Le fait colonial au prisme de l’autonomisme
Pour l’île, l’entre-deux-guerres fut également marqué par l’émergence du courant autonomiste[24], symbolisé principalement par le journal A Muvra[25] (1920-1939) qui mettra en scène une remise en question de l’appartenance française[26]. Avec son corollaire politique le Partitu Corsu d’Azzione[27] (PCA), celui-ci porta une série de revendications pour l’île (statut d’autonomie, enseignement obligatoire pour la langue corse…), édifiant par ailleurs un nouveau système de représentations historiques. Le « fait colonial » n’est pas absent de ces revendications, et se voit généralement assimilé à un traitement de faveur. Une idée fait en effet surface : la Corse est délaissée au profit des africains. De nombreuses productions textuelles et imagières présentes au sein de leurs colonnes alimenteront cette impression qui témoigne d’une méconnaissance profonde des réalités[28]. Mais c’est surtout la douleur de le voir se vider inexorablement de sa population qui sera l’objet de toutes les préoccupations, renforçant le sentiment d’abandon au sein des consciences[29].
Une douleur qui prête aussi à la contrainte, notamment chez l’abbé Dominique Carlotti, dit Martinu Appinzapalu (1877-1948), figure incontournable de A Muvra. N’ayant pourtant jamais mis les pieds sur le continent africain, l’ecclésial dépeint néanmoins cette même peine ressentie dans l’une de ses historiettes intitulée Ghjuvan Petru si ne và ! [30], présente au sein de son recueil Raconti e fole di l’Isula persa[31]. Mettant en scène un vieil homme auquel son jeune filleul fait part de sa décision de quitter la Corse afin de s’installer au Maroc en tant que forgeron, cette triste chronique permet à l’auteur de dresser un premier bilan quant à l’état de délabrement économique et démographique du sol insulaire, insistant par la même occasion sur les méandres et autres fatalités d’une « Île perdue » :
« Mi ti voltu. Mi paria di sente un passu… In fatti ti vecu affaccà in capu di e strette, a faccia di Ghjuvan Petru, Ghjuvan Petru u mio figlianu. Currimu è ci abbraccemu caramente.
– Allora dunde, sta mane di bon’ora ?
– A saperete ! Partu ancu eiu !
– Cumu ! Parti tù ?
– Partu à u Maroccu, cum’è stazzunaru !
– Cum’è stazzunaru ?… È quì, ùn ci hè più da fà ?
– Quì è culà ? Fame è miseria ! Si parte per forza. Aghju quattru figlioli. Hè trè anni ch’io scumbattu : ùn ci hè travagliu chì ùn ci hè più farri, nè boi, nè nimu. Custannu mi sò decisu à suminà appena di granu, è ch’aghju buscu ? Mancu a mio sumente ! Aghju giratu è cercu. Bisogna à sbirbà di sti lochi, affari ùn si ne face in Corsica ! Allora chì vulete ? Addiu case è chjosi è buttacciu è stazzona. À vedeci, à vedeci, vi scriveraghju Babbucciu caru.
– Vai, chì u Signore t’accumpagni !
Una lagrima mi zirlò da l’ochji annantu a pippa ! Ùn mi surtì di bocca altra parolla.
Ma quand’io vidi à Ghjuvan Petru, u mio figlianu, un Ercule di trent’anni, eroe di guerra, babbu di quattru figliulelli, scapulà solu solu l’ultimu pughjolu in cima di u paese, u mio core intrò in santavugliu è u mio cerbellu in ciatafine…
– Isula persa, cridai, Isula persa ![32] »
« Je me retourne. Il me semblait entendre un pas… En fait je vois au bout de la ruelle, le visage de Ghjuvan Petru, Ghjuvan Petru mon filleul. Nous courrons l’un vers l’autre et nous embrassons chaleureusement.
– Alors, où vas-tu ce matin de bonne heure ?
– Vous le savez ! Je pars moi aussi !
– Comment ! Tu pars, toi ?
– Je pars au Maroc, comme forgeron !
– Comme forgeron ?… Et ici, il n’y a plus rien à faire ?
– Ici ? Faim et misère ! La force nous contraint à partir. J’ai quatre fils. Voilà trois ans que je m’affaire : il n’y a pas de travail car il n’y a plus de fers, ni de bœufs, ni personne. Cette année je me suis décidé à semer un peu de blé, et qu’ai-je gagné ? Même pas ma propre semence ! J’ai tourné et cherché. Besoin de décamper de ces lieux, aucune chose ne se fait en Corse ! Alors que voulez-vous ? Adieu maison, enclos, soufflet et forge. Au revoir, au revoir, je vous écrirai chère petit père.
