Mais jamais ce même thème si prisé ne s’exprima de plus belle façon que sous la plume d’Ignace Colombani (1908-1988), sans doute l’écrivain de langue corse dont la carrière coloniale aura été parmi les plus brillantes. Administrateur issu de l’ancienne École coloniale, devenu ensuite gouverneur au Niger, à l’Oubangui-Chari (actuelle Centrafrique), puis au Tchad, cet écrivain originaire de Morosaglia aura également largement déployé sa muse sur le territoire colonial. En effet, bien des poèmes réunis en 1960 dans Rime di Rustinu ont été écrits sur les rives du Niger ou du Chari[11]. A leur lecture, ceux-ci apparaissent comme autant de maillons d’une même chaîne expatriée, soudée quelque part entre Niamey et Birni n’Konni[12]. L’un de ces maillons, U Natale di quellu ch’e luntantu[13] fait ici figure d’excellente métaphore représentative, symbolisant bel et bien la situation de l’expatrié loin de chez lui et des siens. En voici un extrait :
« Luntanu e solu mi trovu
In sta notte di Natale ;
E dapoi ch’o mi movu,
Sog’è la sorte fatale,
Scunsulatu mi sô vistu
E da lu ricordu tristu
So ch’in lu mio paisolu
Ha sunata a campana,
Ch’ell’unn’ha sonu di dolu
E chi chjama a la luntana :
S’o la sentu, un possu vene
E quantunque, mi n’avvene !
Mi n’avenne ! Lu miô core
Batte cun lu battagliolu ;
Si ne vola cun amore
Culà, versu lu Figliolu
Chi Dio ci ha datu a tutti
Perch’eramu troppu brutti.
E mi pare stu bambinu,
Quellu di lu miô paese,
Bellu cum’un anghjulinu
Sott’a le miô stelle incese,
Ch’ellu dica, ellu minutu :
– Ma cum’è ch’un si venutu ?
Guarda chi, per strade e chjassi
Avanzanu li lampioni ;
Tutt’attenti a li so’ passi
Affrontanu li bughjoni.
Elli sô to’ paisani.
– Ma cum’elli sô luntani !
– Guarda, sô nu la miô stalla,
E fin’a l’Epifania
Tutta la folla s’installa
A tenemi cumpagnia.
Ma tu, duve si pigliatu ?
– Sô luntanu è disgraziatu ! »
« Loin et seul je me trouve
En cette nuit de Noël ;
Et depuis que m’active,
Sous le sort fatal,
Je me suis vu inconsolable
Attristé par le souvenir
Je sais que dans mon village
La cloche a sonné,
Qu’elle n’a pas un son de deuil
Et qu’elle appelle au loin :
Si je l’entends, je ne peux venir
Et malgré tout, je me souviens !
Je me souviens ! Mon cœur
Bat avec le battant ;
Il s’envole avec amour
Là-bas, vers le Fils
Que Dieu nous a donné à tous
Car nous étions trop sales.
Et cet enfant me semble,
Celui de mon village,
Beau comme un petit ange
Sous mes étoiles allumées,
Qu’il dise, lui chétif :
– Mais comment se fait-il que tu ne sois venu ?
Regarde que, par les routes et les sentiers
Avancent les lampions ;
Tous attentifs à ses pasIls affrontent la nuit noire.
Eux sont les tiens.
– Mais comme ils sont loin !
– Regarde, je suis dans mon étable,
Et jusqu’à l’Épiphanie
Toute la foule s’installe
À me tenir compagnie.
Mais toi, où es-tu parti ?
– Je suis loin et malheureux ! »
Le cas d’Ignace Colombani résume remarquablement cet état d’esprit ambiant au sein du giron littéraire insulaire, où parfois même la douleur du départ vient se greffer à celle de l’éloignement. Par la suite, l’auteur récidivera avec le recueil Ricordi [14], souvenirs d’enfance en prose, qui pour reprendre les mots de Jean-Marie Arrighi, « ùn si pò capiscia senza a spirienza di u campà for di Corsica[15] ». Revenu en Corse en 1956, soit à l’âge de quarante-huit ans et multi-récompensé, se consacra jusqu’à sa mort à son autre grande passion hormis celle de l’Afrique : la langue corse, notamment en participant au comité de rédaction d’une revue essentielle d’après-guerre : U Muntese.
