Introduction
Le titre de cet article est à la fois une sorte d’oxymore et une sorte d’uchronie. Il renvoie à de l’improbable, de la fiction, à quelque chose qui ne s’écrit pas généralement dans le domaine des sciences sociales. Et pourtant, c’est la voie que j’emprunte en tenant compte d’une série de phénomènes observables en Corse afin de saisir la logique de leur articulation. La Guerre d’Algérie a duré de 1954 à 1962. Les indépendantistes du FLN (Front de libération nationale) ont découpé leur territoire en six parties, des wilayas. A ce premier découpage, une septième wilaya a été ajoutée, celle de la métropole, marquant ainsi en quoi le FLN était une organisation politico-militaire présente où des Algériens résidaient. Une huitième wilaya en Corse? Nul n’en a jamais entendu parler jusqu’à présent. C’est pourtant les contours de cette Terra incognita que nous allons cartographier ici.
La Corse était durant la guerre coloniale un département français depuis la Révolution française. En conséquence, de l’île, en plus des engagés volontaires, 8000 appelés du contingent sont partis combattre sous le drapeau qui correspondait à leur nationalité, le drapeau français. 252 d’entre eux dont les noms sont inscrits sur les monuments des communes de l’île sont «tombés pour la France» nous a appris une communication du colloque Corse Colonie[1]. Aujourd’hui, la Corse est institutionnellement une région française. Indice des caractéristiques de la doxa en cours, avant d’être nommé ministre, l’historien Pap Ndiaye a pris une position claire sur la question coloniale en Corse[2]. Le ministre de l’Education nationale considère que la Corse n’est pas une colonie. Sur le terrain, les choses ne se présentent pas avec autant de clarté. Alors, actualisant le geste qui fit écrire par des historiens en 2005 la pétition « Colonisation: non à l’enseignement d’une histoire officielle »[3], j’interrogerai cette évidence.
Pour comprendre comment fonctionne la mémoire de la Guerre d’Algérie en Corse, quand je rédigeais ma thèse de doctorat[4]et que je rencontrais les graffitis «Autoderterminazione, Indipendenza, Sculunisazione, FLN, ALNC, les dessins de la valise ou le cercueil, Legione fora, par exemple), tout en visionnant le remarquable documentaire de Jackie Poggioli sur les 40 ans de Mai 58 en Corse, diffusé sur France 3 Corse, qui montrait des images de bombages corses en soulignant leur relation avec l’Algérie, tandis que le lecteur du Corse Matin voyait en titre d’article d’un voyage de Jacques Chirac en Algérie « France Algérie: regarder le passé en face »[5], j’ai lu La gangrène et l’oubli dont le sous-titre était La mémoire de la Guerre d’Algérie[6] et surtout Le transfert d’une mémoire. De l’Algérie française au racisme anti-arabe[7]. Ces livres de Benjamin Stora qui exploraient les dimensions de « traumatisme » et de « refoulé » de l’expérience algérienne m’ont été très utiles. La méthode alors proposée inspire encore les pages qui suivent.
Agé de 7 ans, j’apprends à l’école publique que la Guerre d’Algérie a eu lieu. Un camarade se vante que son père y a été soldat. En en parlant à la table familiale le midi même, je découvre que mon père aussi y avait été appelé. Donc, dès cette étape de ma socialisation, j’ai pris connaissance[8] de ce que chaque participant au colloque de Corte partage comme certitude : la Guerre d’Algérie, c’est ailleurs et c’est avant. Les colonies, on en parle donc au passé. Pour ceux qui étudient ces phénomènes, il est généralement énoncé que nous sommes en période post-coloniale. On trouve très rarement des formules mettant en cause cette affirmation. Raphaëlle Branche écrit ainsi: « A partir de la fin des années 1960, plusieurs événements témoignent du fait que la guerre n’est pas finie »[9].