– Va, que le Seigneur t’accompagne !
Une larme me gicla des yeux sur ma pipe ! Aucune autre parole ne sortit de ma bouche.
Mais lorsque je vis Ghjuvan Petru, mon filleul, un Hercule de trente ans, héros de guerre, père de quatre rejetons, franchir seul le dernier tertre au sommet du village, mon cœur entra en épouvante et mon cerveau en ébullition…
– Île perdue, criai-je, Île perdue ! »
Durant l’entre-deux-guerres, cet entrefilet autonomiste se distingua donc par le développement d’un point de vue résolument à contre-courant de l’appareil discursif d’alors. Pour la première fois se dresse alors l’image d’une île ruinée, délaissée par la France et l’aventure coloniale y fait figure de stratagème destiné à vider l’île de ses habitants et accentuer son délabrement économique. Cependant, il faudra attendre au moins trois décennies pour que ce discours ne se généralise peu à peu.
Les années 1970 ; quand le colonisateur devint colonisé
L’avènement des années 1970 marque avec lui l’amorçage d’un nouveau cycle, à la fois symbole et concrétisation des différentes mutations engrangées au cours des dernières décennies. Privant désormais de nombreuses familles corses d’éventuelles ambitions nourries à l’encontre de leur progéniture, la chute de l’Empire colonial français entrainera ainsi un net retournement des cœurs qui inondera toutes les sphères sociétales insulaires, y compris du côté de la littérature. Cette dernière, nous le verrons, illustrera parfaitement l’apanage de cette nouvelle ère où dominera le « Vivre et mourir au pays ». Idée majeure – et peut-être même principale – du Riacquistu[33], ce vibrant appel à la terre se retrouvera notamment au sein des poésies de Ghjuvan Teramu Rocchi dont certaines furent mises en musique par l’un des groupes parmi les plus revendicatifs de l’époque, I Muvrini. L’une d’elles, Quale serà[34]figurant au sein de l’album au titre par ailleurs très éloquent È campà quì [35] (Ricordu, 1981), illustre bien les contours de cette nouvelle voie empruntée. Evoquant les vicissitudes liées aux départs des nombreux insulaires à travers les yeux d’un jeune homme refusant de franchir la mer, cette chanson comporte par ailleurs un couplet particulièrement intéressant :
« Da un Africa’à quill’altra
Da tamburi à trumbittoni
Quand’omu s’hà straziatu
Quellu coppiu di galloni
Pè u figliolu si spera
Avà c’un ci n’hè piu guerre
Scuncagnata una carreria
In tenuta d’officiale.
Quale serà issu giuvanottu
Ch’ùn vole andà da mare in là
Quale serà u vostru sì
Ch’hà sceltu d’esse è campà quì. »
« D’une Afrique à l’autre
Des tambours aux clairons
Lorsque l’homme s’est arraché
Son précieux couple de galons
Pour le fils on espère
Maintenant que les guerres sont terminées
Lui octroyer une carrière
En tenue d’officier.
Qui est donc ce jeune homme
Qui ne veut pas franchir la mer
Qui est-il donc, le vôtre peut-être
Qui a choisi d’être et vivre ici. »
Pointant ainsi du doigt cette vague de partances, sous couvert de quête effrénée de promotions sociales, nous aurons compris qu’il n’est ici plus question désormais d’exil ou d’une quelconque mélancolie. En effet, aux sentiments d’injustice et de tromperie s’ajouteront dorénavant la défiance, voire l’aversion envers ce qui ne fut qu’un débouché trompeur, privant en réalité la Corse de bon nombre de ses enfants.
À ce titre, l’année 1962 marque en effet un tournant. Car cet effondrement colonial, en plus d’enterrer définitivement un tremplin grandement prisé, va également entrainer le retour des rapatriés d’Algérie dont environ 17 000 viendront s’installer en Corse. Ces derniers prospéreront dans la culture du vin au sein de terrains parfois attribués de façon abusive par l’État dans une île caractérisée par un état de vide à la fois économique et démographique. La population chute en effet à un chiffre historiquement bas de 190 000 habitants. Les tensions ne tarderont pas à émerger, trouvant leur point d’orgue avec le drame d’Aleria[36].