Autre cas particulièrement intéressant, celui de Jean-Joseph Flori (1899-1972), plus connu sous le pseudonyme de Peppu Flori. Outre l’incontournable exil exhibé dans ses œuvres (particulièrement au sein de son recueil Ricordi dolci è amari [16]), ce fonctionnaire colonial collabora également dans les colonnes de plusieurs journaux parmi lesquels Tunis-Soir et La Corse Nord-Africaine. Ce dernier organe de presse retiendra plus particulièrement notre attention. Crée par la communauté corse de Tunisie, il paraîtra à Tunis du 29 mars 1925 au 26 juin 1926 comprenant au total 52 numéros. Comme tant d’autres exemples de presses coloniales corses, son but était clair, il s’agissait de défendre la voix de l’île :
« Ce que veut être ce journal : l’organe pur d’une union plus grande entre les nombreux Corses de l’Afrique du Nord qui ont tant d’intérêts communs à soutenir. Nous bannirons jalousement de nos colonnes les dissolvantes et stériles préoccupations de la politique pour ne nous consacrer entièrement qu’à l’intérêt général de la Corse et de ses enfants venus apporter ici, à leur grande patrie l’appui de leur activité… Nous parlerons de tout ce qui touche à son développement et de son mieux être… Nous traiterons sans nous lasser cette question primordiale des relations régulières entre la Corse et l’Afrique du Nord… Et puis, nous parlerons le patois de chez nous dont une Académie fixe actuellement les règles [17]».
Pour ce dernier cas, nous voyons donc bien comment la littérature, sous le support de la presse coloniale, permettait ainsi l’édification d’une remarquable passerelle entre la Corse et le continent africain, en même temps qu’une porte de visibilité extraordinaire octroyée à la langue corse.
Enfin, signalons qu’après cette expérience, certains auteurs verseront quant à eux dans l’antimilitarisme. C’est le cas de Sébastien Nicolaï, dit Sebastianu Dalzeto (1875-1963). D’ordinaire beaucoup plus connu il est vrai pour son Pesciu Anguilla paru en 1930 (premier roman écrit entièrement en langue corse), ce bastiais de cœur servit aussi dans la coloniale avant de la quitter brutalement. Revenu d’abord à Paris, puis en Corse après la première guerre mondiale, il pratiqua le journalisme et fonda même le mouvement politique La Corse Rouge en 1921, dans lequel il put exprimer l’essence de son engagement, à la fois humaniste et révolutionnaire. En ce qui concerne son œuvre, il nous faut ici creuser dans sa partie d’ordinaire la moins prisée, soit celle écrite en langue française. Ses divers recueils poétiques se font souvent en effet l’écho de ses déclarations : Les Virulentes (1917), Poèmes d’amour et de révolte (1919), Mystiques et profanes (1950).
Ce segment nous a permis de constater le nombre conséquent d’écrivains corses engagés dans la carrière coloniale et comment ceux-ci ont su, avec des niveaux d’approches différents, retranscrire cette expérience dans leurs vers. Pour Versini ou Colombani, celle-ci reluit essentiellement à travers le prisme de l’exil et du mal du pays. À l’inverse pour Dalzeto, véritable exception littéraire insulaire, c’est avant tout l’idéologie communiste qui caractérisa la plume acerbe de ce seul écrivain corse, le seul de cette époque que l’on pourrait véritablement qualifier d’« anticolonial ».
Cette partie, au fil de ces diverses évocations, nous a donc permis de tisser une première esquisse contemporaine à l’événement lui-même, ce dernier ainsi forgé et imagé au creux de son temps. Une période ample où, nous l’avons vu, la douleur de l’exil emprunte à la nostalgie et quelquefois même, au devoir patriotique. Un prolongement de cette première esquisse a lieu durant les années 1950 et 1960, à l’heure où la chanson corse connaît un certain essor. Cette période voit en effet la floraison de nombreux chanteurs populaires reprenant à leur tour les particularités du destin colonial. L’un d’eux, Antoine Ciosi, interprète ainsi le Lamentu di u culuniale[18]. À l’image des précédentes pièces poétiques évoquées plus haut, il met en scène un protagoniste présent sur le continent africain en proie à la nostalgie et au mal du pays.
