1. 1975. Aleria puis sa mémoire

En 1975 eurent lieu les événements d’Aleria. Quand on lit le politiste Pierre Dottelonde, dans Corse, la métamorphose[41], on saisit qu’il ne s’agit pas d’un départ mais de la fin d’une période qualifiée par le journaliste Paul Silvani « d’années ardentes »[42]. Il est intéressant de lire comment cet événement a été interprété différemment selon les époques par le leader politique qui l’impulsa, Edmond Simeoni. En 1974, le mouvement qu’il dirige, l’ARC présente son programme dans la brochure Autonomia[43]. Il y est inscrit que la Corse subit le «  colonialisme »[44]. En 1975, de prison, il rédige un texte dans une brochure militante où il dit s’inscrire contre le colonialisme[45]: « Aleria hè u simbulu di a lotta frà u culunialismu inc’una vera armata d’occupazione è vinti militenti (…) ». Comme dans son discours du congrès de l’ARC de Corte, qui avait précédé l’occupation de la cave viticole d’Aleria où il avait cité Che Guevara, il reprend le slogan influencé par « un révolutionnaire, ou il gagne, ou il meurt », « Vince o more ». Malgré cette référence explicite à l’Amérique latine, les contemporains ont bien lu à Aleria ou dans la presse contemporaine qui en a diffusé en photos les messages écrits par le commando d’autonomistes sur la façade d’un viticulteur présenté comme rapatrié d’Algérie: « Colons fora ». L’usage du terme de « colons » pour désigner un adversaire et celui d’armes à feu, fussent-elles des fusils de chasse, renvoient chacun à l’univers de référence de la Guerre d’Algérie. Illustration de l’ampleur du phénomène, à la une de Paris Match dans l’immédiat après Aleria, au titre en gras « Pourquoi la Corse tue des gendarmes », on pouvait lire en légende de photo pleine page montrant des gardes mobiles fusils en main: « une photo de ratissage? Une guerre dans le maquis? Avons nous négligé la Corse comme autrefois l’Algérie? »[46].

En 1981, suite à l’arrivée de la gauche au pouvoir, dans un numéro des Temps modernes qui propose un nouveau dossier sur la question corse, Edmond Simeoni signe le texte « La victoire de la gauche en France et la Corse »[47]. Les premières lignes de ce texte de neuf pages sont : « Au-delà de toutes les exégèses concernant la nature ou la substance des traités passés en 1768 entre elle et la République de Gênes, la France a fait main basse sur la Corse en 1769 par la méthode la plus banale et la plus sûre : la conquête militaire. Comme soixante ans plus tard, elle devait envahir l’Algérie puis, progressivement, tous les territoires de son « empire » colonial, la France imposa sa présence dans notre île par la victoire des mercenaires de Louis XV à Ponte Novu ». Signalons que dans le domaine de l’historiographie, Dorothy Carrington venait de publier un article dans Les annales historiques de la Révolution française où le terme de « domination coloniale de Gênes »[48] était utilisée dès l’introduction pour poser le contexte de son propos.

Dans les pages suivantes, les termes « exploitation coloniale », « coloniser », « colonisés », « colonie », « politique de colonisation », « colonialisme », « colon », « colonisateur », « fait colonialiste français » contribuent également à donner un ton agonistique au texte d’Edmond Simeoni. L’indépendance algérienne quant à elle, est évoquée de façon brève, avec une fonction d’articulation entre deux univers de référence comme contexte du Plan d’action régional de la Corse de 1957 qui « prévoyait donc le bradage des terres de plaine au profit des colons d’AFN »[49]. Le texte s’achève par un paragraphe « au terme de ce bref historique il faut naturellement situer les responsabilités de la colonisation de la Corse depuis la défaite des paysans soldats de Pascal Paoli à Ponte Novu ».