Une situation que couchera également sur le papier l’écrivain Michele Poli (1924-2007) dans son unique roman U Cimiteriu di l’elefanti[37], œuvre majeure du Riacquistu ayant pour cadre un village situé dans la Plaine Orientale, témoin des multiples transmutations que connaitra la micro-région à partir des années 1960. Paru en 1984, le livre s’ouvre en outre avec une citation d’Adolphe Blanqui datant de 1838 qui semble à elle seule annoncer la couleur de l’ouvrage : « Un sò ciò ch’ella vale a Mitidja di l’Africa di u Nordu, ma vorrebi chi i mio cumpatriotti sapissinu ch’ella esiste à vinti-quatt’ore di Tulò una Mitidja paragunevule à a Terra Prumessa è bona pè tutte e culture [38] ». Le célèbre économiste français pointait du doigt les potentialités de l’île lorsque la majeure partie des élites avait les yeux rivés sur le continent africain. Michele Poli reprend cette phrase plus d’un siècle plus tard pour signaler que cette Terre Promise est désormais cultivée mais pas par les bonnes personnes. Un constat qui trouvera son point d’orgue au cours de son septième et dernier chapitre intitulé I Pedineri[39]. Le moins que l’on puisse dire, c’est que l’auteur ne se montre pas des plus tendres avec le déferlement de ces nouveaux arrivants. En effet, il va même jusqu’à inventer un néologisme verbal à partir du terme Pieds-noirs, pour montrer ô combien en ce temps la côte orientale pedinerava[40] : « È cusì, ghjornu à ghjornu, palmu à palmu, quella taccone d’inchjostru s’allargava pè isse nostre terre, più assitata è più ingorda che mai. In issa statina di u 1961, a Costa Orientale pedinerava…[41] »
Cet extrait résume donc bien la conviction de cette nouvelle éclosion littéraire où l’Algérie tiendra également une place prépondérante. A cet égard, nous en référerons à la poésie L’Algerìa[42], écrite et mise en musique par Denis Mollard, dans laquelle – et peut-être pour la première et unique fois – est clairement établie une jonction entre l’Algérie et Aleria. Comme si une page désormais achevée laissait à présent la place à l’autre, à peine en train de s’ouvrir.
« Mi ricordu in Algerìa
Quanti figlioli in la tomba
Sò partuti da Bastia
In una nuttata prufonda
Tanti Corsi cum’è mè
Sò partuti per tumbà
Ghjente chì oghje cum’è mè
Stràzianu a libertà
Ripigliu :L’anu mandatu l’armata
Impuntati cù i fucili
Èramu in tempi di guerra
In tempu di l’Algerìa
Mi ricordu un’Algeriana
Inguatrata da l’armata
Difendia la so terra
Ùn avia ch’è vint’anni
Quandu a sera m’addurmentu
Pensu à tutti sti mumenti
À ste famiglie à sti pienti
Inghjuliati culà
Mi ricordu di sta mamma
Chì abbracciava lu so maritu
U mughju di sta figliola
Davanti à u babbu feritu
Ne aghju tantu rimorsu
Si rivolta lu mio sangue
Pensendu à tanti morti
Tutti cuperti di sangue
Mi ricordu in Alèria
Sò sbarcati cù i canoni
Piazza Santu Niculà
Èramu in occupazione
Babbu hè mortu in Ponte Novu
A Francia ùn si ne hè scurdata
À mè mi anu incarceratu
Per via di a mio casata
Ripigliu :Ci anu mandatu l’armata
Impuntati cù i fucili
Ci anu mandatu l’armata
Mi ricorda l’Algerìa »
« Je me souviens en Algérie
Combien de fils dans la tombe
Sont partis de Bastia
En une nuit profonde
Tant de Corses comme moi
Sont partis pour tuer
Des gens qui aujourd’hui comme moi
Souffrent la liberté
Refrain :Ils leur ont envoyé l’armée
Repoussés avec des fusils
Nous étions en temps de guerre
Au temps de l’Algérie
Je me souviens une Algérienne
Encerclée par l’armée
Elle défendait sa terre
Elle n’avait que vingt ans
Quand je m’endors le soir
Je pense à tous ces moments
À ces familles, à ces pleurs
Humiliés là-bas
Je me souviens de cette mère
Qui embrassait son mari
Le cri de cette fille
Devant son père blessé
J’en ai tant de remords
Mon sang se révolte
Pensant à tant de morts
Tous couverts de sang
Je me souviens à Aleria
Ils ont débarqué avec les canons
Place Saint Nicolas
Nous étions en occupation
Père est mort à Ponte Novu
La France ne l’a pas oublié
À moi ils m’ont incarcéré
A cause de mon nom de famille
Refrain :Ils nous ont envoyé l’armée
Repoussés avec des fusils,
Ils nous ont envoyé l’armée
Ça me rappelle l’Algérie »
[24] C’est en 1914 qu’est effectuée la première demande d’autonomie politique pour l’île. Elle est le fait de la revue A Cispra parue en mars et dirigée par Xavier Paoli et Jacques-Toussaint Versini, deux instituteurs de la région de Marignana.