In le fureste di l’Africa nera
Corsica amata eiu sonniu di tè
Sempre pensendu à la più dolce terra
Sola speranza di vita per mè
O giuventù dolci tempi passati
O tù per noi era pront’à fiurì
O giuvanettu dolci serinati
Oghje luntanu mi sentu svanì[19].
Mais dans ces deux premiers couplets, c’est surtout le rapport à la jeunesse qui s’avère digne d’intérêt. Le personnage présente la sienne dans un stade embryonnaire, prêt à fleurir mais interrompu sur le vif, comme une évocation de tous ces Corses pris et envoyés loin de chez eux dès le plus jeune âge. Plus loin, le protagoniste s’adresse ensuite à ses « frères » du pays engagés à leur tour dans l’aventure coloniale. Dans une démarche de partage, celui-ci confesse les bouffées de nostalgie qui l’assaillent à la nuit tombée. Lui vient alors en mémoire l’animal emblématique de la Corse, le mouflon, gambadant dans les montagnes de l’île en liberté et cette esquisse métaphorique permet quant à elle de tisser un contraste avec la « prison » que constitue pour l’expatrié le continent africain.
Fratelli corsi d’ogni culunie
Quandu la notte principia à falà
Eiu rivecu e muntagne fiurite
Duve và la muvra sempre in libertà[20].
Enfin, précisons que ce sujet a également été traité sous le versant humoristique, alors très prisé à cette époque par l’ensemble des chanteurs populaires insulaires. Le plus bel exemple reste Le Quartier maître interprété par Charles Rocchi. Comme son titre l’indique, la chanson met en scène un quartier-maître s’adressant à sa dulcinée à son retour d’Indochine. Sur un mode bon enfant, il lui détaille tous les objets qu’il lui a rapportés faisant plus penser à un voyage touristique qu’une mission militaire[21], promet de la promener en pousse-pousse dans les rues de l’Île Rousse, évoque même brièvement l’adultère[22], jusqu’à comparer les spécialités culinaires corses et asiatiques[23].
Cependant, affirmer que ce prototype plutôt édulcoré et mélancolique constitue une vision d’ensemble unique et partagée par la totalité de la sphère littéraire insulaire serait erroné. Durant l’entre-deux-guerres se développa un entrefilet idéologique nettement plus critique vis-à-vis du fait colonial, à savoir celui du courant de pensée autonomiste. Il nous faut en effet à présent nous pencher sur cette brève période durant laquelle la si prisée « aventure » revêtit pour la première fois des traits de l’idéal trompeur.
[11] COLONNA D’ISTRIA Camille in COLOMBANI Ignaziu, Ricordi, Ajaccio, CRDP/Università di Corsica, 1997, Introitu, p. VII.
[12] Parmi lesquels nous pouvons relever Ricordi, Ritornu ou encore Primu Nuvembre.
[13] COLOMBANI Ignaziu, Rime di Rustinu, Bastia, Edizioni di u Muntese, 1960, pp. 48-49.
[14] Souvenirs.
[15] « Ne peut se comprendre sans l’expérience du vécu hors de Corse ». ARRIGHI Jean-Marie in COLOMBANI Ignaziu, Ricordi, Ajaccio, CRDP/Università di Corsica, 1997, Introduction, p. I.
[16] Souvenirs doux et amers.
[17] La Corse Nord-Africaine, 29 mars 1925.
[18] La Complainte du Colonial.
[19] Dans les forêts de l’Afrique noire
Corse aimée je rêve de toi
Pensant toujours à la plus douce terre
Seul espoir de vie pour moi.
O jeunesse doux temps passés
Toi qui pour nous était prête à fleurir
O jeune homme douces sérénades
Aujourd’hui loin je me sens évanouir.
[20] Frères corses de chaque colonie
Lorsque la nuit se présente
Je revois les montagnes fleuries
Où paissent les mouflons toujours en liberté.
[21] J’ai rapporté pour toi de belles choses
Des beaux foulards de soie en rouge, en rose
Un singe, une guenon, des éventails
Et tous les souvenirs de Shanghaï
[22] J’ai quitté ma belle tonkinoise
C’est pour toi, ma charmante corsoise
[23] J’en ai assez de tout ce riz bouilli
Ça vaut pas la polenta du pays