- Une martyrologie en relation avec l’Algérie
Et pourtant que disent les murs depuis vingt ans? Les bombages « FLNC » peints sans interruption depuis 1976, avec parfois l’ajout de la précision d’une variante sont la marque la plus éclatante de la prolongation du succès de cette voie idéologique pour une partie de l’opinion publique insulaire. Ceci est particulièrement visible dans le domaine de la martyrologie. La martyrologie nationaliste a été marquée en 1983 avec l’enregistrement du décès de Guy Orsoni, un militant du FLNC, causé par des adversaires de l’organisation. J’ai établi à l’occasion d’une table ronde organisée par la revue Etudes corses[58] comment c’est 20 ans auparavant que l’existence de martyrs, ceux de Ponte Novu, ceux du Niolu est mobilisée afin d’encourager l’action des militants nationalistes. Aussi, en 1987 quand décède le militant du FLNC Ghjuvan’Battista Acquaviva le discours qui lui est attaché reprend le champ lexical construit depuis le temps de sa venue au monde. Dans les brochures imprimées à sa mémoire en 1988, en 1997, il est rappelé comment il est attaché à la viticulture par son histoire familiale. C’est dans la ferme d’un rapatrié d’Algérie qu’il trouve la mort. Le lien entre la figure du martyr et la Guerre d’Algérie est rappelé dans divers textes. Ainsi, en 1997 Matteu Mantarini évoque les souvenirs de l’Algérie où il naquit dont il dénonce en le décrivant le régime colonial[59]. Originaire du Niolu, le militant défunt est comparé dans des poèmes et autres textes aux « Pendus du Niolu » de 1774 et plus particulièrement au plus jeune d’entre eux. A ses obsèques, où un hommage « militaire » fut rendu par le FLNC, c’est Edmond Simeoni qui prononce un éloge funèbre au jeune disparu montré comme un modèle à la jeunesse insulaire.
Racines historiques dans les luttes du XVIIIème, situation comparable à celle de l’Algérie, voici des éléments consubstantifs aux discours politiques d’Edmond Simeoni et aux discours laudatifs liés à la mémoire de Ghjuvan’Battista Acquaviva. Le FLNC n’a pas obtenu l’indépendance de la Corse 8 ou 9 ans après sa création comme certains pronostiqueurs pouvaient l’estimer réalisable à sa création. A partir de 2014, deux branches importantes de la clandestinité indépendantiste déclarent unilatéralement mettre fin à leurs activités militaires. En novembre 2017, pour les 30 ans de sa disparition, j’assiste sur la plus grande place de la cité d’Ile Rousse à une manifestation publique en mémoire de Ghjuvan’Battista Acquaviva. Sans que cela soit formellement énoncé, la question qui se pose à ce moment dans l’île est « que faire des martyrs en temps de paix? ». Une réponse ici proposée est l’institutionnalisation d’un martyr dans un contexte particulier, celui de la fin d’un conflit. C’est juste trois mois plus tard, le 6 février 2018, que le Président de la République française prononce un discours commémoratif à Ajaccio pour les 20 ans de la mort du préfet Claude Erignac. Se présentant symboliquement comme un chevalier défendant la veuve et les orphelins du préfet Erignac qualifié de « martyr laïc », le représentant du pouvoir central réanime la guerre des mémoires. Alors, tout le discours guerrier reliant Ponte Novu et l’Algérie est repris par une partie de l’opinion publique corse. J’observe des graffitis d’appel à la reprise des actions armées qui interpellent les élus de l’Assemblée de Corse bombés sur le site de la bataille en mai 2019 pour les 250 ans de l’événement.