[25] Le Mouflon. Le journal est fermé en 1939, accusé d’accointance avec le régime fasciste italien. Voir POLI Jean-Pierre, Autonomistes corses et irrédentisme fasciste (1920-1939), Ajaccio, DCL, 2007.
[26] Parti Corse d’Action. À noter que cette mémoire de l’autonomisme de l’entre-deux-guerres fut en grande partie rassemblée à la fin des années 1980 par l’un de ses anciens activistes, Hyacinthe Yvia-Croce, au sein d’un ouvrage. Voir YVIA-CROCE Hyacinthe, Vingt années de corsisme (1920-1939), Ajaccio, Cyrnos et Méditerranée, 1987.
[27] Parti Corse d’Action.
[28] Très présent au sein du journal, l’univers de la caricature donne un aperçu intéressant de ce traitement de faveur. Ainsi, le 5 février 1922, une caricature intitulée A piu bella (La plus belle) met en scène un dialogue entre l’allégorie de la Corse (généralement une jeune femme vêtue de noir) et une autre nommée la Congolaise. Alors que la Corse lui demande « Comment se fait-il que la France te donne bijoux, chemins de fer, canaux, paquebots confortables, alors qu’elle me laisse dans la plus profonde misère ? » la Congolaise répond « Parce que je suis plus jolie que toi. ». Voir PIETRERA Ange-Toussaint, « Imaginaires nationaux et mythes fondateurs ; la construction des multiples socles identitaires de la Corse française à la geste nationaliste », Thèse soutenue à l’Université de Corse, 2015, pp. 314-335.
[29] Là encore, l’univers de la caricature peut nous être d’un précieux appui. Parue au début des années 1930 dans A Muvra, U scappa-scappa (la fuite) représente l’allégorie de la Corse en train de se vider de ses entrailles. La population de l’île sort de son ventre pour se rendre vers une multitude de maisons aux alentours ; l’une d’elles porte l’écriteau Culunie (Colonies). A Muvra, 3-10 octobre 1932.
[30] Jean-Pierre s’en va.
[31] Contes et légendes de l’Île Perdue.
[32] « Ghjuvan Petru s’en va ! » in APPINZAPALU Martinu, Raconti è fole di l’Isula Persa, Ajaccio, CRDP/Università di Corsica, 1997, pp. 30-31.
[33] Littéralement, la « réappropriation ». Ce néologisme en langue corse fut utilisé pour la première fois pour caractériser le phénomène de revivification culturelle que connut la Corse durant les années 1970, notamment au sein des sphères du chant et de la littérature.
[34] Qui est-il ?
[35] Et vivre ici.
[36] Le 21 août 1975, une vingtaine d’hommes, emmenés par le docteur Edmond Simeoni, leader de l’ARC (Action pour la Renaissance de la Corse) occupent la cave du viticulteur pied-noir Henri Depeille. L’assaut ordonné le lendemain fera deux morts parmi les forces de l’ordre et un blessé grave chez les occupants. Voir DOTTELONDE Pierre, Corse la métamorphose, Ajaccio, Albiana, 1987.
[37] Le cimetière des éléphants.
[38] « Je ne sais pas ce que vaut la Mitidja d’Afrique du Nord, mais je voudrais que mes compatriotes sachent qu’il existe à vingt-quatre heures de Toulon une Mitidja comparable à la Terre Promise et bonne pour toutes les cultures ». Michele POLI, U cimiteriu di l’elefanti, Pigna, Academia d’i Vagabondi.
[39] Les Pieds-noirs.
[40] Grouillait de Pieds-noirs.
[41] « Et ainsi, jour après jour, peu à peu, cette immense tache d’encre s’élargissait sur nos terres, plus assoiffée et gourmande que jamais. En cet été 1961, la Côte orientale grouillait de Pieds-Noirs ». Michele POLI, op. cit., p. 193.
[42] L’Algérie. DE ZERBI Ghjermana, Cantu nustrale. Racolte d’usanze nostre, Ajaccio, Albiana, 2009, pp. 360-361. Elle fut par ailleurs chantée par le groupe I Cumpagni di l’Avvene.