Dans la série de trois numéros des Temps modernes qui offrirent tribune aux nationalistes corses de 1975 à 1981, l’article d’Edmond Simeoni martèle ainsi que la Corse est comme l’Algérie, une colonie française. Décrite en détails, cette situation est celle contre laquelle il lutte. La construction historiographique présentée en 1981 n’est pas une queue de comète des années 1970. En 1983, dans Corse: La liberté, pas la mort, après avoir décrit la campagne contre « la colonisation de peuplement », Vanina pouvait écrire en évoquant ainsi l’UPC (Union du peuple corse) d’Edmond Simeoni: « La colonisation, tous ceux qui croient dans l’île en l’existence d’un peuple corse la ressentent sur le plan politique, économique, social, culturel »[50]. Pendant ce temps, dans l’historiographie française, dans sa postface de la réactualisation de 1985, Henri Grimal s’interroge sur « Vers la fin de la décolonisation? » en évoquant les revendications des DOM-TOM mais la question corse est manifestement considérée hors sujet[51]. On va présenter comment la référence au fait colonial apparaît sous d’autres formes dans les décennies suivantes.

En 1995, dans une publication précédant de peu l’été le plus meurtrier de l’histoire politique de l’île, le leader répète les mêmes propos dans Corse, la volonté d’être[52], un ouvrage vendu comme un livre de sagesse : « 20 ans après Aleria » nous renseignait le bandeau fourni par l’éditeur. Jean-Guy Talamoni reprit dans Ce que nous sommes[53]la définition du colonialisme qu’en donnait alors Edmond Simeoni (« Il faut donc à notre avis se rendre à l’évidence et accepter de parler de « colonisation », même si -mon ami Edmond Simeoni le fait observer-certains Corses ne peuvent accepter  de voir assimiler la Corse à l’Indochine,  à Madagascar et à l’Afrique, comme si la comparaison était honteuse, et comme si le colonialisme était seulement un problème de race, de degré et non pas de nature; comme si la spécificité de la politique coloniale française en Corse interdisait l’emploi de ce qualificatif »). Pour la référence à la Guerre l’Algérie, qu’est-il dit plus précisément par l’homme d’Aleria? Il écrit: «  Car la France, de Hugues Capet à la Vème République, si elle est centralisatrice à outrance, est également colonisatrice à tous crins (Indochine, Afrique, Madagascar, Maghreb, Antilles, Nouvelle Calédonie, Polynésie…). En Corse, même, elle feint d’ignorer que l’acte fondateur de sa présence est doublement contraire au droit (…) En outre, la France s’est imposée par sa victoire militaire à Ponte Novu en 1769. La répression, sinistre, avec ses massacres du Fiumorbu, du Niolu, du Nebbiu devait se poursuivre pendant près de 40 ans »[54]. La référence à l’Algérie pour décrire la situation corse est moins mise en valeur par Edmond Simeoni qu’en 1981. Elle apparaît cependant toujours, comme une étape dans la voie de la décolonisation vers laquelle il tend. En effet « l’intransigeance du colonialisme »[55] est un adversaire désigné dans un communique public jusqu’à la veille de la parution du livre.

Ainsi, Edmond Simeoni, la figure tutélaire des organisations portant des idées autonomistes non socialistes en Corse sur quatre décennies des années 1970 aux années 2000, période où il siégeait encore à l’Assemblée de Corse, affirma tout au long de son parcours militant que la Corse subissait depuis la défaite de Ponte Novu un colonialisme français comparable à la situation algérienne.

  1. Les années 1990, la fin du modèle algérien?

Les ouvrages écrits par Pantaléon Alessandri et Pierrot Poggioli le sont dans le climat politique tendu qui provoqua puis succéda à l’assassinat de Robert Sozzi en 1993. Comment poursuivre la valorisation de la Lutte de libération nationale à partir du moment où les membres de l’organisation qui l’incarnent éliminent physiquement selon un principe de « légitime défense préventive » (alors défini) la contestation interne? C’est dans ces ouvrages que le rapport à l’Algérie est repris et questionné avec plus ou moins de précision. Les articles de Jean-Michel Rossi sont de la même veine avec une particularité: ils évoquent la situation algérienne des années 1990. Ils analysent comment la révolution algérienne mange alors ses propres enfants. L’article « Algérie vers quels lendemains? » est complété par « A lire ou à relire, La guerre d’Algérie par Yves Courriere ». On y lit un hommage au « chahid » (martyr) Mohammed Boudiaf. Dans ce contexte, la description explicite d’une situation algérienne depuis 1962 présentée comme un modèle a suivre est jusqu’à présent trouvée nulle part. Le modèle algérien semble être devenu répulsif.

