont l’esprit de groupe ou la conscience associative, ou ont eu besoin de se constituer un clan et un banditisme pour se faire respecter par les autres composantes de la société coloniale. Ces mœurs, ces habitudes ou cette conscience associative chez les insulaires n’a pas beaucoup changé lors de leur présence dans les pays colonisés ([34]). Ces comportements s’expliquent par leur situation politique, c’est-à-dire que la Corse a été durant toute son histoire troublée par les guerres, les agitations et les conflits permanents, ce qui a poussé ses habitants à se retrancher dans les positions de défense de leurs biens et de leur vie. Le développement de cet esprit associatif chez les Corses et leur solidarité se sont cristallisés dans les pays colonisés. Ces caractéristiques ont été exploitées par les dirigeants politiques français pour satisfaire les besoins de l’administration coloniale et asseoir leur programme colonial. Ce qui explique qu’ils ont privilégié les intérêts communautaires corses étant bien investis par les Corses. Les fonctionnaires de la métropole sont les privilégiés du système colonial avec le tiers colonial et les indemnités spéciales. Le nombre des Corses dans les deux protectorats (la Tunisie et le Maroc) et la colonie (l’Algérie) atteint le pourcentage d’un tiers du total des fonctionnaires. L’instruction publique, la magistrature et surtout l’armée et la police, étaient les secteurs qui foisonnaient d’individus d’origine corse ([35]). Les hauts responsables des services de sécurité en Tunisie sont classés en deux grandes catégories ; ceux qui sont diplômés et d’autres qui dirigent quelques services administratifs grâce à leur expérience, ou les agents de police qui peuvent être nommés commissaires ou chefs de districts après quelques années de services ([36]). Les cadres diplômés comptent par dizaines selon quelques estimations, leur nombre étant un peu limité par rapport aux agents, ils se mettent au sommet de la hiérarchie sociale et grâce à leur position avantageuse ils ont obtenu une stature sociale honorable.

[18] ) L’Action Corse et Algérienne, n°27, 8 juillet 1914.

[19] ) MATEOS Flora Faure, Les représentations de l’identité corse en Algérie Française, mémoire de Master 1, Université de Provence 2005, (François Piétri a participé à la fondation de l’union générale des corses de Rabat-Salé dont il fut le premier président).

[20]) BUGEAUD, Le peuplement français de l’Algérie, op.cit., p 2.

[21]) BELAID Habib, « Les sociétés régionales françaises en Tunisie pendant l’époque coloniale », in Mélanges Charles Robert AGREON, Publications de la Fondation Temimi pour la Recherche Scientifique et l’Information (FTERSI), Tome I, Zaghouan 1996, pp 65-70.

[22] ) La Corse Nord-africaine, première année, dimanche 5 avril 1925

[23]) Ibid.

[24] ) La Corse Nord-africaine, Première année, jeudi 7 avril 1925.

[25] ) Ibid, Deuxième année, jeudi 21 janvier 1926.

[26] ) Echo de la Corse, Cinquième année n°215, 11 février 1914 (Bibliothèque nationale de France BNF).

[27] ) La Corse Nord-africaine, dimanche 29 mars 1925 (article de presse écrit par Jean-Luc Gallini).

[28] ) Ibid., Première Année, jeudi 7 avril 1925.

[29] ) BOURDE Paul, En Corse, op.cit., pp 6-20.

[30] ) La Corse Nord-africaine, jeudi 29 mai 1925.

[31] ) Ibid, Première Année, dimanche 29 mars1925.

[32] ) La corse Nord-africaine, jeudi 7 avril 1925.

[33] ) Ibid, deuxième année, samedi 1 mai 1926.

[34] ) BOURDE Paul, En corse, op.cit., pp 6-20. Paul Bourde (1851-1914) est un journaliste qui a publié beaucoup d’articles et quelques ouvrages, il a visité la Corse et a essayé de décrire les mœurs et les traditions des insulaires.

[35] ) Archives Nationales Tunisiens (A.N.T), Corpus de 4000 dossiers administratifs des personnels de police en Tunisie, (classement provisoire) 1881-1956.

[36] ) BEDHIOUF Tarek, la politique de recrutement dans l’administration coloniale et l’héritage de violence et de corruption, le cas des agents de police en Tunisie 1881-1956, Editions Latrach, Tunisie 2022 (le texte est écrit en Arabe).

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