Aujourd’hui, alors oubliée dans Les lieux de mémoire, étape dépassée y compris par Pierre Nora[10], un champ de la recherche fécond est l’étude de la mémoire coloniale, ce que les spécialistes décrivent comme marqué par la complexité. Ainsi, j’ai toujours été étonné que Benjamin Stora doive affirmer publiquement et inlassablement sous différentes formes « l’Algérie française c’est fini » pour être audible par certains nostalgiques. Pascal Blanchard et Isabelle Veyrat Masson avec Les guerres de mémoires[11] avaient présenté un panorama des conflits de mémoires liées à l’historiographie française en 2010. Mes recherches s’inscrivent dans ce mouvement quand en 2012 pour les 50 ans de l’indépendance algérienne, tandis que Benjamin Stora affirmait dans la Presse « Je suis toujours rattrapé par l’Algérie »[12], tout en constatant avec regret que peu de choses se font en Corse à ce sujet, en quête d’un point de vue bien distancé, je communique à la fois à Oran[13] et à Aix-en-Provence[14] sur les relations de cette guerre avec la société corse[15]. J’y rencontre de nombreux spécialistes parmi lesquels Ali Haroun auteur du livre La septième wilaya[16], celle dont il fut responsable, avec lequel je prends plaisir à converser. Les objets des communications des manifestations auxquelles je participais étaient convergents: il ne s’agissait pas de traiter du présent colonial mais bien du passé avec les méthodes mises en œuvre par exemple à l’Institut d’histoire du temps présent. Alors, quel est le sens de cette formule que je choisis aujourd’hui en titre, la « dernière wilaya » qui se conjugue au présent? Est-ce la suite d’une conversation entamée à Oran avec un vieil indépendantiste? Ce serait un chjama è rispondi dont la réponse mettrait dix ans à venir, une improvisation qui prend son temps mais, comme cela se formule aujourd’hui, « pas que ». J’affirme qu’idéologiquement à partir de 1962, donc depuis soixante ans, une partie de la population corse, variable dans ses dimensions et la qualité de ses engagements selon les périodes, s’est sentie, s’est pensée, se sent et se pense toujours comme vivant dans une colonie française au statut qui ne dit pas son nom. En conséquence, elle s’est organisée politiquement, socialement et culturellement plus ou moins consciemment, plus ou moins intensément en s’inspirant de l’expérience algérienne. En cela, la Corse est un territoire qui symboliquement a le statut de wilaya. De plus, le conflit entre cette dernière wilaya et l’Etat français, malgré des « trêves », des dissolutions par l’Etat ou auto-dissolutions de groupes armés, des déclarations de « cessez le feu », est ininterrompu jusqu’à nos jours. Ces données marquent chacun d’une façon difractée. Je m’inclus dans ce chacun. Je n’évoque pas le sujet sur le ton surplombant et cynique qui fut celui du journaliste Nicolas Guidici[17], qui percevait de l’hystérie dans le jeu d’imitation qu’il observait en Corse.
Le propos de cet article qui poursuit celui de L’ethnographe et le colonialisme[18] est donc de montrer un phénomène que le regretté Pierre Bouvier (dont un fil conducteur de l’œuvre fut l’étude de Frantz Fanon) aurait qualifié d’endoréisme[19], à savoir partageant les caractéristiques d’un fleuve qui ne se jette pas dans la mer, mais qui pourtant existe! Un objet social non identifié. Avec les méthodes de la socioanthropologie, je montrerai que dans un territoire, celui de la Corse, qui correspond, dans une représentation idéologique aussi légitime qu’une autre, à une wilaya, une guerre coloniale contre l’Etat français continue à être menée aujourd’hui.
[1] Musée de la Corse, Corse colonies. Actes du colloque des 19-20 septembre 2002, Corte, Musée de la Corse-Editions Alain Piazzola, 2004.
[2] Ndiaye Pap, « La différence, une expérience sociale » (entretien), Fora, n°6, Hiver-printemps 2006, pp. 14-17.
[3] Accoyer Bernard (présenté par), Questions mémorielles, Paris, Assemblée nationale-CNRS éditions, 2009.
[4] Bertoncini Pierre, Graffiti bombé et territoire corse 1973-2003, Thèse de doctorat d’anthropologie, Université de Corse, 2005.
[5] Corse Matin, « Regarder le passé en face », 4 mars 2003.
[6] Stora Benjamin, La gangrène et l’oubli. La mémoire de la guerre d’Algérie, Paris, La découverte, 1991.
[7] Stora Benjamin, Le transfert d’une mémoire. De l’Algérie française au racisme anti-arabe, Paris, La découverte, 1999.
[8] C’est une première étape du processus décrit dans Branche Raphaëlle, Papa, qu’as-tu fait en Algérie? Enquête sur un silence familial, Paris, La Découverte, 2020.
[9] Branche Raphaëlle, « Ombres et lumières sur la Guerre d’Algérie en France (1962-2005) », Controverses – La politique des mémoires en France, n°2, juin 2006, p. 107.
[10] Nora Pierre, Stora Benjamin, Mémoires coloniales, Paris, Bayard, 2021.
[11] Blanchard Pascal, Veyrat-Masson Isabelle, Les guerres de mémoire. La France et son histoire, Paris, La découverte, 2010.
[12] Bensimon Corinne, « Je suis toujours rattrapé par l’Algérie », Libération, 18 novembre 2012.
[13] Bertoncini Pierre, « Comprendre l’écho des graffitis de la guerre d’Algérie en Corse », Colloque international 1962, un monde, CRASC-IHTP, Oran, octobre 2012.
[14] Bertoncini Pierre, « Le processus de transposition graffitique de la mémoire de la guerre d’Algérie en Corse », Colloque Mémoires algériennes et transmissions : histoires, narrations et performances postcoloniales, 15-16 novembre 2012, MMSH-IDEMEC, Aix-en-Provence.
[15] Cela sera publié: Bertoncini Pierre, Mémoires, cultures et espace public en Méditerranée. Etudes de cas en Corse, Paris, L’Harmattan, Collection Anthropologie du monde occidental, 2016.
[16] Haroun Ali, La septième Wilaya. La guerre du FLN en France (1954-1962), Paris, Le Seuil, 2012.
[17] Giudici Nicolas, Le crépuscule des Corses. Clientélisme, identité et vendetta, Paris, Grasset, 1997.
[18] Leiris Michel, « L’ethnographe et le colonialisme », Les Temps modernes, août 1950, pp. 357-374.
[19] Bouvier Pierre, Faire lien au prisme de la socioanthropologie, Paris, L’Harmattan, 2021, p. 39.