Durant la même période, un journaliste, Nicolas Guidici écrit un essai qui fit débat sur la Corse, Le crépuscule des Corses. Dans sa vision sombre de l’île, il évoque à plusieurs reprises les influences que la situation algérienne a eu sur la Corse. Typique de son discours, ces quelques lignes:

« Cette fin de siècle est crépusculaire, parce que le sursaut insulaire s’est joué à rebours. Aliénée à deux siècles de culture militaro-coloniale, et aveugle face aux atouts de la recherche, de la communication, du marketing ou de la technologie, l’île a suivi une pente militaire conforme à sa culture. Elle a égaré son mouvement revendicatif et sa volonté de renaissance dans un remake stérilisant et hystérique de la guerre d’Algérie »[56] .

C’est à la suite de ces écrits de natures différentes que le lectorat découvre dans l’œuvre du romancier Jérôme Ferrari[57], cela se retrouve dans plusieurs livres, une réflexion sur le passé colonial de la Corse comparé au présent de personnages marqués souvent par leur engagement militant dans le nationalisme corse. Ce retour à la littérature est à méditer. Les livres d’Yves Courrière n’ont pas reçu de médaille du CNRS. Ils ont obtenu le grand prix de l’Académie française. Le serment sur la chute de Rome où les personnages intégrés dans une saga ou l’Algérie de la guerre et du présent occupe une place importante a obtenu le Prix Goncourt. La LLN est ainsi en Corse imbriquée dans le champ littéraire sur toute sa durée.

Suite à ces réflexions de combattants plus ou moins anciens en rupture de ban, suite à ces analyses désenchantées de journaliste essayiste, puis d’écrivain désabusé, on pourrait penser que le modèle algérien s’est éteint en ce début des années 2000.

[41] Dottelonde Pierre, Corse. La métamorphose, Levie, Albiana, 1987.

[42] Silvani Paul, Corse des années ardentes, Paris, Editions de l’albatros, 1976.

[43] ARC, Autonomia, Bastia,  Editions Arritti, 1974, p. 90.

[44] Ibid, p. 90.

[45] Simeoni Edmond, « U sangue d’Aleria », Aleria, Corte, Editions du Palazzu naziunale, décembre 1975, p. 5.

[46] Paris Match, n°1371, 6 septembre 1975, une.

[47] Simeoni Edmond, « La victoire de la gauche en France et la Corse », Temps modernes, octobre 1981, pp. 646-663.

[48] Carrington Dorothy, « Paoli et sa constitution (1755-1769) », Les annales historiques de la Révolution française, premier cahier 1979, p. 508.

[49] Ibid,, p. 653.

[50] Vanina, Corse. La liberté, pas la mort, Peyrehorade, Acratie, 1983, p. 121.

[51] Grimal Henri, La décolonisation de 1919 à nos jours, Bruxelles, Editions complexe, 1985, p. 330.

[52] Simeoni Edmond, Corse. La volonté d’être, Ajaccio, Editions Albiana, 1995.

[53] Talamoni Jean-Guy, Ce que nous sommes, Paris, Ramsay-DCL, 2001,  p. 171.

[54] Simeoni Edmond, 1995, op.cit., p. 27.

[55] Op. cit., p. 148.

[56] Guidici Nicolas, op. cit., p. 176.

[57] Ferrari Jerôme, Le serment sur la chute de Rome, Arles, Actes sud, 2012.

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