Quand Massimu Susini, un militant nationaliste est assassiné en septembre 2019, tandis que deux comités antimafia sont crées, des graffitis comparant sa figure à celle de Ghjuvan’Battista Acquaviva sont peints. Dans ce contexte, je publie le livre Notes d’un voyage en Keurse[60]. J’y décris un conflit généralisé dans toute l’île entre les tenants d’une Corse autodéterminée et ceux d’une Keurse, objet de marchandisation et de profit. C’est alors qu’est assassiné Yvan Colonna en mars 2022. C’est des graffitis mettant dans la même lignée idéologique Ghjuvan’Battista Acquaviva, Massimu Susini et Yvan Colonna que l’on rencontre. Le sigle « FLNC » est peint depuis février 2018 beaucoup plus que dans la période précédente.
Conclusion
Ainsi, en 2022, la vision de l’histoire de Corse comme étant celle d’un territoire colonisé par la France depuis 1769 est très répandue dans l’opinion publique corse. C’est concentré dans le synthétique graffiti « 1769-2022 » bombé lors des manifestations qui suivirent l’agression mortelle d’Yvan Colonna. Elle correspond à la culture politique des organisations politiques nationalistes tant autonomistes qu’indépendantistes héritières de l’UNEC qui localement dans des communes comme Bastia, Porto Vecchio, dans trois des quatre circonscriptions électorales des élections, législatives, dans trois élections territoriales successives, remportent les élections depuis plusieurs années. Le sigle FLNC tire indiscutablement son origine de la Guerre d’Algérie. Le succès populaire de la pose de graffitis liés aux figures d’indépendantistes usant de la « lutte armée », de Ghjuvan’Battista Acquaviva ou d’Yvan Colonna, souvent accompagnés de la signature « FLNC » continue d’être important. Ainsi, en 2022, cela fait soixante ans que la Guerre d’Algérie est finie. C’est vrai. Mais dans l’expérience politique vécue, en 2022, pour nombre de ceux qui refusent le processus de métamorphose de la Corse en Keurse, la Corse est toujours la dernière wilaya de la guerre d’Algérie.
Nous sommes en un temps où, dans la recherche des chemins de la paix, les élus de la Corse sont en pourparlers avec les dirigeants de l’Etat français au sujet de l’autonomie de l’île. Nous sommes en un temps où les autorités françaises et les autorités algériennes, bien que le sujet soit évoqué lors de voyages présidentiels cette année encore, n’ont toujours pas opéré une « réconciliation »[61]. Je remarque que la Corse n’apparaît pas (sauf incidemment) dans l’équation proposée par Benjamin Stora dans son rapport publié sous le titre « France-Algérie. Les passions douloureuses »[62]. Pour ces raisons, il semble opportun, non, indispensable de connaître et tenir compte de… cette dimension de la Guerre d’Algérie, ou cette dimension de la question corse ?… de cette dimension de la société méditerranéenne présente afin de saisir les ressorts de l’action des forces en présence, les attentes des sociétés imbriquées afin que grâce à une politique mémorielle enfin en phase avec le terrain, elles construisent un futur soutenable.
[58] Bertoncini Pierre, « Le martyr nationaliste corse contemporain. Une figure à géométrie variable », Etudes corses, n° 87, octobre 2023, (Numéro en préparation).
[59] Mantarini Matteu, «L’enfant d’Alzipratu», in Ghjuvan Battista Acquaviva. L’eternu sguardu, Ajaccio, Editions A sumente, 1997, p. 104.
[60] Bertoncini Pierre, Notes d’un voyage en Keurse. Déterritorialisation, dépatrimonialisation et déculturation de la Corse au XXIe siècle, Paris, L’Harmattan, Collection Socio-anthropologie, 2022.
[61] Comme en témoigne la une du news Le point: « France et Algérie. L’héritage maudit. Emmanuel Macron se confie à l’écrivain Kamel Daoud », Le point, 12 janvier 2023, pp. 25-35.
[62]Stora Benjamin, France-Algérie. Les passions douloureuses. Rapport sur les questions mémorielles portant sur la colonisation et la guerre d’Algérie pour Monsieur le Président de la République, Emmanuel Macron, Paris, Albin Michel, 2021.